Wikisource:Extraits/2020/7

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Maurice de Guérin, Le Centaure
1840




POËMES




LE CENTAURE


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J’ai reçu la naissance dans les antres de ces montagnes. Comme le fleuve de cette vallée dont les gouttes primitives coulent de quelque roche qui pleure dans une grotte profonde, le premier instant de ma vie tomba dans les ténèbres d’un séjour reculé et sans troubler son silence. Quand nos mères approchent de leur délivrance, elles s’écartent vers les cavernes, et dans le fond des plus sauvages, au plus épais de l’ombre, elles enfantent, sans élever une plainte, des fruits silencieux comme elles-mêmes. Leur lait puissant nous fait surmonter sans langueur ni lutte douteuse les premières difficultés de la vie ; cependant nous sortons de nos cavernes plus tard que vous de vos berceaux. C’est qu’il est répandu parmi nous qu’il faut soustraire et envelopper les premiers temps de l’existence, comme des jours remplis par les dieux. Mon accroissement eut son cours presque entier dans les ombres où j’étais né. Le fond de mon séjour se trouvait si avancé dans l’épaisseur de la montagne, que j’eusse ignoré le côté de l’issue, si, détournant quelquefois dans cette ouverture, les vents n’y eussent jeté des fraîcheurs et des troubles soudains. Quelquefois aussi, ma mère rentrait, environnée du parfum des vallées ou ruisselante des flots qu’elle fréquentait. Or, ces retours qu’elle faisait, sans m’instruire jamais des vallons ni des fleuves, mais suivie de leurs émanations, inquiétaient mes esprits, et je rôdais tout agité dans mes ombres. Quels sont-ils, me disais-je, ces dehors [1] où ma mère s’emporte, et qu’y règne-t-il de si puissant qui l’appelle à soi si fréquemment ? Mais qu’y ressent-on de si opposé qu’elle en revienne chaque jour diversement émue ? Ma mère rentrait, tantôt animée d’une joie profonde, et tantôt triste et traînante et comme blessée. La joie qu’elle rapportait se marquait de loin dans quelques traits de sa marche et s’épandait de ses regards. J’en éprouvais des communications dans tout mon sein ; mais ses abattements me gagnaient bien davantage et m’entraînaient bien plus avant dans les conjectures où mon esprit se portait. Dans ces moments, je m’inquiétais de mes forces, j’y reconnaissais une puissance qui ne pouvait demeurer solitaire, et me prenant, soit à secouer mes bras, soit à multiplier mon galop dans les ombres spacieuses de la caverne, je m’efforçais de découvrir dans les coups que je frappais au vide, et par l’emportement des pas que j’y faisais, vers quoi mes bras devaient s’étendre et mes pieds m’emporter… Depuis, j’ai noué mes bras autour du buste des centaures, et du corps des héros, et du tronc des chênes ; mes mains ont tenté les rochers, les eaux, les plantes innombrables et les plus subtiles impressions de l’air, car je les élève dans les nuits aveugles et calmes pour qu’elles surprennent les souffles et en tirent des signes pour augurer mon chemin ; mes pieds, voyez, ô Mélampe ! comme ils sont usés ! Et cependant, tout glacé que je suis dans ces extrémités de l’âge, il est des jours où, en pleine lumière, sur les sommets, j’agite de ces courses de ma jeunesse dans la caverne, et pour le même dessein, brandissant mes bras et employant tous les restes de ma rapidité.

Ces troubles alternaient avec de longues absences de tout mouvement inquiet. Dès lors, je ne possédais plus d’autre sentiment dans mon être entier que celui de la croissance et des degrés de vie qui montaient dans mon sein. Ayant perdu l’amour de

  1. Cette expression est étrange, — dit Mme  Sand dans une note sur ce mot, — peu grammaticale peut-être ; mais je n’en vois pas de plus belle et de plus saisissante pour rendre le sentiment mystérieux d’un monde inconnu. Un tel écrivain eût été contesté sans doute ; mais il eût fait faire de grands progrès à notre langue, quoi qu’on eût pu dire.