Wikisource:Extraits/2018/13b

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Jeanne Marie Leprince de Beaumont, La Belle et la Bête 1757



CONTES MORAUX


POUR


L’INSTRUCTION


DE


LA JEUNESSE




LA BELLE ET LA BÊTE.


CONTE.




Il y avait une fois un marchand qui était extrêmement riche. Il avait six enfans, trois garçons et trois filles ; et, comme ce marchand était un homme d’esprit, il n’épargna rien pour l’éducation de ses enfants, et leur donna toutes sortes de maîtres. Ses filles étaient très-belles ; mais la cadette, sur-tout, se faisait admirer, et on ne l’appelait, quand elle était petite, que La belle enfant ; en sorte que le nom lui en resta ; ce qui donna beaucoup de jalousie à ses sœurs. Cette cadette, qui était plus belle que ses sœurs, était aussi meilleure qu’elles. Les deux aînées avaient beaucoup d’orgueil, parce qu’elles étaient riches ; elles faisaient les dames, et ne voulaient pas recevoir les visites des autres filles de marchands ; il leur fallait des gens de qualité pour leur compagnie. Elles allaient tous les jours au bal, à la comédie, à la promenade, et se moquaient de leur cadette, qui employait la plus grande partie de son temps à lire de bons livres. Comme on savait que ces filles étaient fort riches, plusieurs gros marchands les demandèrent en mariage ; mais les deux aînées répondirent qu’elles ne se marieraient jamais, à moins qu’elles ne trouvassent un duc, ou tout au moins un comte. La Belle (car je vous ai dit que c’était le nom de la plus jeune), la Belle, dis-je, remercia bien honnêtement ceux qui voulaient l’épouser ; mais elle leur dit : qu’elle était trop jeune, et qu’elle souhaitait de tenir compagnie à son père pendant quelques années. Tout d’un coup le marchand perdit son bien, et il ne lui resta qu’une petite maison de campagne, bien loin de la ville.

Il dit en pleurant, à ses enfans, qu’il fallait aller demeurer dans cette maison, et, qu’en travaillant comme des paysans, ils y pourraient vivre. Ses deux filles aînées répondirent qu’elles ne voulaient pas quitter la ville, et qu’elles avaient plusieurs amans qui seraient trop heureux de les épouser, quoiqu’elles n’eussent plus de fortune : les bonnes demoiselles se trompaient ; leurs amans ne voulurent plus les regarder, quand elles furent pauvres. Comme personne ne les aimait à cause de leur fierté, on disait : « elles ne méritent pas