Wikisource:Extraits/2022/29

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A. C. de Lisbois, Autour d’une auberge 1909



Autour d’une Auberge



CHAPITRE I

LE PACTE


Tu as entendu le Curé, hier ! tu l’as entendu !… Il a déclaré ouvertement du haut de la chaire, qu’il ne veut plus d’auberge dans la paroisse, il y tient… Qu’en penses-tu, toi ?… Tu vois, Jules, la guerre va recommencer… Les curés sont tous pareils… Si on les écoute, si on les laisse faire, ils auront bientôt fini par mener tout le monde par le bout du nez… Pourtant, ces calotins savent se la couler douce ; tandis que les pauvres diables comme toi et les Canadiens vous vous saignez à blanc pour les nourrir, les entretenir dans la plus belle maison du village. En retour ils vous payent comme vous le méritez, puisque, en un mot, vous les laissez faire sans rien dire… Aussi, ils ne se gênent pas pour lancer des sottises à ceux qui ont la force de ne leur pas obéir.

— Monsieur Sellier, je suis un peu de votre avis ; cependant pour être justes nous devons dire que, dans le sermon d’hier, il n’y a qu’une chose à reprendre : M. le Curé est contre l’auberge, et vous et moi, nous sommes pour… Et vous avouerez avec moi qu’il n’a pas tout à fait tort. Si, en effet, nous étions un peu moins intéressés, nous pourrions nous rendre compte qu’il y a des abus…

— Tiens ! reprit celui qu’on appelait Sellier, est-ce que Jules Rougeaud, Rougeaud le « petit-coup » va se mettre à prêcher la tempérance ? Il ne manquerait plus que cela, maintenant !… Voilà un bel apôtre ! Apôtre qui ne crache pas dedans, dirait la vieille si elle vivait encore !…

— C’est vrai ! M. Sellier, je ne crache pas dedans ; je ne m’en cache pas, je ne suis pas un hypocrite, moi ! je prends mon coup quand le cœur m’en dit ; et vous savez qu’il faut que ça gratte… Ce que j’ai dit tout à l’heure, je le maintiens, le Curé a parfois raison de se plaindre de l’auberge ; il serait de notre intérêt de faire observer notre règlement, et le Curé n’aurait rien à dire…

— Tu crois cela, toi ! que tu es naïf, Rougeaud ! tant que l’auberge existera, tu verras le Curé travailler contre elle… Son intérêt n’est pas le nôtre…

— Monsieur Sellier, je commence à être las de cette lutte annuelle… j’aimerais que ça finisse une bonne fois… !

— Jules, est-ce notre faute si chaque année la lutte est à recommencer ? De quoi le Curé vient-il se mêler ? Est-ce son affaire, à lui, de vouloir tout conduire ! As-tu jamais eu l’idée d’aller chanter la messe, de confesser, toi ? L’affaire des auberges, des licences, regarde les citoyens, pas les curés. Il y a belle lurette qu’ils ne s’en mêlent plus en France. On les a vite mâtés, les curés. À chacun sa besogne : la cuisinière à sa marmite ; le meunier à son moulin ; le bedeau à sa cloche, et le curé à la sacristie. Pour en revenir aux auberges, chaque bourg dans mon pays en possède une ou deux, quelques fois trois ; c’est une nécessité quoi ! Je t’assure qu’au Parisien, au Tivoli, à la Toison d’or, on t’en sert du vin et du meilleur, pour une bagatelle. Et on voudrait le voir le curé qui viendrait se frotter contre ces petits Français ! Veux-tu que je te dise toute ma pensée : Vous autres, Canadiens, vous êtes une race de poules mouillées. Depuis vingt ans que je suis en Amérique, c’est toujours, la même chanson ; les curés se mêlent de tout ce qui ne les regarde pas. Il faut leur demander la permission de sortir, de boire, de manger, vous ne pourrez même plus prendre le petit coup qui pourtant, ragaillardit ; c’est de la bêtise ! Il faut être un peuple de sots pour subir pareil esclavage ! Vive la France ! pays de toutes les libertés !

Dans tous les cas, mon cher Rougeaud, je suis venu te dire que le sermon d’hier commence à remuer l’opinion. Quelques hommes sont venus au moulin, ce matin, et des gens qui savent avaler ça, pourtant, sont d’avis que le Curé a raison, et que, pour un an, on devrait retrancher l’auberge. Je compte sur toi, entends-tu, comme par le passé, pour travailler dans le sens contraire. Le moulin a besoin de l’auberge, et l’auberge a besoin du moulin. L’un ne marchera pas sans l’autre. Tu sais où vont les recettes, hein ! Si l’auberge disparaît, je ferme le moulin… Le moulin fermé, tes revenus seront minces. D’un autre côté, il m’est tout à fait impossible de paraître au grand jour ; toi, tu es le maire, l’homme de confiance de tout le monde, il te faut marcher. Je te fournirai la munition, et les pièces sonnantes qui auront raison des scrupules de bien des dévots : tu te rappelles le succès des années passées et des dernières élections ? Une poignée de billets verts ramène vite à la raison. Quant aux arguments de ceux qui ne voudront pas se vendre, il y en a, tu sais, démontre-leur que retrancher l’auberge, c’est faire reculer la paroisse de vingt ans en arrière. C’est la ruine du commerce… où logeront les voyageurs ? Il est impossible d’empêcher la