Charles Dickens, Les Apparitions de Noël
1843
Traduction Amédée Pichot
1847
LES APPARITIONS DE NOËL
I
LE SPECTRE DE MARLEY.
Marley était mort : pour commencer par le commencement. Il n’y a là-dessus aucun doute ; le registre de son enterrement avait été signé par l’ecclésiastique, le sacristain, l’entrepreneur des funérailles et celui qui conduisait le deuil. Scrooge l’avait signé aussi, et le nom de Scrooge était une bonne signature à la Bourse sur tout papier où Scrooge l’apposait de sa main. Le vieux Marley était mort, bien mort !
Scrooge savait-il que Marley était mort ? sans doute ! Comment aurait-il pu ne pas le savoir ? Scrooge et Marley avaient été associés pendant de longues années. Scrooge était son seul exécuteur testamentaire, son seul curateur, son seul fidéicommissaire, son seul légataire au résidu, son seul ami, le seul qui eût porté son deuil. Et cependant Scrooge n’avait pas été si cruellement frappé par le triste événement qu’il ne se montrât encore un habile homme d’affaires le jour même des obsèques : — il les solennisa par la conclusion d’un excellent marché.
Je répète donc que Marley était mort, et je le répète, parce que sans ce point de départ, bien compris de tous, il n’y aurait rien de merveilleux dans mon histoire. Si vous n’étiez parfaitement convaincu que le père d’Hamlet est mort quand la pièce commence, qu’y aurait-il de surprenant à voir le feu roi de Danemark se promener le soir sur les remparts de sa capitale ?
Scrooge n’effaça jamais le nom du vieux Marley de son enseigne. Ce nom était encore peint plusieurs années après au-dessus de la porte du magasin : scrooge et marley. La signature connue de la maison était Scrooge et Marley. Tantôt ceux qui traitaient avec Scrooge pour la première fois appelaient Scrooge, Scrooge, et tantôt ils l’appelaient Marley ; mais il répondait aux deux noms : cela lui était égal.
Ah ! c’était un compère à la main serrée que Scrooge, cupide, avare, et sachant exprimer jusqu’à la dernière goutte d’une éponge ; un cœur dur comme caillou, un vieux pécheur madré, retors, discret, mystérieux, et renfermé en lui-même comme l’huître sur son rocher. On devinait toute la froideur de son âme à sa taille raide, à son nez effilé, à ses joues sèches, à ses yeux bordés d’un cercle rouge, à son menton pointu, à ses lèvres minces et bleuâtres, au son aigre de sa voix. Il y avait sur sa physionomie, sur toute sa personne, autour de lui, tous les signes de cette atmosphère glaciale dans laquelle il vivait, et dont la température se faisait sentir à tous ceux qui l’approchaient.
Personne ne l’aborda jamais dans la rue pour lui dire d’un air gai : « Mon cher Scrooge, comment vous portez-vous ? quand venez-vous me voir ? » Aucun mendiant n’eût osé implorer de lui une menue monnaie, aucun enfant ne lui demandait l’heure, jamais passant, homme ou femme, ne le pria de vouloir bien lui indiquer son chemin. Les chiens d’aveugle semblaient eux-mêmes le connaître, et tiraient leurs maîtres à droite ou à gauche pour l’éviter, en remuant la queue, comme pour dire : « Mieux vaut ne pas y voir du tout, pauvre aveugle, que d’avoir le mauvais œil. »
Mais qu’importait à Scrooge ? c’était au contraire ce qu’il voulait : écarter la foule du coude dans les sentiers populeux de la vie et tenir à distance toutes les sympathies humaines, c’était là le bonheur de Scrooge.
Un jour… de tous les bons jours de l’année, le meilleur, la veille de Noël… le vieux Scrooge était assis et occupé dans son comptoir. Il faisait froid, un froid piquant avec du brouillard par-dessus le marché ; Scrooge pouvait entendre dans la ruelle voisine les gens aller et venir, respirant avec bruit, se frappant la poitrine et piétinant sur le trottoir pour se réchauffer. Les horloges