Wikisource:Extraits/2022/12

La bibliothèque libre.

Jean-Jacques Rousseau, Pensées d’un esprit droit, et sentimens d’un cœur vertueux manuscrit autographe disparu en 1762, retrouvé et publié en 1826

( ... )


XXXI.

La base la plus solide du repos et du bonheur, c’est de ne pas les faire dépendre de ce qui ne dépend pas de nous.

Ce serait une folie que d’entreprendre de corriger les vices d’autrui, et de s’en affecter trop vivement : il faut se borner à n’en point avoir soi-même, et du reste à prendre le temps comme il vient, et les hommes pour ce qu’ils valent.

XXXII.

Nous n’avons point d’étude plus essentielle et plus salutaire que celle de nous-mêmes[1] ; c’est ce qui nous est personnellement propre, et non ce qui nous est étranger que nous devons nous appliquer à connaître ; il faut nous instruire de nos défauts pour les réformer et des dons que la nature a mis en nous pour en régler l’usage, l’objet et la fin.

XXXIII.

Pour peu qu’on veuille de bonne foi s’examiner soi-même, on s’aperçoit aisément du peu que l’on vaut, et l’on n’est pas tenté d’être fier et orgueilleux. On ne s’estime pas au-delà de ce qui convient, et on purifie son esprit et son cœur du dangereux poison de la vanité et de la hauteur.

XXXIV.

Avez-vous jamais fait attention à la façon dont les orgueilleux se conduisent vis-à-vis d’autrui ? avez-vous remarqué avec quel dédain ils vous écoutent, avec quelle arrogance ils ne vous répondent que par un sourire moqueur, ou par quelque propos insultant ? On rougit, pour eux, de leur impudente grossièreté : eux seuls n’en rougissent pas, et s’ils n’excitent pas beaucoup d’indignation, ce qui arrive le plus ordinairement, ils font au moins pitié.

XXXV.

Il faut mettre une grande différence entre les défauts de l’esprit, de l’imagination et de l’humeur, et les vices du naturel et du cœur. Les premiers produisent des caprices, des légèretés, des entêtemens passagers ; et les seconds, des mensonges, de la dissimulation, de l’ingratitude, et une obstination insolente et indomptable. On pardonne aisément les uns, et l’on ne fait jamais de grâce aux autres.

XXXVI.

Qu’il y aurait à gagner, pour les personnes vaines, et qui se méconnaissent, si elles avaient le courage de s’ôter à elles-mêmes le voile qu’elles ont devant les yeux, et de se rappeler, de bonne foi, ce qu’elles sont et d’où elles sont parties pour arriver au point où elles se trouvent ! Elles se jugeraient alors suivant les lumières de l’équité, et les règles de la raison ; et, par une conséquence nécessaire, elles seraient bien éloignées de penser que tout leur est dû, et qu’elles ne doivent rien à autrui.

  1. The proper study of mankind, is man.
    Pope’s Essay on Man.