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Maurice Croiset, Notice de l’Apologie de Socrate
1920



NOTICE



I

SOCRATE. SON RÔLE. SES ACCUSATEURS


En l’année 399 avant notre ère, une accusation capitale fut intentée à Socrate ; elle entraîna sa condamnation et sa mort. Il avait alors 70 ans et quelques mois. C’est à cette accusation qu’est censée répondre l’Apologie composée par Platon. Pour la bien comprendre, il est indispensable de se représenter exactement quel avait été le rôle de Socrate parmi ses concitoyens[1].

Né à Athènes en 470/469, il était fils d’un ouvrier sculpteur, nommé Sophronisque, et d’une sage-femme, Phainarété. Jeune homme, il exerça quelque temps le métier paternel. Mais son esprit vigoureux et subtil, curieux de savoir, rompit bientôt sa chaîne. Ayant achevé et perfectionné de son mieux sa première éducation, il sentit le besoin d’aller plus loin. Abandonnant toute profession, résigné à vivre pauvre, sacrifiant tout à la passion généreuse qui le dominait, il étendit ses connaissances et se mit à méditer.

Athènes était alors le lieu d’élection de la pensée. Le commerce des manuscrits y était plus actif que partout ailleurs ; on y avait plus de facilités qu’en aucun autre lieu pour lire les œuvres qui avaient déjà signalé en Grèce les débuts de la science et de la philosophie. En outre, à partir du milieu du siècle surtout, les hommes remarquables y affluaient des diverses parties du monde grec. Anaxagore venait s’y fixer vers 460 et y publiait son Traité de la Nature. Puis, ceux qu’on appelait sophistes, c’est-à-dire les savants qui faisaient profession d’enseigner leur science, y donnaient des conférences retentissantes, qui passionnaient la jeunesse et qui partageaient l’opinion. Si le prix élevé de leurs leçons ne permettait guère qu’aux riches de les suivre, il était facile du moins à un esprit curieux et attentif d’en recueillir les échos. C’est ce que Socrate ne manqua pas de faire.

Mais la nature ne l’avait pas prédestiné au rôle modeste de disciple. Son génie original et indépendant trouva promptement sa voie. Il n’était pas de ceux que les affirmations dogmatiques satisfont aisément. Loin de le contenter, elles excitaient sa pensée, provoquaient ses doutes, stimulaient ses réflexions. Les questions naissaient spontanément du fond de cette intelligence pénétrante et scrutatrice. Là où les autres approuvaient, il voyait, lui, matière à interroger. Et, en interrogeant, il s’apercevait que la plupart des affirmations énoncées résistaient mal à l’examen. Il y eut ainsi, dans sa vie, une période décisive, entre 25 et 35 ans environ. Ce fut celle où il jugea ce qu’on appelait alors la science et se définit à lui-même le rôle qui lui convenait.

Considérant les sciences de la nature, où tant d’hypothèses hasardeuses se mêlaient alors à quelques intuitions justes et à quelques observations profondes, mais invérifiables, il lui parut qu’elles dépassaient la portée de l’esprit humain. Son bon sens positif répugnait à ces aventures ; et, peut-être même, inquiétaient-elles en lui un fond d’esprit traditionnel et religieux. En tout cas, il leur reprochait de détourner les hommes qui s’y livraient d’une recherche autrement utile, de leur faire négliger la connaissance indispensable, celle du vrai bien.

Car ce philosophe était avant tout épris de vertu. Détaché de tout intérêt matériel, de toute ambition, il orientait uniquement sa vie vers ce but. La vertu était si belle à ses yeux, si propre à remplir le cœur de l’homme et à lui assurer tout ce qu’il peut attendre de bonheur, qu’il ne lui semblait pas possible qu’on pût faire le mal autrement que par méconnaissance du bien. Toute faute, disait-il, est essentiellement une erreur. Et toute erreur provenant d’une ignorance, il se convainquait qu’il suffisait d’instruire les hommes pour les rendre vertueux.

Seulement, cet enseignement lui semblait exiger une méthode bien différente de celle qu’on pratiquait communément. Ce n’était pas par de beaux discours qu’on pouvait faire voir la vérité. Celle-ci, d’après lui, chacun de nous la porte en lui-même. Elle est en nous, mais elle y est souvent obscurcie, enveloppée d’idées fausses et d’illusions, ou enfoncée, pour ainsi dire, dans une région d’oubli, où elle échappe à la vue. Il s’agissait de l’en tirer, de la faire remonter à la lumière de la pleine conscience. Par quel moyen ? Uniquement par des questions méthodiques, propres à éveiller la réflexion, à la mettre en mouvement, puis à la conduire pas à pas, d’une vérité à une autre, d’évidence en évidence, en n’avançant jamais sans avoir obtenu un assentiment, libre et entier, sur chaque point successivement. Il pensait qu’ainsi interrogé, tout homme de bonne foi devait se rendre finalement à ce témoignage intérieur, à cette voix du dedans qui était manifestement la sienne propre, à moins qu’elle ne fût celle de Dieu parlant en lui.

Lorsque Socrate se fut fait cette doctrine, il la mit en pratique. On le vit errer à travers les rues d’Athènes, du matin au soir, pauvrement vêtu, insensible au froid et au chaud, insoucieux de ses affaires personnelles, uniquement occupé de rendre ses concitoyens meilleurs. Il les allait prendre partout, sur la place du marché, dans les boutiques, dans les gymnases, et il les interrogeait à sa manière. Examen très sérieux. L’homme ainsi appréhendé se sentait d’abord séduit par l’humeur enjouée de son interlocuteur, par la grâce de son esprit ; mais les questions se succédaient ; elles devenaient pressantes, indiscrètes ; on disait ce qu’on n’aurait pas voulu dire, on se voyait mis en face de vérités gênantes ; il fallait avouer qu’on avait tort ou se contredire impudemment. On était pris, à moins qu’on ne se fâchât, ce qui n’allait pas sans quelque ridicule. Et Socrate ne se laissait pas écarter facilement. Il ne

  1. Nous possédons, dans les Vies des philosophes de Diogène Laërce, une biographie assez détaillée de Socrate. Comme toutes les Vies qui composent ce recueil, c’est une compilation confuse et sans critique, mais qui contient beaucoup de témoignages précieux. Elle doit être complétée et critiquée à l’aide des autres témoignages de l’antiquité, parmi lesquels les principaux sont ceux de Platon, de Xénophon et d’Aristote.