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Adolphe Bossert, Goethe dans Essais sur la littérature allemande, série I

1905


I. La jeunesse

On a dit que Wolfgang Goethe avait été l’homme heureux par excellence, et cela est vrai en ce sens que la fortune lui a toujours mis généreusement entre les mains tous les moyens de cultiver les hautes facultés dont la nature l’avait doué. L’histoire des lettres offre peu de biographies d’un développement aussi logique et aussi régulier que la sienne. Il n’a pas eu, comme son contemporain Schiller, à lutter contre des influences tyranniques ou même contre les nécessités de la vie. Il est né dans la ville libre de Francfort le 28 août 1749, et dès l’enfance tout le favorise. Il appartenait à une famille d’aristocratie bourgeoise. Son père, conseiller de l’Empire, était un jurisconsulte estimé, homme instruit du reste, qui avait fait un voyage en Italie et en avait rapporté le goût des arts. Sa mère, fille de l’échevin Textor, avait ce genre d’esprit qui s’allie à la bonté et qui ne blesse jamais ; elle a pu se rendre à elle-même ce témoignage, « qu’elle n’avait jamais cherché à corriger personne ni offensé âme qui vive ». Beaucoup plus jeune que son mari, elle reportait tout son amour sur son enfant; elle s’associait à ses jeux, surprenait le premier éveil de son intelligence, devinait son génie naissant. S’il faut en croire Bettina Brentano, elle lui faisait de longs récits, qu’elle interrompait au moment intéressant, pour lui laisser le soin d’imaginer le reste. C’est encore Bettina qui nous affirme que, tout jeune, il avait un tel sentiment de la beauté qu’il ne pouvait supporter la présence d’un enfant laid. Tandis qu’Élisabeth Textor dirigeait ainsi ce qu’on pourrait appeler le côté artistique de l’éducation de Wolfgang, le conseiller Goethe, avec l’esprit d’ordre qui était dans son caractère, lui faisait suivre un cours d’études régulier, à un âge où d’autres enfants savent à peine les rudiments de la grammaire. Parlant lui-même l’italien et le français, il l’instruisit dans ces deux langues. Ensuite ce fut le tour des langues classiques, et ce que le père ne savait pas il l’apprenait avec son élève. Goethe parle, dans ses Mémoires, d’un petit roman qu’il aurait composé dès lors, et où figuraient sept personnages, chacun s’exprimant dans une autre langue. Quoi qu’il en soit des détails plus ou moins historiques que ses amis nous ont conservés de sa jeunesse, ou que lui-même s’est plu à recueillir dans un âge avancé, ce qu’il importe de retenir, c’est l’esprit d’une éducation qui n’avait rien d’exclusif ni d’arbitraire, qui embrassait également toutes les facultés de l’enfant, et qui semblait déjà le préparer de loin pour une carrière où la science et la critique devaient avoir leur place à côté de la poésie.

Parmi les événements qui laissèrent le plus de traces dans ses souvenirs, il cite l’occupation de sa ville natale par les troupes françaises en 1759. C’était pendant la guerre de Sept ans. L’Autriche, alliée à la France et à la Russie, s’apprêtait à écraser la Prusse naissante. L’Allemagne était divisée, et, dans le sein de la famille de Goethe, tout le monde n’était pas du même parti. L’échevin Textor, qui avait reçu de l’impératrice Marie-Thérèse un médaillon en or avec son portrait, était partisan de l’Autriche; le conseiller Goethe, qui tenait son titre de l’empereur Charles VII de Bavière, était ennemi des Habsbourg. Quant au jeune Wolfgang, les prouesses de Frédéric II l’avaient transporté, et il se disait simplement frédéricien; mais il aimait les soldats français, à cause du mouvement qu’ils mettaient dans la ville. Le comte de Thorenc (Goethe écrit Thorane), qui commandait le corps d’occupation, fut logé dans la maison du conseiller; il aimait les arts; il occupa chez lui les meilleurs peintres de Francfort et de Darmstadt, et Wolfgang assistait à leurs travaux. Un théâtre était venu à la suite des troupes françaises; on y jouait les comédies de Destouches, de Marivaux, de La Chaussée, plus rarement la tragédie. Wolfgang suivait les représentations; il ne comprenait pas bien ce qui se disait sur la scène, mais il observait le geste, le ton de la voix, et, rentré chez lui, il prenait un Racine dans la bibliothèque de son père et le déclamait à la façon des acteurs. Que dès cette époque (il avait onze ans) il se soit posé la question des trois unités, comme il le prétend, et qu’il se soit décidé à laisser là cette liturgie, cela est douteux. Mais il est certain que la première influence qui s’exerça sur cet esprit naturellement ami de la règle et de l’harmonie, ce fut une influence classique. Un peu plus tard, au temps de sa jeunesse effervescente, d’autres modèles prévalurent un instant chez lui; mais il revint promptement à ses vraies origines, à l’antiquité grecque et latine, que la France lui avait entrevoir, et que son voyage en Italie lui permit enfin de contempler de ses yeux, directement et sans intermédiaire. Un de ses premiers essais, un simple exercice dramatique qu’il fit comme étudiant à Leipzig, fut une traduction du Menteur de Corneille.

En attendant, toutes sortes d’impressions et d’images se déposaient dans l’âme du futur poète. La paix d’Hubertsbourg, en 1763, laissait l’Empire à Marie-Thérèse et à François de Lorraine; leur fils aîné, l’archiduc Joseph, fut élu roi des Romains, l’année suivante, à Francfort. Goethe assista aux fêtes du couronnement, qu’il décrit longuement dans ses Mémoires. Le soir, il parcourait les rues de