Wikisource:Extraits/2017/45

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Romain Rolland, Mahatma Gandhi 1930


MAHATMA GANDHI


LA GRANDE ÂME
MAHATMA…[1]
l’Homme qui s’est fait un
avec l’Être de l’univers.


I

De tranquilles yeux sombres. Un petit homme débile, la face maigre, aux grandes oreilles écartées. Coiffé d’un bonnet blanc, vêtu d’étoffe blanche rude, les pieds nus. Il se nourrit de riz, de fruits, il ne boit que de l’eau, il couche sur le plancher, il dort peu, il travaille sans cesse. Son corps ne semble pas compter. Rien ne frappe en lui, d’abord, qu’une expression de grande patience et de grand amour. Pearson, qui le voit en 1913, au Sud-Afrique, pense à François d’Assise. Il est simple comme un enfant[2], doux et poli même avec ses adversaires[3], d’une sincérité immaculée[4]. Il se juge avec modestie, scrupuleux au point de paraître hésiter et de dire : « Je me suis trompé » ; ne cache jamais ses erreurs, ne fait jamais de compromis, n’a aucune diplomatie, fuit l’effet oratoire, ou mieux n’y pense pas[5] ; répugne aux manifestations populaires que sa personne déchaîne, et où sa chétive stature risquerait, certains jours, d’être écrasée, sans son ami Maulana Shaukat Ali, qui lui fait un rempart de son corps athlétique ; littéralement malade de la multitude qui l’adore[6] ; au fond, ayant la méfiance du nombre et l’aversion de la Mobocracy, de la populace lâchée ; il ne se sent à l’aise que dans la minorité, et heureux que dans la solitude, écoutant la still small voice (la petite voix silencieuse), qui commande[7]


Voici l’homme qui a soulevé trois cent millions d’hommes, ébranlé le British Empire, et inauguré dans la politique humaine le plus puissant mouvement depuis près de deux mille ans.

  1. C’est le sens littéral de ce nom, qui fut décerné à Gandhi par le peuple de l’lnde : Mahâ, grande ; Atmâ, Âme. Le mot remonte aux Upanishads, où il désigne l’Être suprême, et, par communion de connaissance et d’amour, ceux qui s’unifient à lui :

    Il est l’Un lumineux, le Créateur de Tout, le Mahâtmâ,
    Toujours dans le cœur des peuples établi,
    Révélé par le cœur, par l’intuition, par l’intelligence,
    Celui qui le connaît, il devient immortel.

    Tagore, visitant en décembre 1922 l’Ashram (retraite favorite de Gandhi), cita ce beau verset, en l’appliquant à l’apôtre.

  2. C.-F. Andrews, qui ajoute : « Il rit comme un enfant, et il adore les enfants ».
  3. « Peu d’hommes peuvent résister au charme de sa personnalité. Ses plus violents adversaires sont rendus courtois par sa belle courtoisie ». (Joseph J. Doke).
  4. « Tout écart de la vérité, même en passant, lui est intolérable ». (C.-F. Andrews).
  5. « Il n’est pas un orateur passionné ; sa manière est calme et lente ; il s’adresse surtout à l’intelligence. Mais sa tranquillité place les sujets sous le jour le plus limpide. Ses inflexions de voix sont peu variées, mais d’une sincérité intense. Jamais il n’agite les bras, il remue rarement un doigt en parlant. Sa parole lumineuse, qui s’exprime par sentences nerveuses, emporte la conviction. Il ne lâche aucun point, avant d’être sûr qu’il est bien compris ». (Joseph J. Doke).
  6. Young India, 2 mars 1922. (Les dates citées au bas des pages de cette Étude se réfèrent aux articles de Gandhi publiés dans le vol. Young India).
  7. Ibid.