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Wikisource:Extraits/2022/9

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Hégésippe Moreau, La Souris blanche 1837


LA SOURIS BLANCHE



Il y avait une fois, ma sœur, un vilain roi de France, nommé Louis XI, et un gentil dauphin, qu’on appelait Charlot, en attendant qu’il s’appelât Charles VII. D’ordinaire, le vieux roi, superstitieux et malade, régnait, tremblait et souffrait, invisible, à l’ombre des épaisses murailles de son château de Plessis-lez-Tours. Mais, vers le milieu de l’année 1483, il venait de se traîner au pèlerinage à Notre-Dame de Cléry, soutenu par Tristan l’Hermite, son bourreau, Coictier, son médecin, et François de Paule, son confesseur, car il avait grand’peur, le vieux tyran, des hommes, de la mort et de Dieu. Un souvenir de sang, entre mille, celui de la mort de Jacques d’Armagnac, duc de Nemours, tourmentait son agonie. Ce grand vassal avait jadis payé de sa tête une tentative de rébellion contre son suzerain. Jusque-là c’était justice ; mais le cruel vainqueur avait forcé les trois jeunes enfants du condamné d’assister au supplice de leur père, et depuis longtemps il se repentait devant Dieu de ce luxe de vengeance ; il se repentait, dis-je, et pourtant il ne s’amendait pas. Par une inconséquence étrange, mais commune à bien des méchants, le remords chez lui n’éveillait pas la pitié, et, dans le moment même où il plaçait en tremblant sa Madone entre lui et le fantôme de Nemours, un des fils innocents du feu duc languissait et mourait dans un cachot de Plessis-lez-Tours.


C’était une demeure terrible et mystérieuse que ce château ; ses vestibules noirs de prêtres, ses cours étincelantes de soldats, ses chapelles toujours ardentes, ses ponts-levis toujours en émoi, lui donnaient le double aspect d’une citadelle et d’un couvent. On parlait bas et l’on marchait sur la pointe du pied dans ces grandes salles, comme dans un cimetière. Et, en effet, des captifs par centaines, gémissaient ensevelis dans les souterrains ; ceux-ci pour avoir parlé du roi, ceux-là pour avoir parlé du peuple, les autres enfin, et c’était le plus grand nombre, pour rien. Chaque dalle du château pouvait être regardée comme la pierre funèbre d’un vivant ; et c’était là que grandissait oisif avec un esprit aventureux, seul avec une âme ardente, le dauphin Charles, alors dans sa douzième année. Pauvre fils de roi ! il cherchait en vain où reposer ses yeux des horreurs qui l’entouraient. Une forêt verte et fraîche ondoyait au pied du château ; mais les chênes y balançaient moins de glands que de pendus. La Loire serpentait vive et joyeuse à l’horizon ; mais chaque nuit la justice du roi troublait et ensanglantait son cours. Aussi quand il avait longtemps ébréché son épée vierge aux murailles, longtemps épelé les majuscules rouges ou bleues du Rosier des guerres ou du Saint Évangile, l’enfant rêveur, accoudé à sa fenêtre, passait le temps à regarder le beau ciel de Touraine et à chercher dans les formes changeantes de la nue des armées et des batailles.

Un jour, pourtant, ses gestes et sa physionomie trahissaient un ennui plus vif et de moins vagues préoccupations. L’Angelus de midi tintait déjà, et son repas du matin composé, sur sa demande, de pâtisseries légères et de sucreries, l’agaçait vainement de ses parfums, et restait intact sur une table que le jeune prince frappait du poing avec impatience. Il se levait par intervalles, béant, haletant d’espérance et d’inquiétude, l’oreille au guet, et répétant : « Blanchette, Blanchette, viens donc ! le déjeuner fond au soleil, et si tu tardes encore, les mouches vont manger ta part ! » Et comme l’oublieux convive ne répondait pas à l’appel, le pauvre amphitryon recommençait à se désoler et à trépigner de plus belle. Tout à coup un léger bruit dans la tapisserie le fit tressaillir ; il tourna la tête, poussa un cri et retomba sur son fauteuil, ivre de joie, et murmurant avec un soupir : « Enfin ! » Vous vous imaginez, sans doute, ma sœur, que cette Blanchette tant désirée était quelque noble dame, sœur ou cousine du jeune prince ; détrompez-vous : Blanchette était tout simplement une petite souris blanche, comme son nom l’indique, si vive qu’on eût dit, à la voir trotter, un rayon de soleil qui glisse, et si gentille, qu’elle eût trouvé grâce en temps de guerre devant Grippeminaud, Rodilard et Rominagrobis, soudards peu délicats, comme vous savez. Charles caressa la jolie visiteuse, il la contempla longtemps avec délices pendant qu’elle grignotait un biscuit dans sa main ; puis, se souvenant qu’il devait à sa dignité de gronder un peu : « Ah çà, mademoiselle, dit-il d’un ton plaisamment grave, m’apprendrez-vous enfin ce que je dois penser d’une pareille conduite ? Comment ! on vous traite ici comme une duchesse ; j’ai défendu ma porte à Olivier le Dain, dont la physionomie et l’allure vous effarouchent ; Bec-d’Or, mon beau faucon, en est mort de jalousie ; et tous les soirs vous me quittez, ingrate, pour courir les champs comme une souris sans aveu ! Et où allez-vous ? de la sorte sans souci de vos dangers et de mes inquiétudes ? Où allez-vous ? répondez ! je veux le savoir, je le veux ! » L’interrogatoire était pressant, et pourtant, comme vous le pensez bien, la pauvre Blanchette n’y répondit pas ; mais, fixant d’un air triste ses petits yeux intelligents sur ceux de l’enfant grondeur, elle chiffonna les pages d’un évangile entr’ouvert sur la table, et arrêta ses pattes roses sur ces paroles : Visiter les prisonniers. Charles demeura surpris et confus, comme il advient aux présomptueux qui reçoivent une leçon