Wikisource:Extraits/2023/14

La bibliothèque libre.

Élie Faure, Charlot, 1922


CHARLOT

I

On parle toujours de rendre la vue aux aveugles. C’est malaisé. Et pourquoi faire, s’ils préfèrent ne point voir ? Ils n’ont pas encore aperçu ce qui est sous leurs yeux depuis des siècles et des siècles, alors que les voyants s’avouent fatigués de le voir. Comment, alors, apercevraient-ils cette œuvre qui s’ébauche à peine et que si peu devinent, même parmi les voyants ! Car voici un art nouveau, qui est celui du mouvement, c’est-à-dire du principe même de toutes les choses qui sont. Et le moins conventionnel de tous. Un immense orchestre visuel dont les sculpteurs de bas-reliefs indiens et les peintres du drame des lignes et des masses en action, Michel-Ange, Tintoret, Rubens, Delacroix, ont été les précurseurs. Quelque chose comme la peinture bougeant et se renouvelant sans cesse dans une symphonie visible où le rythme de la danse et les échanges mystérieux du poème musical rôdent, se rencontrent quelquefois et fusionnent un jour. Et la mécanique asservie pour soumettre au regard de l’homme l’univers des formes agissantes et le restituer dans un espace où la durée se précipite après l’avoir spiritualisé et ordonné dans son cœur. Un art nouveau, qui n’a rien à voir, en tout cas, avec le théâtre, qu’on a peut-être même eu tort, que j’ai sans doute eu tort moi-même de rattacher à la plastique. Un art nouveau, encore inorganique, et qui ne trouvera son rythme propre que quand la société aura trouvé le sien. Pourquoi le défi­nir ? Il est embryonnaire. Un art nouveau crée ses organes. Nous ne pouvons que l’aider à les dégager du chaos.

Un homme – un seul – l’a déjà tout à fait compris. Un seul homme en sait jouer comme d’un clavier à plusieurs plans où tous les éléments sentimentaux et psychologiques qui déterminent l’attitude et la forme des êtres, concourent à confier à la seule expression cinégraphique le déroulement complexe de leur aventure intérieure. Il ne parle jamais. Il n’écrit jamais. Il n’explique jamais. Il n’a pas même besoin d’enfermer le geste éphémère dans le symbole stylisé de la mimique. Par lui, le drame humain possède un instrument expressif qu’on ne soupçonnait pas et qui sera, dans l’avenir, le plus puissant de tous. Un écran, où tombe un faisceau de lumière. Nos yeux en face. Et, derrière eux, le cœur. Il n’en faut pas plus pour faire sourdre de ce cœur une vague d’harmo­nies vierges, l’intelligence brusque de la nécessité de tout, de la monotonie grandiose et poétique des passions. Car il y a, sur cet écran, des formes qui agissent, des visages qui reflètent, un jeu enchevêtré et continu de valeurs, de lumières, d’ombres se composant et se décomposant sans arrêt, pour réunir les impulsions et les volontés qu’ils expriment aux sentiments et aux idées du spectateur. Charlot, le premier entre tous les hommes, a su réaliser un drame cinéplastique — et rien que cinéplastique — où l’action n’illustre pas une fiction sentimentale ou une intention moralisante, mais fait un tout monumental, projetant du dedans de l’être, dans sa forme visible même et son milieu matériel et sensible même, sa vision propre de l’objet. C’est là, me semble-t-il, une très grande chose, un très grand événement, analogue à la concentration en eux-mêmes de tous les éléments colorés de l’espace par Titien, de tous les éléments sonores de la durée par Haydn pour en créer leur âme même et la sculpter devant nous. On ne s’en rend évidemment pas compte parce que Charlot est un pitre, et qu’un poète est, par définition, un homme solennel, qui vous introduit dans la connaissance par la porte de l’ennui. Cependant, Charlot m’apparaît aussi comme un poète, et même un grand poète, un créateur de mythes, de symboles et d’idées, l’accoucheur d’un monde inconnu. Je ne saurais dire tout ce que Charlot m’a appris, et point du tout en m’ennuyant. Car je l’ignore. Car c’est trop essentiel pour être défini. Car chaque fois qu’il m’apparaît, j’éprouve une sensation d’équilibre et de certitude qui fait foisonner mes idées et délivre mon jugement. C’est ce que j’ai en moi qu’il me révèle. Ce que j’ai en moi de plus vrai. De plus humain, c’est-à-dire. Qu’un homme arrive à parler à un homme, n’est-ce pas exceptionnel ?

J’ai lu récemment, je ne sais où, que Charlot ne dormait pas, quand il composait son drame. Que, nerveux, irritable, distrait, ou saisi d’enthousias­mes brusques, il orientait, six mois durant, tout son esprit douloureux et tendu à sa réalisation. Cela ne m’a pas surpris. J’ai lu, plus récemment, qu’il renonçait au cinéma. Cela, je ne l’ai pas cru. Celui qui pense, s’il continue de vivre, ne peut renoncer à penser. Et Charlot pense, si l’on me permet cet adverbe effroyable, cinématographiquement. Charlot ne peut se délivrer de sa pensée qu’en lui donnant le corps sensible où le hasard lui en fit situer le symbole. Ne vous y trompez pas. Charlot est un conceptualiste. C’est sa réalité profonde qu’il inflige aux apparences, aux mouvements, à la nature même, à l’âme des hommes et des objets. Il organise l’univers en poème cinéplastique et lance dans le devenir, à la manière d’un dieu, cette organisa­tion capable d’orienter un certain nombre de sensibilités et d’intelligences et par elles, de proche en proche, d’agir sur tous les esprits.

On le sait. Charlot n’est pas qu’un ciné-mime[1]. Il ne joue pas que son rôle. Mieux. Il ne « joue pas un rôle ». Il conçoit l’univers d’ensemble, et le traduit par le moyen du Cinéma. Il voit le drame. Il le règle. Il le met en scène. Il le met au point. Il joue séparément les rôles de tous ses comparses, le sien, et réunit le tout dans le drame définitif après en avoir fait le tour, l’avoir vu sous tous ses aspects, en procédant comme un grand peintre, de la masse globale selon laquelle il l’a conçu à la réalisation des saillies, des enfoncements, des contrastes qui en dérivent, choisissant, combinant, caractérisant sans cesse – ou, comme un musicien qui dispose d’un orchestre immense, puisant dans ses trésors polyphoniques pour varier à l’infini l’expression de son chagrin, de sa joie, de sa surprise, de son désenchantement. Une architecture essentielle, qui se cherche et se trouve d’un bout à l’autre de la trame autour de qui s’organise le film, en fait une chose fermée et pour ainsi dire circulaire, dont chaque scène est déterminée par la conception de l’ensemble, comme les coupoles parasites tournant autour de la grande coupole centrale, dans les vieilles églises de l’ordre byzantin, où la musique même des sphères semble ordonner leur ronde et disposer l’harmonie continue de leur groupe en mouvement : Une architecture, je dis bien, qui est dans le cerveau de l’homme, et passe avec tant de rigueur dans son geste, quelque désordonné que paraisse ce geste, qu’il s’équilibre toujours, ainsi qu’une danse rythmique, un ballet, autour de l’idée centrale, à la fois douloureuse et comique, où il puise ses motifs.

  1. Je parle du Charlot des deux ou trois dernières années. Avant, il n'était qu'un comparse dans une bouffonnerie quelconque. Qui devinerait Shakespeare ou Molière si Shakespeare ou Molière jouait dans une pièce de Scribe, ou même de Racine ?