Wikisource:Extraits/2023/16

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Joris-Karl Huysmans, Le Quartier Saint-Séverin, 1901


Le QUARTIER St. Séverin

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Au Moyen Âge, la paroisse de Saint-Séverin formait une sorte de triangle, aux lignes tremblées, faussé par le bas, à la pointe écachée par un carrefour. Ce triangle, dont la base s'appuyait sur l'abreuvoir Mâcon et la rue de la Harpe et dont les deux côtés gondolaient, d’une part, dans les rues de la Huchette et de la Bûcherie, et de l’autre dans les rues au Fain et des Noyers, s'acutait brusquement sur la place Maubert, qui s’évidait et se recourbait comme un croissant.

Cette sorte de triangle était couché à contre-fil de l’eau, sur le bord de la Seine.

La contexture de ce quartier s’est à peine modifiée. Il suffit de remplacer l’abreuvoir Mâcon par la place Saint-Michel, les rues au Fain et des Noyers par le boulevard Saint-Germain, pour s’y retrouver. Le quartier ressemble toujours à une équerre, cassée par le bout, mais l’extension de la rue Monge, baptisée dans son nouveau parcours du nom du physicien Lagrange, a déformé le croissant de la place Maubert et substitué au retroussis de ses accroche-cœurs les dents d’une fourche. En dépassant la place et en prolongeant hors de la paroisse la ligne du boulevard Saint-Germain jusqu’au quai, l’on a, reproduite, l’exacte image d’un morceau de Brie dont la pointe s’aiguise à la jonction de ce boulevard et du quai de la Tournelle.

Mais ce triangle réel, complet, est tout moderne. Au Moyen Âge, la dernière rue qui s’ouvrait, après la place Maubert, à l’est, était la rue Saint-Nicolas-du-Chardonnet ; elle courait devant le monastère des Bernardins, qui s’étendait jusqu’à la porte de la Tournelle.

Pour se bien figurer l’ancien aspect de ce coin de Paris, il faut évoquer le souvenir de certaines villes épargnées de l’Allemagne, ou se rappeler le quartier Martainville, tel qu’il existait, il y a quelques années encore, à Rouen.

C’était un lacis de tranchées noires, de rues sombres fuyant d’abord droit devant elles, puis dessinant des crochets, s’agrippant à celles qu’elles rencontraient, tombant, se relevant, grimpant à des échelles de meunier, descendant en des glissades dans des impasses. Les maisons étaient étroites, tout en hauteur, écartelées, sur leur épiderme de plâtre ou de briques, de grandes croix de Saint-André en bois, ceinturées à la taille de poutres peintes. Les étages débordaient les uns au-dessus des autres, semblables à des tiroirs, à moitié tirés, de commodes à ventre ; des balcons en demi-lune surplombaient la rue, et, aux angles, des tourelles s’effilaient en l’air en des cornets d’ardoises, en des capuchons relevés de moines, se terminaient au-dessus du sol en des volutes de colimaçons, en des culs-de-lampe.

En bas, souvent des piliers soutenaient la panse hydropique de la façade qui saillait sur la tête des passants et formait une galerie couverte abritant des soupiraux, des portes à pentures, des porches à barreaux, à judas, à herses, et si l’on franchissait ces portes, l’on accédait dans d’immenses couloirs voûtés tels que des fours, interrompus çà et là par des escaliers en spirale, en vis de Saint-Gilles.

Et ces corridors menaient à des cours aérées, à de spacieux jardins. Petite sur le devant, la maison s’enflait sur les derrières, vivait à la campagne. Le bruit cessait, éteint dès l’entrée par ces murailles épaisses, par ces pierres sourdes.

Retirées et intimes, dès qu’elles tournaient le dos aux rues, ces maisons batelaient lorsqu’elles faisaient face au public ; elles se déhanchaient avec leurs buffleteries de chêne noir, titubaient sous leur bonnet en chausse à filtrer de clown, semblaient débiter des boniments au dehors et ne cesser leurs facéties que pour se recueillir en leur céans ; celles de ces bâtisses qui se livraient au commerce adoptaient, tout en restant gaies, l’allure de leur profession ; leurs traits étaient façonnés par le métier des gens ; elles étaient leurs coquilles, étaient agencées exprès pour eux ; le fournil du boulanger, la forge de l’artisan, avaient décidé des contours et des ornements des lieux qui les contenaient ; ce n’était pas, comme maintenant, d’indifférentes boutiques, aptes à arborer le comptoir d’un marchand de vins, le magasin d’un fabricant de vélocipèdes ou la resserre d’un droguiste.

Le quartier Saint-Séverin fut, dès son origine, ce qu’il est maintenant, un quartier miséreux et mal famé ; aussi regorgeait-il de clapiers et de bouges ; son aspect était sinistre à la fois et hilare ; il y avait, à côté d’au- berges de plaisante mine et d’avenantes rôtisseries pour les étudiants, des repaires pour bandits, des coupe-gorge accroupis dans la fange des trous punais ; il y avait aussi, çà et là, quelques anciens hôtels appartenant à des familles seigneuriales et qui devaient s’écarter, avec morgue, de ces tavernes en fête, lesquelles regardaient certainement à leur tour du haut de leurs joyeux pignons le sanhédrin des bicoques usées, des ignobles cambuses où gîtaient les voleurs et les loqueteux.

Mais que ces bâtisses fussent jeunes ou vieilles, riches ou pauvres, elles étaient quand même lancées pêle-mêle dans le tourbillon cocasse des rues qui les conduisaient au galop de leurs pentes, les jetaient dans des pattes d’oie, dans des tranchées, dans des places plantées de piloris et de calvaires ; et, là, d’autres maisons s’avançaient à leur rencontre, leur faisaient la révérence, ou dansaient en rond, le bonnet de travers, les pieds dans un tas de boue. Puis le cercle de la place se rompait et les rues repartaient, se faufilaient en de maigres sentes, finissaient par se perdre dans des allées en sueur, dans les tunnels obscurs des grands porches.