Érasme de Rotterdam, Lettre d’Érasme à Dorpius 1515
Traduction Pierre de Nolhac 1936
I. — Ta lettre ne nous a pas été remise, mais pourtant un ami m’en a montré à Anvers une copie, qu’il avait reçue je ne sais comment. Tu déplores l’édition peu opportune de la Folie, tu approuves fort notre zèle à restituer le texte de Jérôme, tu nous détournes de l’édition du Nouveau Testament. Cette lettre de toi, mon Dorpius, est si loin de m’avoir le moins du monde offensé, que tu m’es devenu depuis beaucoup plus cher, bien que tu m’aies été toujours très cher, tant il y a de sincérité dans tes conseils, d’amitié dans tes avis, de tendresse dans tes objurgations. C’est le propre de la charité chrétienne, même lorsqu’elle est le plus sévère, de garder la saveur de sa douceur native. On me remet chaque jour beaucoup de lettres d’érudits, qui me nomment la gloire de la Germanie, qui me comparent au soleil et à la lune, et qui m’accablent plutôt qu’ils ne me parent des titres les plus splendides. Que je meure, si jamais une de ces lettres m’a fait autant de plaisir que la lettre d’objurgation de mon Dorpius ! Paul a eu raison de dire que la charité ne pèche pas : si elle flatte, c’est qu’elle tâche d’être utile ; si elle se fâche, ce n’est point dans un but différent.
II. — Et plût au ciel qu’il me fût permis de répondre à loisir à ta lettre, pour m’acquitter envers un ami tel que toi ! Je désire vivement que tout ce que je fais recueille ton approbation. Je fais un si grand cas de ton esprit presque céleste, de ton érudition unique, de ton jugegement si éminemment perspicace, que le suffrage du seul Dorpius a pour moi plus de prix que mille autres. Mais, encore malade de la traversée, fatigué d’avoir été à cheval, et, de plus, occupé à ranger mes petits bagages, j’ai trouvé préférable de te répondre tant bien que mal, plutôt que de laisser un ami dans cette opinion, soit que tu l’aies conçue de toi-même, soit que d’autres te l’aient insinuée, qui t’ont suborné pour écrire cette lettre, afin de jouer leur rôle sous le masque d’autrui.
III. — D’abord, pour parler franc, je suis presque aux regrets d’avoir publié la Folie. Ce petit livre n’a pas laissé de me procurer un peu de gloire, ou, si tu aimes mieux, de réputation. Mais moi, je ne tiens guère à la gloire où se mêle l’envie. D’ailleurs, grands Dieux, qu’est-ce que tout ce qu’on appelle communément la gloire, sinon un nom absolument vide que nous a légué le paganisme ? Il est resté plus d’une expression de ce genre chez les chrétiens, qui appellent immortalité la réputation qu’on laisse à la postérité et vertu le goût des lettres quelles qu’elles soient. En publiant tous mes livres, mon unique but a toujours été de faire par mon travail œuvre utile ; et, si je ne pouvais y réussir, de ne pas faire du moins œuvre nuisible.
IV. — Aussi, tandis que nous voyons même des grands hommes abuser de leur culture pour donner libre cours à leurs passions : l’un chantant ses ineptes amours, un autre flattant ceux qu’il veut amadouer, un autre en butte aux injures riposter à coups de plume, un autre se faire lui-même son joueur de flûte et surpasser en exaltant ses propres louanges n’importe quel Thrason ou quel Pyrgopolinice, moi, en dépit de mon mince talent et de ma courte science, j’ai toujours visé pourtant à être, si je le pouvais, utile ; ou sinon, à ne blesser personne. Homère a assouvi sa haine contre Thersite par une cruelle hypotypose… Platon, que de gens n’a-t-il pas égratignés nommément dans ses dialogues ! Qu’a épargné Aristote, lui qui n’a épargné ni Platon ni Socrate ? Démosthène a eu son Eschine à pourfendre, Cicéron a eu son Pison, son Vatinius, son Salluste, son Antoine. Combien en est-il que Sénèque nommément raille et attaque ! Si l’on passe en revue les modernes, Pétrarque contre un médecin, Laurent contre le Pogge, Politien contre Scala se sont