Pétrarque, L’Ascension du mont Ventoux 26 avril 1336, la date de la lettre qui raconte cette ascension est discutée.
Traduction Victor Develay 1880
’ai fait aujourd’hui l’ascension de la plus haute montagne de cette contrée que l’on nomme avec raison le Ventoux, guidé uniquement par le désir de voir la hauteur extraordinaire du lieu. Il y avait plusieurs années que je nourrissais ce projet, car, comme vous le savez, je vis dès mon enfance dans ces parages, grâce au destin qui bouleverse les choses humaines. Cette montagne, que l’on découvre au loin de toutes parts, est presque toujours devant les yeux. Je résolus de faire enfin ce que je faisais journellement, d’autant plus que la veille, en relisant l’histoire romaine de Tite-Live, j’étais tombé par hasard sur le passage où Philippe, roi de Macédoine, celui qui fit la guerre au peuple romain, gravit le mont Hémus en Thessalie[1], du sommet duquel il avait cru, par
ouï-dire, que l’on apercevait deux
mers : l’Adriatique et l’Euxin.
Est-ce vrai ou faux ? Je ne puis
rien affirmer, parce que cette
montagne est trop éloignée de
notre région, et que le dissentiment
des écrivains rend le fait
douteux. Car, pour ne point les
citer tous, le cosmographe Pomponius
Méla déclare sans hésiter
que c’est vrai[2] ; Tite-Live
pense que cette opinion est
fausse[3]. Pour moi, si l’exploration
de l’Hémus m’était aussi
facile que l’a été celle du Ventoux,
je ne laisserais pas longtemps
la question indécise. Au surplus, mettant de côté la
première de ces montagnes pour
en venir à la seconde, j’ai cru
qu’on excuserait dans un jeune
particulier ce qu’on ne blâme
point dans un vieux roi.
Mais quand je songeai au choix d’un compagnon, chose étonnante ! pas un de mes amis ne parut me convenir sous tous les rapports. Tant est rare, même entre personnes qui s’aiment, le parfait accord des volontés et des caractères ! L’un était trop mou, l’autre trop actif ; celui-ci trop lent, celui-là trop vif ; tel trop triste, tel trop gai. Celui-ci était plus fou, celui-là plus sage que je ne voulais. L’un m’effrayait par son silence, l’autre par sa turbulence ; celui-ci par sa pesanteur et son embonpoint, celui-là par sa maigreur et sa faiblesse. La froide insouciance de l’un et l’ardente activité de l’autre me rebutaient. Ces inconvénients, tout fâcheux qu’ils sont, se tolèrent à la maison, car la charité supporte tout et l’amitié ne refuse aucun fardeau ; mais, en voyage, ils deviennent plus désagréables. Ainsi mon esprit difficile et avide d’un plaisir honnête pesait chaque chose en l’examinant, sans porter la moindre atteinte à l’amitié, et condamnait tout bas tout ce qu’il prévoyait pouvoir devenir une gêne pour le voyage projeté. Qu’en pensez-vous ? À la fin je me tourne vers une assistance domestique, et je fais part de mon dessein à mon frère unique, moins âgé que moi et que vous connaissez bien. Il ne pouvait rien entendre de plus agréable, et il me remercia de voir en lui un ami en même temps qu’un frère.
Au jour fixé, nous quittâmes la maison, et nous arrivâmes le soir à