Wikisource:Extraits/2020/17

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Edward Gibbon, Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, tome XIII, chapitre LXXI : Tableau des ruines de Rome au quinzième siècle. Quatre causes de décadence et de destruction. Le Colisée cité pour exemple. La ville nouvelle. Conclusion de l’ouvrage.

1776

Traduction François Guizot 1819


Ignorance et barbarie des Romains.

LORSQUE Pétrarque vit pour la première fois ces monumens dont les débris sont si fort au-dessus des plus belles descriptions, il fut étonné de la stupide indifférence [65] des Romains [66] ; il s’aperçut qu’excepté Rienzi et l’un des Colonne, un habitant des rives du Rhône connaissait mieux que les nobles et les citoyens de la métropole les restes de tant de chefs-d’œuvre, et une pareille découverte l’humilia au lieu de l’enorgueillir [67]. Une ancienne description de la ville, composée dans les premières années du treizième siècle, montre bien l’ignorance et la crédulité des Romains : je n’indiquerai pas les erreurs sans nombre de lieux et de noms qu’offre cet ouvrage ; je me bornerai à un passage qui pourra faire naître sur les lèvres du lecteur un sourire de mépris et d’indignation. « Le Capitole [68], dit l’auteur anonyme, est ainsi nommé parce qu’il est la tête du monde : c’est de là que les consuls et les sénateurs gouvernaient autrefois la ville et toutes les contrées de la terre. Ses murs, très-élevés et d’une grande épaisseur, étaient couverts de cristal et d’or, et surmontés d’un toit de la plus riche et de la plus précieuse ciselure. Au-dessous de la citadelle se trouvait un palais d’or, pour la plus grande partie, orné de pierres précieuses, et qui valait à lui seul le tiers du monde entier. On y voyait rangées par ordre les statues de toutes les provinces, qui avaient une clochette au cou ; et par reflet d’un art magique [69], si une province se révoltait contre Rome, la statue qui la représentait se tournait vers le point de l’horizon où étaient les rebelles, la clochette sonnait, le prophète du Capitole annonçait le prodige, et le sénat était averti du danger qui menaçait la république. » On trouve dans le même ouvrage un second exemple moins important d’une égale absurdité ; il est relatif aux deux chevaux de marbre conduits par de jeunes hommes qui, des bains de Constantin, ont été transportés au mont Quirinal. L’auteur les attribue à Phidias et à Praxitèle ; et son assertion, dénuée de fondement, serait excusable s’il ne se trompait pas de plus de quatre siècles sur le temps où vécurent ces statuaires grecs, s’il ne les plaçait pas sous le règne de Tibère, s’il n’en faisait pas des philosophes ou des magiciens qui adoptèrent la nudité pour emblème de leurs connaissances et de leur amour du vrai, qui révélèrent à l’empereur ses actions les plus secrètes, et qui, après avoir refusé des récompenses pécuniaires, sollicitèrent l’honneur de laisser à la postérité ce monument d’eux-mêmes [70]. L’esprit des Romains en proie aux idées de magie, devint insensible aux beautés de l’art ; le Pogge ne trouva plus à Rome que cinq statues, et par bonheur, tant d’autres ensevelies sous les ruines par hasard ou de dessein prémédité, n’ont été découvertes qu’à une époque plus éclairée [71]. La figure du Nil qui orne maintenant le Vatican, fut retrouvée par des ouvriers qui fouillaient une vigne près du temple ou du couvent de la Minerve ; mais le propriétaire, impatienté de la visite de quelques curieux, fit rentrer dans le sein de la terre ce marbre qui lui paraissait sans valeur [72]. La découverte d’une statue de Pompée, de dix pieds de hauteur, occasionna un procès. On l’avait trouvée sous un mur de séparation ; le juge décida qu’afin de satisfaire aux droits des deux propriétaires on séparerait la tête du corps, et l’arrêt allait être exécuté, si l’intercession d’un cardinal et la libéralité du pape n’eussent délivré le héros romain des mains de ses barbares compatriotes [73].

Réparations et embellissemens de Rome. A. D. 1420.

MAIS les nuages de la barbarie se dissipèrent peu à peu, et la paisible autorité de Martin V et de ses successeurs travailla tout à la fois à la police de l’État ecclésiastique et à la réparation des ornemens de la capitale. Les progrès en ce genre, qui commencèrent au quinzième siècle, n’ont pas été l’effet naturel de la liberté et de l’industrie. Une grande ville se forme d’abord par