Wikisource:Extraits/2019/9

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Alexandre Pouchkine, La Roussâlka, pièce de théâtre inachevée 1837

Traduction Ivan Tourgueniev, Louis Viardot 1862

La Roussâlka[1]



Scène PREMIÈRE


Le rivage du Dnieper. — Un moulin.


LE MEUNIER ET SA FILLE.
Le meunier
Voilà comme vous êtes, vous autres jeunes filles. Vous êtes toutes des sottes. Si vous avez eu la bonne chance de mettre la main sur un homme qui ne soit pas du commun, tâchez de le retenir. Et comment ? avec une conduite sage et honnête. Il faut l’attirer, tantôt par des caresses et tantôt par des sévérités ; quelquefois, d’une façon détournée, lui parler mariage, et surtout garder l’honneur virginal. C’est un trésor sans prix, et semblable a la parole, qui, une fois lâchée, ne se rattrape plus. Et si l’on vient à perdre tout espoir de mariage, il faut au moins s’assurer quelques profits, à soi ou à ses parents. On doit se dire: il ne m’aimera pas toujours ; il ne sera pas toujours à me choyer. Mais bast... vous êtes bien gens à vous mettre en tête une conduite raisonnable : tout de suite vous devenez folles ; vous ne demandez pas mieux que de céder à tous ses caprices ; vous êtes prêtes à vous pendre au cou de votre cher ami tout le long de la journée. Et pst... voilà le bon ami parti et sa trace même a disparu, et vous restez avec rien. Ah ! oui, vous êtes toutes des folles ! Ne t'avais-je pas dit cent fois : « Eh ! fillette, prends garde ; ne bâille pas quand ton bonheur passe ; ne laisse pas échapper le kniaz[2], et ne te perds pas comme une niaise. » Qu'as-tu fait de mes avis ? Maintenant, te voilà plantée là, et il ne te reste qu'à pleurer éternellement ce que tu ne peux plus ravoir.
La fille
À quoi donc vois-tu qu'il m'ait abandonnée ?
Le meunier
À quoi ? Mais, auparavant, combien de fois venait-il à notre moulin ? chaque jour de Dieu, et souvent deux fois par jour ; puis, plus rarement. Et voici le neuvième jour qu'il n'est venu. Que peux-tu dire à cela ?
La fille
Il est occupé. Que de soins n'a-t-il pas ? Ce n'est pas un meunier, lui ; ce n'est pas
  1. Dans les légendes russes, la roussâlka est à peu près l'ondine des légendes allemandes, une nymphe des eaux, une sirène avec de longs cheveux verts, qui tantôt se suspend et se balance aux branches des saules, tantôt nage et glisse sur la surface des fleuves. La nuit venue, elle joue des tours aux passants, à leurs montures, à leurs troupeaux ; elle essaye surtout de séduire les hommes, et les fait mourir, soit en les attirant sous les eaux, soit en les chatouillant jusqu’à leur ôter la vie.
  2. Cet ancien titre se traduit maintenant par celui de prince. Mais ce dernier nous a paru trop nouveau pour être employé dans une ancienne légende. Nous avons conservé le titre original.