Félix Régamey, Le Cahier rose de Mme Chrysanthème 1894
la Comtesse MATSOUKATA
ambassadrice à Paris
Vous étiez indulgente et bonne pour votre petite Chrysanthème, et si douce, au temps mille fois béni où, toute jeune, elle était votre humble servante.
Par votre exemple, autant que par vos leçons, vous m’avez appris la docilité, premier devoir de la femme, le plus apprécié de ses charmes.
Hélas, je ne suis plus une enfant, j’ai vingt ans, et mon expérience de la vie est déjà très rude.
Avec la sincérité que vous me connaisses, j’ai retracé pour vous seule, au jour le jour, les évènements qui ont rempli une phase poignante de mon existence et je vous dédie sans crainte ce petit cahier que j’ai arrosé souvent de mes larmes.
Je n’ai pas un instant essayé de lutter contre le destin, contre l’entraînement de mon cœur. J’ai voulu bien faire ; si je n’ai pas réussi, vous au moins ne me tiendrez pas rigueur, j’en suis certaine.
J’ai sous mon oreiller, dans le tiroir du makoura, une photographie, c’est un instantané pris à la dérobée par cette petite folle de Oyouki. Un homme, devant un miroir, vu de dos, absorbé dans sa propre contemplation.
Il ne me reste pas autre chose de celui qui, pendant tout un été, à tenu mon cœur dans ses dures mains — ô combien dures !
À la fin, mes amies l’avaient surnommé : Rhinocéros parfumé. C’était trop. Mais comment cet étranger a-t-il pu prendre un tel empire sur mon âme, qu’il semble n’avoir jamais eu la curiosité de pénétrer et qu’il n’a jamais su comprendre ? C’est ce que je ne saurais dire.
D’ailleurs je ne cherche plus à comprendre, moi non plus.
Les Chinois ont peut-être raison de traiter ces hommes, venus de l’Occident, de barbares et de diables rouges — lui pourtant était brun — et nous avons peut-être tort de les accueillir et de vouloir les imiter ?
N’était-ce pas un peu ce que vous me disiez jadis ?
Vous devez être plus à même d’en juger aujourd’hui que vous les voyez de plus près.
Mais que m’importe maintenant ? Il y a quelque chose de brisé en moi ; j’avais fait un trop beau rêve, contre toute raison ; il eût fallu un miracle pour qu’il se réalisât, et j’en étais bien indigne.
J’ai lu dans le « Tokio-Chimboum » que la mission du comte Matsoukata en Europe allait sans doute prendre fin bientôt. Quel bonheur ce serait pour moi de vous revoir ! Cet espoir, seul, peut me consoler dans ma détresse.
Avec grand respect, ma chère Marraine, je suis votre reconnaissante et dévouée servante jusqu’à la mort.
LE CAHIER ROSE
de
MADAME CHRYSANTHÈME
n rentrant à la maison je
trouve Oyouki, ma petite
voisine, tremblante et toute
défaite, et cela augmente
l’inquiétude que j’éprouvais
de ne l’avoir pas vue à la
fête du Jardin des Fleurs
où nous devions nous rencontrer.
Il s’est passé ceci : Un grand navire européen est arrivé hier ; il en est sorti des hommes bleus, le cou nu ; en bande ils se sont répandus par la ville, pénétrant dans les maisons, avec de gros éclats de voix, à la manière de leur pays sans doute.
Trois d’entre eux ayant loué des chevaux, galo-