Marie-Anne Robert, Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planètes, Premier Ciel, chapitre 3 : Des Théâtres
1787
Les Voyages de Milord Céton dans les Sept Planètes
CHAPITRE III.
Des Théâtres.
Nous passâmes plusieurs jours à faire des
visites et à en recevoir : c’est une des grandes
occupations des lunaires. Il vint un jour un seigneur,
mis fort simplement, et dont la figure
ne relevait point du tout l’ajustement : un écuyer
superbement vêtu lui donnait la main ; nombre
de domestiques étaient à sa suite, couverts d’habits
rouges, galonnés d’or, avec des chapeaux
bordés de même, et ornés de beaux plumets
blancs, Le valet-de-chambre de Monime, qui
pensait que tous ces messieurs étaient autant
d’officiers, annonça monsieur le maréchal de
Cati, suivi de plusieurs colonels : en même
tems il avança des fauteuils, et pensa culbuter
le maître pour faire placer son écuyer à la première
place. Monime, qui ne connoissait point
ce seigneur, parut embarrassée, ne sachant d’abord
à qui elle devait adresser la parole ; mais le
maréchal s’asseiant, après lui avoir fait son
compliment, et l’écuyer s’éloignant par respect,
elle s’apperçut de la méprise de son domestique,
et en fit des excuses à ce seigneur, qui fit sa
visite assez longue.
Le lendemain Damon proposa de nous conduire à la comédie. Nous eûmes toutes les peines du monde pour y aborder. C’était une pièce nouvelle qui fut fort applaudie. Cependant Monime et moi la trouvâmes pitoyable, le sujet frivole, sans intrigues, sans intérêt, manquant de régularité, de vraisemblance, le dénouement trivial et la déclamation forcée.
Sans doute que la plupart dés poëtes de cette planète ont oublié, ou peut-être ont-ils toujours ignoré le talent de peindre les passions : il est à présumer qu’ils n’ont point eu chez eux des Térence, des Ménandre, et tant d’autres qui ont travaillé utilement à perpétuer le bon goût, en donnant des ridicules aux différens vices ou aux différentes passions des hommes, afin de leur en faire voir toute la difformité.
Monime demanda à Damon si leur théatre n’était jamais occupé de pièces plus belles et plus intéressantes. Nous en avons d’anciennes, dit Damon, qui, sans doute, seraient plus de votre goût ; car il est bon que vous sachiez, belle dame, que personne dans l’univers n’a porté plus loin que nous la force et la beauté du tragique, ainsi que l’agréable et l’instructif du comique ; mais ces ouvrages pouvaient alors avoir quelque beauté ; c’était le goût de nos anciens : aujourd’hui ce goût est devenu gothique ; on périt d’ennui à toutes ces pièces. Il nous faut du neuf, et il faut convenir que nos poëtes sont supérieurement au-dessus des anciens. Tout ce qu’on nous donne à présent est au superlatif ; ce sont des intrigues légères ; de jolis contes de fées, mis en vers élégans ; des phrases sublimes et inintelligibles au vulgaire. Vous n’avez donc point de poëtes, dis-je, qui travaillent à corriger les mœurs par un badinage léger, qui fait sentir le ridicule d’un caractère bisarre et chagrin, celui d’une petite-maîtresse capricieuse et folle, enfin celui d’un avare, d’un prodigue, d’un faux brave, d’un faux savant, d’un menteur, d’un intriguant, et celui de ces gens qui se perdent dans leurs fausses politiques ? Il me semble que tous ces caractères ingénieusement formés pourraient faire beaucoup d’impression sur l’esprit de vos concitoyens. Cela peut être, dit Damon ; mais vous ne pensez pas, mon cher milord, qu’avec tous vos beaux portraits, il y a des gens qui pourraient trouver très-mauvais qu’on prît la liberté d’oser les jouer en public. Je vous entends, repris-je, c’est-à-dire qu’un pauvre poëte qui craint pour ses épaules, est obligé de retenir son esprit dans les angoisses d’une gêne perpétuelle. Précisément, dit Damon, voilà le fait ; et puis je vous dirai que je troquerois toutes les belles actions qu’on nous rapporte des siècles passés pour la légéreté et la frivolité du nôtre.