Octave Mirbeau, Un gentilhomme 1920
LIVRE PREMIER
I
Le 1er mars de l’année 1877 fut la date importante de ma vie, et je me rappelle, avec une extraordinaire précision, tous les détails, même les plus indifférents, qui marquèrent cette journée en traits pourtant si effacés et qui, aujourd’hui, après tous les événements, intimes et publics où je fus mêlé, l’éclairent, pour moi seul, d’une sorte de majesté historique. Que le lecteur se montre indulgent à la futilité de ces premiers souvenirs, en raison de l’émotion qu’ils renouvellent en mon cœur, et qu’il sache que ce n’est pas seulement pour lui que j’écris ces pages, mais surtout pour moi qui éprouve, à les revivre, une joie âpre et forte — du moins je me le figure.
Donc, le 1er mars de l’année 1877, par un vilain temps aigre et brumeux, je débarquai, le soir, à huit heures, sur le quai de la petite gare de Sonneville-les-Biefs. Nous avions près de trois heures de retard ; il nous avait fallu attendre, en divers embranchements, des correspondances qui n’arrivent jamais. La lenteur exaspérante du train, les longs arrêts aux stations, cette journée grise et maussade, passée dans un compartiment de troisième classe, entre un artilleur à moitié ivre qui regagnait sa caserne, et un ouvrier peintre qui ne cessa de chanter Le Trouvère, les mille préoccupations que me causait l’existence nouvelle et inconnue où j’allais entrer, tout cela me mettait dans une mauvaise disposition d’esprit et de nerfs. J’étais exténué de fatigue ; j’avais faim. Ne voulant pas me présenter, à une heure aussi avancée de la soirée, au marquis d’Amblezy-Sérac que, par discrétion et timidité, je n’avais pas prévenu de mon arrivée chez lui, je me fis conduire à l’auberge du village — Les Trois Couronnes, je vous demande un peu, — tenue par Hippolyte, François Berget, successeur. Ainsi l’annonçait pompeusement une enseigne, plaque de tôle, dévernie et rouillée, qui, au-dessus de la porte charretière, grinçait au vent comme une girouette. Je décidai que je souperais et coucherais là, vaille que vaille. Le lendemain, plus dispos, je me rendrais au château de Sonneville. J’aimais mieux cet arrangement. Il avait l’avantage de reculer encore l’épreuve toujours dangereuse d’une première entrevue avec quelqu’un de qui dépendait mon avenir. Je dois avouer aussi que mes habits de voyage étaient fort peu honorables, pour ne pas dire dégoûtants, et j’avais une barbe de deux jours, ce qui sans doute n’eût point manqué d’impressionner fâcheusement le marquis sur mon compte. J’ai appris, par une dure expérience, à connaître les riches et la stupide cruauté de leurs exigences. Plus on est pauvre, moins on a le droit d’être salement vêtu.
Le dîner était fini depuis longtemps, la salle déserte, les serviettes des pensionnaires, nouées en cravates graisseuses au col des bouteilles, la table principale pas encore débarrassée. Une ignoble odeur de cidre suri et de vinasse, de graillon et de fumier emplissait la pièce. Bien que familier des pires gargotes parisiennes et de leurs infectes cuisines, je crus que j’allais avoir un haut-le-cœur, en pénétrant dans cette salle. La faim me remit vite. Après un colloque animé entre l’hôtelière et sa domestique, une grosse fille pataude, sale et dépeignée, on me servit, à une petite table, dans un coin à peine éclairé, un repas exécrable et copieux que, malgré son incomestibilité, je dévorai gloutonnement, n’ayant rien pris, depuis le matin, qu’une tasse de chocolat avalée, en toute hâte, au buffet de Mantes. L’hôtelière n’avait point quitté la salle et semblait me surveiller… Sur une question que je lui adressai, elle me dit vivement, avec un air de me féliciter :
— Ah ! vous allez au château ?