Wikisource:Extraits/2018/26

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Émile Bergerat, Couteaux à papier dans Souvenirs d’un enfant de Paris 1912

VII

COUTEAUX À PAPIER


Des personnes clémentes qui s’intéressent à ces souvenirs m’ont invité à leur représenter quelque spécimen de ces terribles feuilletons du Voltaire dont l’ogrerie m’avait auréolé d’une gloire d’avale-tout-cru où se palme encore la base de ma légende. J’ai donc pour les contenter, fouillé mes cartons verts de lundiste, et voici le document. Pâlissez, Zoïle et Fréron, mes maîtres ! Je dois dire que le morceau choisi a été donné dans un Annuaire de la Presse comme un modèle « d’éreintement » ! Sapristi, les morts eux-mêmes avaient l’épiderme sensible en 1880, car l’abatage était celui de feu Ponsard, agio-poète prodigieux, qui a mis la Bourse en vers ! Cet effort charme les enfers.

Charles Baudelaire réussissait à miracle les vers ponsardiques et il y trompait Jules Janin lui-même. Quand il en avait extrait de sa veine, il les gravait sur des couteaux à papier qu’il jetait dans un sac affecté à la collection : Théodore de Banville possédait l’un de ces « fend-tômes » ; on y lisait ce distique :

Jasmin, tu passeras passage Vivienne,
Pour dire à mon bottier que je voudrais qu’il vienne.
Pour dire à mon bottier que(Pour L’Honneur et l’Argent.)

— Remarquez, disait Banville, que rien n’est plus ponsardiforme, ni même autant, puisqu’au charme de la platitude s’ajoute la fleur académique d’une faute de syntaxe admirable. Oui, cher ami, ce « qu’il vienne » pour le « qu’il vînt » nécessaire et édicté des dieux, il est toute l’œuvre du maître de Vienne, il la résume et la caractérise. On n’a plus besoin de la lire pour la connaître.

Et c’est assurément d’un couteau à papier de Charles Baudelaire que Mlle Tessandier, déguisée en Charlotte Corday, égorge Marat dans sa baignoire, là-bas, à l’Odéon, en Seine-et-Oise !…

(Et j’imaginais ce dialogue entre M. Littré et le Jourdain de Molière.)

M. Jourdain. — Quand je dis : « Donne-toi donc, Marat, la peine de t’asseoir », qu’est-ce que je fais, monsieur Littré ?

M. Littré. — Vous faites de la prose, monsieur Jourdain.

M. Jourdain. — Et cette prose est-elle bonne ou mauvaise ?

M. Littré. — Ni bonne ni mauvaise, elle est ponsardienne, simplement.

M. Jourdain. — Les six pieds y sont cependant : Donne-toi-donc-Marat-la pei-ne-de t’asseoir.

M. Littré. — En fait de pieds, monsieur Jourdain, vous en avez deux, sans compter les mains, qui font quatre, et pourtant vous n’êtes pas poète.

M. Jourdain. — Que cela est singulier ! Car je fais pourtant du Ponsard, vous l’avouez vous-même, monsieur Littré. (Il scande) Donne-toi-donc-Marat…

M. Littré. — Oui, et non seulement vous en faites, mais vous faites aussi du Casimir Delavigne, de l’Émile Augier et de l’Édouard Pailleron tout ensemble.

M. Jourdain. — Mais ces auteurs ne sont-ils pas de l’Académie française ?

M. Littré. — Ils en sont ou en furent, certes !

M. Jourdain. — À quels titres ?

M. Littré. — À tous les titres, excepté à titre de poète. Ils ne sont pas nés tels. Ce n’est pas leur faute, soyez-en sûr, ni la vôtre, ni la mienne.

M. Jourdain. — Si je vous entends bien, et si le don de la poésie est inné, Nicole, ma servante, peut faire des vers tout comme une autre, à l’occasion ?

M. Littré. — Des vers, par hasard, peut-être ; du Ponsard, sûrement, et en tout temps, qu’il pleuve ou vente.

M. Jourdain. — Viens çà, Nicole, et fais-moi du Ponsard.

Nicole, révoltée. — Monsieur est un dégoûtant. Je ne suis pas chez lui pour ça. Je lui rends mon tablier.

M. Jourdain, à M. Littré. — En est-ce ?…

M. Littré. — De l’excellent.

M. Jourdain. — Ah ! que je vous ai d’obligations de m’avoir instruit de la sorte. Je vais pouvoir faire du Ponsard toute la journée et ma famille en crèvera de rage, ou d’ennui.