Wikisource:Extraits/2020/40

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Francis Bacon, De la dignité et de l’accroissement des sciences.

1605

Traduction Antoine de La Salle 1799


CHAPITRE VI.


1°. Distribution de l’histoire civile en mémoires, antiquités et histoire complette.


L’histoire civile se divise en trois espèces fort analogues aux trois différentes espèces de tableaux et de statues. Car, parmi les tableaux et les statues, il est des ouvrages imparfaits et auxquels l’art n’a pas mis la dernière main ; d’autres qui sont parfaits ; et d’autres enfin que le temps a mutilés et défigurés. C’est ainsi que nous divisons l’histoire civile, qui est comme l’image des temps et des choses, en trois espèces, répondantes à celles des tableaux ; savoir : les mémoires, les antiquités et l’histoire complette. Les mémoires sont une histoire commencée, ou les premiers et grossiers linéamens d’une histoire ; les antiquités sont une histoire défigurée, ou les débris de l’histoire échappée au naufrage des temps.

Les mémoires, ou préparations à l’histoire, sont de deux espèces, dont l’une peut prendre le nom de commentaires, et l’autre celui de registres. Les commentaires exposent, d’une manière nue, la suite et l’enchaînement des actions et des événemens, sans parler des vrais motifs et des prétextes de ces actions, de leurs principes et de leurs occasions, abstraction faite aussi des délibérations et des discours ; en un mot, de tout l’appareil des actions : telle est proprement la nature des commentaires, quoique César, par une sorte de modestie unie à une certaine magnanimité, n’ait donné que le simple nom de commentaires à la plus parfaite histoire qui existe[1]. Mais les registres sont de deux espèces ; car ils embrassent ou ce qu’il y a de plus remarquable et dans les choses et dans les personnes, exposé suivant l’ordre des temps, tels que ces ouvrages qui portent le nom de fastes, ou de chronologies, ou ce que les actes ont de solennel ; comme les édits des princes, les décrets des sénats, la marche des procédures, les discours publics, les lettres envoyées publiquement, et autres choses semblables, mais d’une manière décousue, et sans être liés par le fil d’une narration continue.

Les antiquités, ou les débris des histoires, sont, comme nous l’avons déjà dit, des planches de naufrage, une sorte de dernière ressource dont on use, lorsque la mémoire des choses venant à manquer, et étant comme submergée, néanmoins des hommes pleins d’industrie et de sagacité, par une sorte de diligence opiniâtre et religieuse, se prennent aux généalogies, aux fastes, aux titres, aux monumens, aux médailles, aux noms propres, au style, aux étymologies de mots, aux proverbes, aux traditions, aux archives et autres semblables instrumens, soit publics, soit privés ; aux fragmens d’histoire qui se trouvent dispersés en différens lieux, dans des livres qui ne sont rien moins qu’historiques ; quand, dis-je, à l’aide de la totalité de ces choses, ou de quelques-unes, ils tâchent d’enlever au déluge du temps quelques débris, et de les conserver ; genre d’entreprise laborieuse, sans doute, mais agréable, et à laquelle est attachée une certaine vénération ; et qui, une fois qu’on s’est déterminé à effacer les origines fabuleuses des nations, mérite de

  1. Il faut convenir pourtant que, dans cette histoire si parfaite, il manque beaucoup de détails, entr’autres l’indication des moyens qu’il employoit pour attacher si fortement à sa personne officiers et soldats, et pour en faire autant de Césars.