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Edward Bulwer-Lytton, Aventures de Pisistrate Caxton 1849

Traduction Édouard Sheffter 1860



CHAPITRE I.

« Monsieur… monsieur… c’est un garçon !

— Un garçon ! dit mon père en levant les yeux de dessus son livre d’un air visiblement embarrassé ; qu’est-ce qu’un garçon ? »

Or, par cette question, mon père n’entendait pas provoquer une enquête philosophique, ni demander à la femme honnête, mais ignorante, qui venait de se précipiter dans son cabinet de travail, une solution de ce mystère physiologique et psychologique qui a embarrassé tant de sages investigateurs, et qui est encore enveloppé dans cette question : Qu’est-ce que l’homme ? Car il suffit d’ouvrir le dictionnaire de Johnson, pour apprendre qu’un garçon est un enfant mâle, c’est-à-dire le jeune mâle de l’homme ; et celui qui veut aller au fond des choses et savoir scientifiquement ce que c’est qu’un garçon doit pouvoir d’abord préciser ce que c’est qu’un homme.

Selon moi, mon père eût pu s’accommoder de la définition de Buffon ou de celle de Monboddo. Il eût pu prendre parti pour l’évêque Berkeley ou le professeur Combe. Il eût pu considérer le genre spirituellement, comme Zénon, ou matériellement, comme Épicure. Cela posé, que le garçon est le jeune mâle de l’homme, il avait le choix entre une foule de définitions. Il pouvait dire :

« L’homme est un estomac ; ergo le garçon est un jeune estomac mâle.

« L’homme est un cerveau ; le garçon est un jeune cerveau mâle.

« L’homme est un composé d’habitudes ; le garçon est un jeune composé d’habitudes mâle.

« L’homme est une machine ; le garçon est une jeune machine mâle.

« L’homme est un singe sans queue ; le garçon est un jeune singe sans queue mâle.

« L’homme est une combinaison de gaz ; le garçon est une jeune combinaison de gaz mâle.

« L’homme est une apparence ; le garçon est une jeune apparence mâle, » etc., etc., etc., ad infinitum.

Et si aucune de ces définitions n’avait entièrement satisfait mon père, je suis bien persuadé qu’il ne se serait jamais adressé à Mme Primmins pour en avoir une nouvelle.

Mais il se trouvait que mon père était en ce moment occupé à réfléchir sur cette importante question : « L’Iliade a-t-elle été écrite par un certain Homère, ou n’est-elle pas plutôt une collection de ballades compilées en grec par divers auteurs, et finalement recueillies, composées et réunies en un tout par un comité de gens de goût, sous la direction du vieux tyran Pisistrate ? » Et cette brusque affirmation : C’est un garçon, ne lui semblait pas faire suite à ses pensées. C’est pour cela qu’il demanda : Qu’est-ce qu’un garçon ? d’un ton distrait et comme un homme surpris.

« Ô Seigneur ! monsieur, s’écria Mme Primmins ; qu’est-ce qu’un garçon ? eh ! mais c’est le petit enfant !

— Le petit enfant ! répéta mon père en se levant. Quoi ! vous ne voulez pas dire que Mme Caxton est…

— Si fait, reprit Mme Primmins en faisant une révérence, et mes yeux n’ont jamais vu plus joli petit enfant.

— Pauvre chère femme ! dit mon père avec compassion. Il me semble que cela est venu bien vite, ajouta-t-il d’un ton de rêveuse surprise. Il n’y a que quelques jours que nous sommes mariés !

— Dieu me bénisse, monsieur ! s’écria Mme Primmins très-scandalisée. Il y a dix mois et plus.

— Dix mois ! répéta mon père avec un soupir. Dix mois ! et je n’ai pas écrit cinquante pages de ma réfutation de la monstrueuse théorie de Wolfe ! En dix mois un enfant ! et j’en jurerais, un enfant complet… mains, pieds, yeux, oreilles et nez ! Il ne ressemble pas à ce pauvre enfant de mon intelligence (et mon père mit pathétiquement la main sur son traité) qui n’est pas encore formé… non pas même la première phalange de son petit doigt. Ah ! ma femme est une précieuse femme ! C’est bien, laissez-la reposer. Le bon Dieu la conserve, et m’envoie la force… de supporter cette bénédiction !

— Mais Votre Honneur voudra voir l’enfant… Venez, monsieur ! »

Et Mme Primmins s’empara doucement de la manche de mon père.

« Le voir… oh ! oui, dit mon père ; le voir ! assurément, ce n’est que justice pour la pauvre Mme Caxton, qui a tant souffert, la pauvre amie ! »

Là-dessus, mon père se drapa majestueusement dans sa robe de chambre et monta l’escalier derrière Mme Primmins, qui l’introduisit dans une pièce où l’on avait eu soin d’intercepter tout jour trop vif.

« Comment vous trouvez-vous, ma chère ? » demanda mon père avec une tendresse compatissante, en s’approchant du lit à tâtons.

Une voix faible murmura : « Mieux à présent, et si heureuse ! »

Au même instant, Mme Primmins tira mon père en arrière, souleva la couverture d’un petit berceau, et approchant une bougie à moins d’un pouce d’un nez non encore développé, s’écria :

« Là ! donnez-lui votre bénédiction.

— Sans doute, madame, je la lui donne, dit mon père avec un peu d’humeur. C’est mon devoir de le bénir. Qu’il soit béni !… Voilà donc comment nous entrons dans le monde !… rouges, très-rouges… nous rougissons sans doute de toutes les folies que nous sommes destinés à faire. »

Mon père s’assit sur la chaise de la garde-malade, et les femmes se pressèrent autour de lui. Il continuait de regarder le contenu du berceau, et dit enfin d’un air rêveur : « Et Homère fut semblable à cela ! »

En ce moment, et il n’y a pas lieu de s’en étonner, puisque la bougie était si rapprochée de ses organes visuels, la ressemblance d’Homère enfant commença à faire entendre les premières et incultes mélodies de la nature.

« Homère fit beaucoup de progrès dans le chant, quand il fut devenu grand, » observa M. Squills, l’accoucheur, qui était occupé de quelques mystères dans un coin de la chambre. Mon père se boucha les oreilles.

« De petites choses peuvent faire un grand bruit, dit-il avec philosophie ; et plus la chose est petite, plus est grand le bruit qu’elle peut faire. »

Ce disant, il s’approcha du lit sur la pointe du pied, et, saisissant la blanche main qu’on lui tendait, murmura quelques mots qui charmèrent sans doute l’oreille qui les entendit ; car cette blanche main se dégagea soudain de celle de mon père et entoura tendrement son cou. On entendit dans le silence le bruit d’un doux baiser.

« Monsieur Caxton, s’écria M. Squills d’un ton de reproche, vous agitez ma malade, il faut vous retirer. »

Mon père releva sa douce figure, jeta tout autour de lui un regard qui demandait pardon, s’essuya les yeux avec le dos de la main, se glissa vers la porte et disparut.

« Il me semble, dit une bonne vieille assise de l’autre côté du lit de ma mère, il me semble, ma chère amie, que M. Caxton aurait pu montrer plus de joie, plus de tendresse naturelle, pourrais-je dire, à la vue de l’enfant, et d’un tel enfant ! Mais tous les hommes sont les mêmes, des brutes… tous des brutes, croyez-moi.

— Pauvre Austin ! soupira ma mère. Comme vous le comprenez peu !

— À présent il faut que je fasse évacuer la chambre, dit M. Squills, tâchez de dormir, madame Caxton.

— Monsieur Squills, s’écria ma mère, entr’ouvrant les rideaux du lit, voyez, je vous prie, si M. Caxton ne s’échauffe pas ; et dites-lui bien, monsieur Squills, de ne pas s’impatienter de mon absence… Je pourrai bientôt descendre, n’est-ce pas ?

— Si vous restez tranquille, madame.

— Dites-lui cela, je vous en prie. Pour vous, Primmins…

— Oui, madame.

— Je crains qu’on ne néglige votre maître. Et (ici les lèvres de ma mère s’approchèrent tout près de l’oreille de Mme Primmins) veillez vous-même à ce que… son bonnet de nuit soit bien aéré.

— Quelles bonnes créatures que ces femmes ! » se dit M. Squills lorsque, après avoir renvoyé tout le monde, à l’exception de Mme Primmins et de la garde-malade, il se dirigea vers le cabinet de mon père. Ayant rencontré le domestique dans le corridor : « John ! dit-il, servez le souper dans la chambre de votre maître, et faites-nous du punch, entendez-vous ?… un punch fort ! »


CHAPITRE II.

« Monsieur Caxton, comment donc êtes-vous arrivé à vous marier ? » demanda brusquement M. Squills, les pieds posés sur les chenets pendant qu’il agitait son punch.

C’était là une question d’intérieur dont beaucoup de gens eussent pu se fâcher avec raison ; mais mon père savait à peine ce que c’était que de se fâcher.

« Squills, dit-il en s’éloignant de ses livres et en posant confidentiellement un doigt sur le bras du chirurgien ; Squills, je serais bien aise moi-même de savoir comment je suis arrivé à me marier. »

M. Squills était un homme jovial, au cœur bon, un homme gros et robuste, avec de belles dents qui rendaient son rire aussi agréable aux yeux qu’aux oreilles. M. Squills était en outre un peu philosophe à sa manière ; il avait étudié la nature humaine en guérissant ses maladies, et il avait coutume de dire que M. Caxton était lui-même un livre meilleur que tous ceux qu’il avait dans sa bibliothèque. M. Squills se mit à rire en se frottant les mains.

Mon père reprit du ton rêveur d’un moraliste :