Wikisource:Extraits/2018/43

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Édouard Ourliac, Une anecdote littéraire 1865



UNE ANECDOTE LITTÉRAIRE


Ceci est un détail biographique qu’on ne trouve pas dans les livres, et que nous tenons par hasard d’un bonhomme de Normandie, mort quelque temps avant la Révolution. Nous allons tâcher de l’écrire aussi simplement qu’il nous l’a conté.

C’était un soir où notre chaise vint à se rompre à deux lieues de la terre de M. le marquis. Il faisait un grand orage ; les chemins étaient inondés. On nous mena passer la nuit chez le maître d’école du lieu, dont la maison était la plus proche.

Après souper, comme nous feuilletions de vieilles reliures jetées en tas sur un rayon pour tuer ce temps si triste d’une soirée d’hiver en pleine campagne, le bonhomme soupira.

— Hélas ! nous dit-il, je n’ai là que des livres de piété ; vous n’y trouverez pas de quoi divertir des gens de votre condition : il vous faudrait des romans à la mode, des poèmes de galanterie ; mais je ne suis jamais sorti de ce village. Je ne sais pas ce qui se passe dans le monde du bel esprit ; je ne connais qu’un de vos poètes, le plus obscur, peut-être, le plus ignoré. — Peut-être n’y a-t-il plus au monde que moi qui le connaisse à présent ; car je ne sais pas s’il est jamais arrivé à cette gloire qu’il a tant aimée.

Et le brave homme, sans y prendre garde, s’engagea dans un récit que nous écoutâmes le coude sur la table, le menton dans la main.


J’étais alors, comme aujourd’hui, le maître d’école de ce village, et j’en étais aussi le médecin ; car il y a mille façons de faire le bien en ces pauvres pays ; seulement, j’étais plus ingambe et j’avais plus d’élèves. Je leur montrais le peu que je sais, quelque latin, le plain-chant, mais surtout leurs devoirs de bons chrétiens et de braves paysans. Vous ne sauriez croire comme il m’est doux, depuis quarante ans, de suivre, dans leurs états divers, ces jolis enfants que je voyais accourir le matin en mordant leur pain bis, et qui ont tant joué dans ce verger que voilà devant la fenêtre. J’en ai fait, je puis le dire, d’honnêtes gens que vous pourrez voir dans les environs : l’un est à cette heure clerc du tabellion, l’autre a doublé les fermages de son père, qui se repose, Marcel, à force de bons services et de probité, est devenu l’intendant de Monseigneur ; le meunier, là-haut sur la butte, et Pierre le maréchal, le plus savant dans son état à dix lieues à la ronde, sont encore de mes enfants ; mais le plus instruit de tous, le plus vif, le plus glorieux, — mon Dieu, que votre volonté soit faite ! — Tenez, c’est celui-là, je crois, dont je vous parlais. Figurez-vous donc, mes bons seigneurs, que j’avais ici le plus bel enfant, blond comme l’or, les yeux bleus, de l’esprit comme un ange, et qui étonnait pour son âge. Il s’est assis sur ce banc : il a touché à tous ces livres qu’il fourrageait sans cesse et qu’il savait couramment, certes bien mieux que moi. Ses parents étaient morts ou n’en valaient pas mieux pour lui, si bien qu’on me le donna tout entier et que ce fut mon véritable enfant à moi, mon enfant gâté.

Je ne vous ai pas dit son nom : il s’appelait Jacques. Une chose singulière, encore, c’est qu’il avait les pieds et les mains délicats, et qu’il ne s’était pas endurci comme les autres enfants du village, bien qu’il fût né comme eux à la campagne, de parents pauvres qui travaillaient à la terre. J’ai toujours considéré cela comme une marque des desseins de la Providence. Il était visible aussi qu’il était d’un entendement au-dessus de ses pareils. Il dévorait tous les livres qui lui tombaient sous la main, et je ne sais pas non plus d’où pouvait lui venir ce goût extraordinaire. Le croiriez-vous, Messieurs ? Je le surpris un jour qui rimaillait des vers à l’aide d’une vieille prosodie qu’il avait étudiée. Véritablement je ne les trouvai pas mal pour un bambin de cet âge ; néanmoins, je ne suis pas connaisseur, et je me méfiais de ma faiblesse pour cet enfant chéri. Je lui défendis de perdre son temps à des travaux qui veulent de si grands talents ; mais, à ma fête, et dans toutes les occasions, c’étaient de nouvelles poésies où il m’expliquait ses sentiments en son petit langage ; il n’y avait pas moyen de se fâcher.

Il y avait en ce temps-là