Wikisource:Extraits/2019/10

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Paul-Émile Daurand-Forgues, Moby Dick, la chasse à la baleine, scènes de mer dans Revue des Deux Mondes, 2e série de la nouv. période, tome 1, 1853 1853



LA CHASSE À LA BALEINE, SCÈNES DE MER.

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The Whale, by Herman Melville, 3 vols. London, Rich. Bentley.

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C’est une campagne à bord du Pequod que nous allons faire aujourd’hui, — à bord du Pequod, l’un des plus vieux baleiniers de l’île Nantucket, du Pequod, ainsi baptisé en mémoire de l’une des tribus peaux-rouges que la civilisation a détruites en s’établissant sur les côtes nord-américaines.

Voyez-le dans le port, ce vénérable navire, ce patriarche des mers, bruni sous les soleils et les tempêtes des quatre océans, comme un grenadier de la grande armée sous les cieux de Rome, Thèbes, Saint-Domingue et Moscou ! Depuis plus de cinquante ans qu’il fend les mers, mutilé, radoubé en vingt endroits, il a des mâts japonais, des espars du Chili, des haubans polynésiens, des mousses, des végétations de presque tous les points du globe, qui lui font une sorte de barbe limoneuse et verdâtre comme celle d’un fleuve mythologique. Son vieux pont se plisse en reliefs inégaux, sillonnés de fentes, qu’on prendrait pour des rides, et on y voit des planches usées comme ce degré de la cathédrale de Canterbury où tant de bouches chrétiennes cherchent depuis des siècles les traces du sang de Becket. Sur ce pont et ces bordages constellés d’incrustations étranges, en guise de chevilles et de tenons, luisent çà et là maintes dents de cachalot, maintes plaques d’ivoire, employées avec un magnifique laisseraller. On dirait un souverain yolof, un roi du Congo dans tout l’attirail de ses pompes sauvages.

Tandis qu’il repose sur ses ancres au bord des quais de Nantucket, on distingue, dressé derrière son grand mât, une façon de wigwam monté sur des fanons de baleine, tiges souples et chevelues qui forment, au sommet de ce pavillon mobile, une manière de touffe pareille au scalp des guerriers indiens, au bouquet d’un bonnet de mandarin. C’est là, dans cet office monté comme un parasol, que l’enrôlement des matelots a lieu. C’est là que les candidats se présentent et sont triés, toisés, examinés, appréciés par les deux plus forts actionnaires du Pequod, MM. Peleg et Bildad, deux anciens capitaines baleiniers, retirés du service actif et devenus commerçans. Malheur au novice qui arrive, inaverti, entre ces deux terribles représentans du capital ! Ballotté de l’un à l’autre, tombant d’athée en quaker, de Bildad en Peleg, tour à tour étourdi par la brutale assurance et les affreux blasphèmes du premier, par la mielleuse hypocrisie et les pieux mensonges du second, dupe de leurs feintes discussions à son sujet, il est à peu près certain d’en passer par où ils voudront ; et Dieu sait quelle part minime ils lui feront dans les bénéfices nets du voyage, bien que cette part constitue, avec sa nourriture pendant la campagne, tout le salaire qu’un matelot puisse espérer à bord d’un baleinier.

Le marché conclu, ou peut-être même avant de le conclure, l’hôte futur du Pequod éprouve sans doute la curiosité de connaître le capitaine sous les ordres duquel, pendant deux ou trois années, il doit parcourir toutes les mers du globe. Ici commence la difficulté. Le capitaine est invisible. On ne sait de lui que son nom, et son nom est celui d’un tyran, de cet Ahab dont le sang royal fut léché par les chiens dévorans, — l’Écriture sainte en fait foi. Du reste, les honorables armateurs, le sacrilège Peleg et le dévot Bildad, répondent corps pour corps de ce personnage mystérieux.

— Voir le capitaine chez lui, cela ne se peut guère, dit Peleg ; de plus, nous ne savons au juste pourquoi, mais on le rencontre rarement hors de sa maison. Ce n’est pas qu’il soit malade ; — cependant on ne peut pas dire qu’il se porte bien. À nous-mêmes il refuse fort bien sa porte ; il n’est pas croyable que ce soit pour l’ouvrir à d’autres. Peu de gens lui ressemblent : c’est un original, cet Ahab.

— Pourtant il n’a rien qu’on doive craindre, rien qui empêche de s’attacher à lui. Peu de paroles, mais quand il parle, il faut ouvrir l’oreille. Un homme hors ligne, qui a tout vu, tout essayé : la vie des savans de collège et celle des sauvages cannibales. Il a sondé bien autre chose que les flots de la mer, combattu de bien autres ennemis que les baleines, et de meilleur harpon que le sien cependant, on n’en trouve pas dans tout Nantucket…… Ce n’est pas un dévot comme Bildad, ce n’est pas non plus un bon compagnon comme moi.