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Willelmine/Chapitre II

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A quelques jours de là, Willelmine et Stéphane abordèrent ensemble dans une petite ile de mélèzes et de myrtes, située à peu de distance du rivage.

C’était le lieu que la jeune femme avait choisi pour verser dans le sein du philosophe le secret de ses douleurs passées. Quand elle se fut assise, en vue de la pleine mer, elle laissa planer son regard ému sur l’immensité. Un sourire triste et doux erra sur ses lèvres et sembla témoigner de l’amertume de ses souvenirs. Puis elle se recueillit, et après avoir pressé sur son cœur la main de Stéphane, elle lui parla ainsi :

J’ai reçu cette éducation déplorable qui tend à nous inspirer le mépris des lois sociales et le dégoût de notre véritable rôle. J’avais dix ans quand je perdis mon père. Ma mère, qui avait eu beaucoup à souffrir de son humeur inégale et violente, commença dès lors à développer en moi le penchant funeste de l’indépendance.

A mesure que j’avançais en âge, elle m’entretenait d’idées exaltées sur le bonheur qu’une femme peut trouver dans une destinée d’exception. Elle me représentait la gloire dont je jouirais en m’appropriant l’instruction et les lumières qu’on refuse à mon sexe.

Bientôt elle me peignit les hommes et le mariage sous un jour odieux. Quoiqu’elle parût heureuse de recevoir mes caresses, il lui arrivait souvent de s’y soustraire par un brusque effort, comme si elle eût craint de favoriser le besoin impérieux d’épanchement que j’avais reçu de la nature.

Cette première lutte contre mes sentiments eut un funeste résultat. Ma sensibilité, sans cesse contenue, se changea en un enthousiasme fougueux qui s’étendait à tout et me rendit incapable de discernement. Je me souviens que tout enfant il m’arriva de m’élancer au secours d’un assassin en le voyant conduire au supplice.

Ce fut en me voyant souffrir, de si bonne heure, par le cœur, que ma mère résolut de mettre en relief toute ma force et de jeter sur mes épaules la cuirasse pesante et glacée de l’orgueil.

La terre que nous habitions était située sur les côtes de la Bretagne, à peu de distance de la mer. C’était un lieu singulièrement pittoresque et aussi propre à favoriser le développement du corps que le vagabondage de la pensée.

Je crois voir encore les âpres sentiers qu’un vieux serviteur m’aidait à parcourir chaque jour ; que de fois, pour me soustraire à la fatigue de la marche et à la violence de mes sensations, je me suis endormie sur le bord d’un précipice ou sous la voûte ébranlée d’une falaise. Souvent aussi, entraînée par le besoin d’émotions qui me dévorait, il m’est arrivé de passer des heures entières sur le sommet en ruines d’une vieille tour pour y guetter le choc des éléments et les approches de la tempête.

Chaque matin, à l’aube du jour, je gravissais une haute colline d’où l’on découvrait un horizon immense. Là, dans une muette extase, j’assistais au réveil de la nature. J’aimais à rêver, un œil fixé sur le déclin du vague, l’autre sur l’apparition imposante de la réalité.

La lecture était mon occupation favorite, elle adoucissait ce que ma vie avait d’excentrique et de rude et servait, pour ainsi dire, de proie à mon enthousiasme. Combien de larmes délicieuses et terribles j’ai répandues avec Werther ! Que d’émotions tendres et douloureuses j’ai partagées avec Paul !

En revanche l’étude des sciences ne m’intéressa nullement. Pour complaire à ma mère, j’eus des maîtres de géométrie et de physique. Je les fis briller pendant un an, puis mon premier jet de flamme éteint, l’application me devint odieuse. Mes facultés, à la lois excitées et lasses, portèrent un trouble profond dans mon organisation. Les sensations les plus tumultueuses commencèrent à fermenter en moi. Je passais tour à tour de la gaieté la plus folle à la mélancolie la plus amère. Tantôt j’éprouvais un besoin violent de solitude et d’air, alors je courais me tapir au fond des bois ou me dresser de toute ma hauteur sur les collines. Là, je contemplais en soupirant les imposantes harmonies de la nature. Je priais Dieu avec ardeur de m’y associer et de me délivrer de la force ou de la faiblesse qui me consumaient. D’autres fois, lasse de chercher le repos dans l’isolement, je me mêlais aux jeunes pâtres de la vallée et j’essayais, en conversant avec eux, de leur surprendre le secret de leur insouciance et de leur joie.

La mort prématurée de ma mère vint me frapper au milieu de ces agitations cruelles.

J’entrais dans ma dix-huitième année quand ce grand événement eut lieu. Quoique je n’eusse joui qu’à demi du lien sacré qui m’échappait, je pensai avec joie que je ne survivrais pas à sa perte. Je restais seule sans soutien et sans guide sur cette terre où j’avais déjà tant souffert. Il me parut impossible que Dieu ne me rappelât point à lui.

Cependant l’abattement résigné dans lequel j’attendais la fin de ma vie ne tarda pas à me devenir salutaire. Mes facultés, reposées de l’enthousiasme et ennoblies par la légitimité de ma douleur, se retrempèrent, peu à peu, à cette austère source. Insensiblement le rôle d’élite, rêvé par ma mère, me revint en mémoire et jaillit comme un brillant météore du sein de ma vie froide et désolée. Je me résolus alors à abandonner, avec mes souvenirs, les véritables éléments de l’art, pour aller chercher au milieu des villes les théories froides et petites qui le nivèlent à l’homme. Ce fut pour moi un jour à la fois solennel et terrible que celui où je m’élançai, sans un ami, à la rencontre de mon orageuse destinée. Pour posséder des ressources assorties à mon nouveau genre de vie, j’avais été obligée de réaliser presque entièrement ma fortune. J’exceptai seulement de la vente de mon bien la demeure modeste que j’avais habitée avec ma mère et où ses cendres reposaient. J’en fis murer toutes les issues extérieures et après avoir recueilli les larmes et les bénédictions de nos fidèles serviteurs, les seuls êtres qui s’intéressassent désormais à moi dans le monde, je dis adieu pour jamais au berceau de ma famille. Ce dernier et pénible effort accompli, je crus sentir renaître un peu de calme au dedans de moi. Le spectacle bizarre et animé d’une grande ville me parut devoir faire à la longue diversion à ma douleur. Enfin, à force de sonder mon âme, je finis par y trouver ce qui nous abandonne bien rarement, un reste d’espérance et d’amour de la vie.

Je m’étais logée sur un quai solitaire, situé à l’entrée de la ville ; ce lieu, en apparence si différent de ceux que je venais de quitter, m’aidait cependant à m’en retracer le souvenir.

La nuit, quand l’obscurité enveloppait le sommet des hauts édifices qui bordent les deux rives du fleuve, l’horizon m’apparaissait, comme autrefois, sous la vaste figure de l’infini. Chaque bruit de l’eau m’apportait les poésies du passé et faisait battre mon cœur comme une douce apparition. Souvent, à force de me retracer la mélancolique image de ma mère, j’ai cru la voir passer rapidement dans une nuée ou assise sur l’orbe paisible de la lune.

Les habitudes presque sauvages que j’avais contractées dans mon enfance m’empêchèrent de trouver aucun plaisir dans les satisfactions égoïstes du luxe. Je m’étonnais souvent avec le pauvre à l’aspect des puérilités splendides étalées sous ses yeux. Puis je me demandais avec amertume lequel du respect ou de la crainte avaient pu parvenir à enchaîner ses tentations.

La seule folie que je fis, en débutant dans une vie si nouvelle pour moi, fut de m’entourer d’une quantité prodigieuse de livres, parmi lesquels je laissai s’insinuer tous les poisons de notre époque. Quoique élevée à l’école délicate du dix-huitième siècle, je ressentais d’invincibles sympathies pour ces créations tourmentées et sans avenir, dont l’anarchie seule possède le moule. J’aurais voulu servir d’écho à ce grand cri de détresse qui s’échappe par tous les pores d’une société qui enfante. J’ignorais, hélas, combien la passion et l’égoïsme ont encore de part aux protestations humaines les plus légitimes.

En peu de temps, j’eus dévoré des monceaux de libelles contre la société et mon esprit se trouva être à la hauteur de mon siècle. Pour abréger mon noviciat, je fis bon marché de l’expérience qui me manquait et je m’avançai sur la scène du monde actuel, tenant d’une main les lois de Lycurgue et de l’autre la civilisation escortée par l’état de nature. Vous savez quel a été mon début et avec quels transports d’enthousiasme fut accueilli mon premier livre. Il traversa le monde comme ces comètes redoutables dont l’éclat trouble et surprend le regard des hommes. En vain quelques penseurs essayèrent de me réfuter. L’art se rua sur leur logique robuste et déclara de sa voix despotique l’adoption de mon œuvre. Les femmes complétèrent mon triomphe en faisant mine de s’y associer. Les moins hardies trouvèrent derrière mon audace un abri commode ; les autres forcèrent ma solitude et travaillèrent paisiblement sous mes yeux à m’imposer le patronage de leurs vices.

Mon ignorance du monde ne me permit pas d’abord de distinguer le rôle que je jouais vis-à-vis de lui. Le doux venin de la flatterie, tout en engourdissant mes blessures, avait éveillé en moi d’immenses besoin de cœur auxquels je commençais à sacrifier en secret mon orgueil. Chaque soir ; quand, au lieu de dévorer péniblement les heures à mon foyer solitaire, je voyais se grouper à mes côtés ces femmes caressantes et menteuses qui composent l’élite la société française, quand j’avais aspiré, par tous mes pores, le poison qui découle de la savante éloquence des hommes, je me prenais dans un naïf transport à bénir la mémoire de ma mère qui m’avait enseigné le chemin de la gloire et fait trouver le bonheur qu’elle procure. Qu’il eût été facile alors, à une main amie, de s’emparer de mes convictions et d’imprimer à mes principes une impulsion salutaire ! Parmi les célébrités de toute espèce qui m’entourèrent alors, se trouvait un jeune poète dont la beauté et la verve chaleureuse ne tardèrent pas à faire impression sur mon esprit. Tous deux, nous avions porté une main, également hardie, sur l’édifice du passé : lui, ambitieux, mal à l’aise après avoir lancé ses foudres naïves contre le pouvoir, avait fini par s’accrocher impitoyablement aux flancs des riches et par revêtir aux yeux du peuple la sainte livrée du réformateur. Dans un temps où chaque lutte positive étreint l’idéal de son robuste souffle, il eut l’habileté de ranimer le germe de la poésie dans le fond des cœurs. Ses brillantes utopies sont de celles qui ont arraché au siècle ce mot profane : « La forme quand même ! » Je marchai bientôt de bonne foi dans la voie sans grandeur ou cet homme léger s’amusait à déployer ses grâces. Dans mon désir ardent de lui plaire, je me promis de franchir aveuglément chacune des limites qu’il voudrait me marquer.

Mes succès n’eurent plus alors pour moi que le parfum de la fleur qui a servi à nous parer.

Je les effeuillais chaque jour à ses pieds en le suppliant de m’accepter pour esclave.

Une nuit, après avoir fait les honneurs à mon cercle, je le trouvai qui avait pénétré dans ma chambre à coucher, où il m’attendait dans une sorte d’apprêt solennel.

En me voyant entrer, il vint à moi d’un air grave et, sans me laisser le temps de manifester ma surprise : « — Willelmine, me dit-il, j’ai à vous parler de choses importantes et qui nous concernent seuls. C’est pourquoi j’ai eu la pensée de venir vous chercher dans ce sanctuaire où les importuns ne sauraient nous atteindre. Dites-moi que ma présence, en ce lieu et à cette heure, ne vous offense pas, afin que je puisse vous ouvrir tout mon cœur.

-Parlez donc vite, lui dis-je, sans pouvoir maîtriser mon émotion ; délivrez-moi de l’angoisse de me voir placée, par l’homme que j’aime, dans une situation inconvenante.

-Je ne croyais pas avoir à craindre un tel reproche de votre part, reprit-il, d’un air triste. Les femmes comme vous ne règlent ordinairement leur conduite que sur leurs sentiments, et quant aux convenances, c’est un mot sonore à force d’être vide et tout au plus digne de servir d’enseigne au vulgaire. Ne sens-tu donc pas cela comme moi ? ajouta-t-il, en me serrant avec force contre son cœur. N’es-tu pas la femme généreuse et supérieure qui m’a dit : « Laissez-moi vous aimer ; la société n’a pas d’entraves que je ne sois prête à braver pour vous. Si ses lois vous répugnent, je m’affranchirai de ses lois. Je m’isolerai du monde, s’il condamne notre amour. Dites un mot et, pour vous plaire, je renoncerai à la gloire elle-même qui m’a valu le bonheur de vous connaître. » Si tu as oublié tout cela, Willelmine, je m’en souviens, moi, et c’est pour te le rappeler que je suis venu ; car tu l’as dit, la société et ses lois de force me sont odieuses et je ne consentirai jamais à river ton amour à une chaîne. Que les femmes vulgaires courbent leurs têtes frivoles sous la main égoïste d’un maître, à la bonne heure ! Mais toi, dont le cœur et la pensée ont su franchir les bornes étroites prescrites à ton sexe, quel compte ne serais-tu pas en droit de me demander de ta liberté, si j’abusais du pouvoir que me donnent les lois pour te la ravir ? Et d’ailleurs où sont les sentiments qui peuvent se mesurer avec ceux qui se développent dans le cœur heureux et indépendant ? N’as-tu pas vu l’égoïsme pulluler au sein de chacune des institutions qui enrégimentent l’humanité ? Le mariage surtout ne porte-t-il pas une atteinte mortelle au progrès, en faisant une loi à l’homme de circonscrire ses affections en deçà du cercle de sa famille ? Aussi, pour notre pauvre siècle terni, plus d’héroïsme, plus de poésie ! Encore un peu de temps et le citoyen ne pourra plus être recruté que parmi les eunuques et les prêtres. Le mariage a tout tué : l’amour, l’hospitalité, la valeur, tout, hormis la soif de l’or et l’ambition du pouvoir ».

En se faisant ainsi le champion de l’erreur, cet homme artificieux remuait, à mon insu, les puissantes cordes de mon passé. Son éloquence facile, la grâce énergique de ses discours, la tendresse passionnée qu’il m’inspirait, tout concourait à aveugler mon jugement et à me livrer sans défense à ses séductions. Quand il eut épuisé tous les lieux communs de la contre-morale, il consentit à m’enivrer du langage, si nouveau pour moi, de la passion. Il me peignit, en homme exercé, les délices dont il versait le torrent dans mon cœur. Il fit briller à mes yeux étonnés le tableau gracieux et faux d’une vie d’amour et de liberté. Que vous dirai-je ? Deux heures suffirent pour consommer son triomphe et mon opprobre. Et je m’endormis sur son sein, bercée par les brillantes chimères de mon imagination. Le lendemain, quand je m’éveillai, j’étais seule ! Seule comme la femme adultère ou la courtisane ! En vain je cherchais autour de moi un cœur pour répandre la plénitude du mien. Je ne trouvais qu’un mot rapide de l’homme à qui je venais de sacrifier l’avenir. Il m’apprenait qu’il me reverrait la nuit suivante. Je compris par là que la lumière du jour ne doit briller que sur les amours légitimes.

Je passai la matinée qui suivit ce premier réveil dans un état impossible à décrire. La crainte s’attache promptement aux flancs du bonheur que nous usurpons. Je ne tardai pas à en ressentir les atteintes. Je me représentai instinctivement les habitudes mondaines de l’homme que j’aimais ; l’influence qu’elles devaient avoir sur ses goûts, sur la durée de ses sentiments. Je pensai en tremblant à sa beauté, si prônée par les femmes, et qui avait, en partie, fixé mon choix. Je le vis dans le passé triomphant à son gré de tous les obstacles et s’enivrant tour à tour sous le souffle excitant du vice et sous la chaste étreinte de l’innocence. Je m’exagérai les plaisirs de cette vie facile, mais sitôt fade, que les hommes contractent dans l’indépendance. Je me dis que pour ressentir encore l’amour au sortir des boudoirs parisiens, il fallait être au moins un dieu. Alors je songeai aux austères enseignements de ma mère et, sans force pour contempler le sombre tableau que je venais d’élever, je me laissai aller à une amère douleur.

Mais il n’est pas dans ma nature de pouvoir subir longtemps les mêmes sensations. La mobilité a été l’un des traits principaux de mon caractère. Et avec un cœur qui ne se détache que dans d’atroces déchirements, j’ai un esprit incapable de se fixer et qui m’a fait accuser d’inconstance par tous les gens de mauvais vouloir qui m’ont entourée.

Quelques heures s’étaient à peine écoulées, depuis cette crise, que déjà j’envisageai avec enthousiasme tous les périls de ma situation. A force de me répéter les naïfs sophismes de l’amour, je parvins à me forger un avenir d’enchantement dans lequel je me retranchai dans une forteresse. La conduite de mon amant ne me parut plus alors que l’enchaînement le plus délicat de la générosité et de l’amour ; il me sembla glorieux d’avoir à conquérir un tel cœur sur le champ de bataille des passions et, dans mon regret de l’avoir offensé par mes soupçons, je formai tout à coup le projet d’aller les lui avouer et de soulager mon cœur du poids qui l’oppressait.

On était alors au commencement de janvier, à cette époque où les grandes villes sont dans tout leur luxe. Les boutiques resplendissaient aux regards comme les mille facettes d’un palais de fée. Les promenades semblaient émaillées par les fraîches et riches parures des femmes. Pour la première fois, je me laissai aller à contempler ce gracieux tourbillon de la foule où s’isolent et se cachent tant de douleurs. Dans ce moment, une pauvre femme, qui considérait ce spectacle d’un air hébété, s’approcha de moi. Elle tenait dans ses bras un enfant maigre et pâle qu’elle mit sous mes yeux et, après m’avoir regardé un moment à la dérobée, elle murmura à voix basse quelques paroles inintelligibles dont je ne compris que trop le sens. Le son de cette voix humaine était déchirant. Le contraste qu’elle formait avec les conversations animées et l’air heureux des passants me remplit d’une angoisse douloureuse et je tirai vivement ma bourse pour la donner à l’infortunée qui n’osait m’implorer. Je fus frappée du geste d’avidité et de terreur avec lequel elle accueillit mon secours ; mais elle s’était à peine éloignée de quelques pas que je vis deux hommes la saisir et l’emmener à un corps de garde voisin, où l’éternel cortège du malfaiteur et du pauvre la suivit.

Comme je me retournais du côté de la foule pour lui demander compte de cette scène de violence, j’entendis un vieillard qui disait : « Malheureux temps, où le peu de bien qu’on veut faire se change en mal ! — Laissez donc, dirent d’un ton paisible quelques ouvriers, cette femme n’a que ce qu’elle cherchait. Ne vaut-il pas bien mieux manger et se chauffer en prison que de périr d’inanition au coin d’une borne ? —Quoi, m’écriai-je, serait-ce à cause du secours que j’ai donné à cette infortunée qu’on l’arrête ? — Précisément, me répondit-on, il y va pour elle de trois mois de détention ». Ce peu de mots me fit frissonner et, sans réfléchir à ce que je faisais, je m’élançai sur le seuil d’une de ces prisons improvisées par l’égoïsme et qu’il a jetées comme un lieu de déblai sur le passage du riche. Les gens qui m’entouraient, frappés de ma résolution sans la comprendre, se mirent à me suivre. Bientôt les oisifs eurent formé autour de moi un vaste cercle dont la vue faillit suspendre mon courage. Arrivée devant la sentinelle qui gardait l’entrée du poste, je m’efforçai de recueillir mes forces et je lui demandai de me faire parler aux deux hommes qui venaient d’amener une femme. L’un d’eux parut en m’entendant et me demanda rudement ce que je lui voulais. « Je veux vous représenter que l’infortunée que vous venez d’arrêter ne m’a pas demandé l’aumône, lui dis-je. C’est de mon chef que je lui ai donné un secours dont elle paraissait avoir le plus pressant besoin.

Je suis donc seule en faute. —Occupez-vous de continuer votre route, me dit-il, et laissez les employés du gouvernement faire leur devoir ou sinon ils vous apprendront qu’ils n’ont de comptes à rendre à personne ». En disant ces mots, il appuya ses larges mains sur mes épaules et me repoussa au centre de la foule. Dans ce moment, mon nom fut prononcé et la curiosité machinale, qui s’éveille chez le vulgaire à l’aspect de tout ce qui est célèbre, vint encore compliquer ma situation. « C’est une voleuse, dit à haute voix une femme du peuple, mais comme elle écrit sur la morale ils l’ont relâchée. — Ma foi, dit un étudiant, vive la morale des belles femmes, surtout quand elle sert à leur sauver le cou ».

Pendant ces injurieux monologues et d’autres semblables, la foule continuait à m’envelopper de toutes parts. Le petit nombre d’hommes qui avaient été témoins du début de cette scène faisaient des efforts inouïs pour m’aider à franchir la formidable enceinte dont j’étais entourée ; mais le peuple parisien, si disciplinable dans les crises et si officieux dans le danger, devient implacable devant l’appât d’un spectacle. Malheur alors à la proie qui lui est offerte ; il l’enlace, l’étreint jusqu’à ce qu’elle tombe meurtrie et souillée, après avoir assouvi son regard avide et comblé les lacunes de son imagination.

Ce ne fut qu’au bout de quelques instants, qui me parurent un siècle, que je me trouvai enfin dégagée de la masse terrible qui me pressait. Plusieurs jeunes gens firent avancer une voiture jusqu’à l’endroit où j’étais, et elle m’emporta à demi mourante vers la demeure de l’homme que j’aimais.

Il était allé à une course de chevaux et devait se rendre, de là, à la Chambre. Deux laquais, après m’avoir donné cet avis d’un air obséquieux, m’introduisirent dans un appartement meublé avec luxe et où les mille recherches du confort et de la mode semblaient s’être donné rendez-vous. Des tapis moelleux, des sièges de toutes les formes et dans le goût antique, des tentures de velours rehaussés d’ornements en or et en argent, de riches étagères garnies de curiosités précieuses, ainsi se composait la partie matérielle de cet ameublement. Je fus frappée de la puérilité qui s’y faisait remarquer et y régnait, dans tout ce qui tient aux aises de la vie. Il semblait, en pénétrant dans cette atmosphère si tiède, en recevant ces rayons si bien ménagés et si doux qu’on tirait de l’extérieur, que la vie d’une personne importante eût nécessité tous ces soins. L’imagination se refusait à asseoir sur ces monceaux de plume et de soie un homme doué de la force de la jeunesse, et habitué à célébrer les souffrances du pauvre. La pensée semblait devoir s’éteindre comme le bruit des pas humains au sein de ce séjour voluptueux, et les arts eux-mêmes auraient craint d’y fixer leur séjour, car il faut, avant tout, au génie, l’air et la liberté.

J’étais plongée depuis quelque temps dans ces réflexions quand l’un des deux laquais qui m’avaient introduite ouvrit une porte à deux battants et annonça l’arrivée de monsieur le baron.

Je ne connaissais pas ce titre à mon amant ; je fus donc on ne peut pas plus surprise, en le voyant entrer. De son côté, il recula d’étonnement en m’apercevant. Une expression singulière d’irrésolution et de dépit, qui se peignit sur ses traits, paralysa dans mon cœur la joie que me causait sa présence. Je me sentis émue devant lui comme à l’approche des grandes phases de ma vie et j’attendis en silence qu’il s’expliquât. Il le fit en homme pressé par la nécessité et qui confie au hasard l’honneur des processions de foi de la veille. Il s’emporta en éloge des convenances mondaines, il me parla de l’éclat qu’elles contribuent à jeter sur un nom déjà célèbre, puis il feignit d’être obligé de m’apprendre qu’une femme se doit de ne recevoir les hommages d’un homme que chez elle, quel que soit le degré de son amour. Dans ce moment on sonna vivement et une voix à la fois douce et impérieuse demanda si le baron Raoul était rentré. « Cachez-vous, me dit-il avec effroi, qu’on ne vous voie pas ici. » En disant ces mots, il me poussa dans un cabinet dont la porte était entr’ouverte et une femme vint s’asseoir à côté de lui, à la place que je venais de quitter.

« Eh, bon dieu, baron, lui dit-elle, dans quelle agitation je vous vois. Mahomet se serait-il égratigné la jambe en heurtant le but, ou bien y aurait-il eu défection parmi nos estimables bonnetiers du cinquième ? S’il en est ainsi, je n’arrive pas tout à fait mal à propos, car je vous apporte trois voix.

-Vous me comblez de bontés, reprit Raoul, et si vous me voyez confus, c’est de ne pas vous avoir encore remerciée pour ce titre que sûrement je vous dois. — Vous n’en doutez pas, je pense, dit l’étrangère, vous connaissez assez les démarches que j’ai faites pour l’obtenir ; vous savez d’ailleurs que j’ai presque autant d’ambition pour vous que vous-même et, si j’étais cent mille hommes, je vous mettrais bonnement sur le trône, sans penser que le lendemain je me trouverais votre sujette. En attendant, tâchons de devenir député. Aussi bien vous feriez un roi passablement maussade aujourd’hui, ajouta-t-elle après une pause. Je ne sais, mais il faut qu’il se passe quelque chose que j’ignore et qui dépasse ma petite portée. Elle me suffit cependant pour voir que ma visite vous gêne en ce moment, convenez-en, Raoul.

-Eh bien oui ! dit-il avec force, j’en conviendrai, parce qu’il y a des situations dans la vie au milieu desquelles nous ne devons prendre conseil que de l’honneur.

-Juste ciel ! s’écria cette malheureuse femme, s’agirait-il de quelque méchante affaire politique et auriez-vous eu la pensée de vous battre sans m’en prévenir, Raoul ? Oh ! si vous ne pouvez pas me prouver que rien ne menace votre vie, je reste, je m’installe à vos côtés, je me constitue votre garde nationale, partout où vous irez je vous suivrai, j’abandonne mon mari à sa goutte, ma réputation à la bise des salons. À mon poète, ne sais-tu pas que tu es seul pour moi dans la vie, et que je t’aime à la fois comme une mère et une amante ? Tiens, j’ai passé avec délices bien des nuits pour te broder ce turban avec lequel tu m’as promis de te faire peindre ; laisse-moi te l’essayer afin que je jouisse, une fois de plus, de ta beauté ».

En entendant ces mots, il me devint impossible de me contenir davantage et je me précipitai d’un bond en face des deux acteurs de cette scène.

« Willelmine ! s’écria Raoul d’une voix furieuse, avez-vous perdu le sens ? » En même temps, il fit un geste comme pour me reconduire dans la pièce que je venais de quitter, mais ma rivale se dressa devant lui, majestueuse et implacable. « Raoul, répondez, lui dit-elle, est-ce ceci que vous entendiez par l’affaire d’honneur dont vous me parliez tout à l’heure ? Oui, dit-il d’une voix qu’il tâcha de rendre ferme.

-Et cette femme, est-elle la femme célèbre dont vous m’avez parlé ?

-Oui, répéta Raoul.

-Eh bien, Madame, écoutez ce que je vais vous apprendre, me dit-elle en se tournant vers moi. Cet homme-là me doit tout ce qu’il est et tout ce qu’il a ; je l’ai ramassé dates la rue colportant des écrits dangereux et cherchant à répandre le trouble et la division parmi le peuple, pour être l’un des premiers à profiter de son trouble. Il avait la beauté et les grâces qu’il a maintenant, un cœur de glace, et l’ambition d’un démon. Je n’ai pu parvenir à réchauffer l’un et j’ai développé l’autre d’une manière effrayante en me dévouant sans cesse à lui. Maintenant son égoïsme et son ambition marchent de pair ; malheur à vous si vous l’aimez, car vous ne me succéder que dans son orgueil. En achevant ces mots, elle fit un geste de mépris royal à Raoul et se retira avec la dignité et le calme que donnent souvent au même degré l’indifférence et la haine. C’était une femme sur le retour de l’âge et dont la beauté avait dû être accomplie. Il y avait dans l’expression de ses traits un mélange de grâce et de noblesse qui me frappa vivement. Le souvenir de la douleur que je lui ai causée est souvent venu troubler mon cœur comme un remords. Quelque rapide qu’eût été cette scène, elle m’avait tellement ébranlée que je passais plusieurs heures de suite en proie à d’horribles convulsions. Quand je revins à moi, j’étais couchée sur une espèce de lit de parade dans une chambre somptueusement meublée. Un médecin était à mes côtés, interrogeait sans cesse mon pouls et faisait signe du geste à Raoul, qui se tenait à demi caché derrière la tenture du lit. Jamais sa beauté ne m’avait paru plus frappante qu’en ce moment. Il portait un long vêtement de chambre qui, tout en paraissant avoir été revêtu à la hâte, mettait singulièrement en relief son élégance naturelle. Sa magnifique chevelure noire, rejetée en désordre sur le sommet de sa tête, découvrait un ovale et des traits dont la statuaire eut été jalouse, mais où la phrénologie eut aisément lu mon arrêt. A l’inquiétude exaltée qui se peignait dans son regard, à la pâleur de marbre répandue sur son visage, je jugeai qu’il avait beaucoup souffert ; je sentis mon cœur se fondre à cette pensée, et je m’éveillai pleine de courage et de passion sur cette couche où la douleur m’avait jetée brisée. Quand le médecin se fut retiré, mon premier mouvement fut de me jeter dans les bras de Raoul. Je voulais le tranquilliser sur mes sentiments et l’aider à se décharger des souvenirs de la journée, mais il y revint de lui-même et avec la résolution d’un homme qui tient à déblayer le présent du passé. « Chère et sublime amie, me dit-il, je savais bien que la perfidie et la haine ne réussiraient pas à m’enlever ton amour ; je savais bien que l’honneur ne se brise pas comme un jouet, même aux mains d’une femme furieuse. Pourtant honte à moi, pour avoir subi celte protection salissante, honte éternelle à l’enfant fier et libre du peuple qui n’a pas su s’élancer seul des abîmes sans fond de la misère aux régions splendides de la pensée. Malheur à mon génie, pour s’être fait un marchepied de l’orgueil et de la puissance de cette femme. Mieux eût valu condamner mes bras au travail et frapper mon front de stérilité.

— Vous ne l’avez donc pas aimée, Raoul ? me hasardai-je à dire.

-Je l’ai aimée comme on aime à vingt ans, où tout ce qui vient au devant de nous nous semble généreux et pur. Elle avait trente-six ans alors, et, malgré sa beauté, elle commençait à pressentir cette phase critique de la vie, où une femme doit songer à puiser ses moyens de séduction seulement dans son cœur. Personne plus qu’elle ne savait jouer la bonté et le dévouement, et personne ne réunit, au même degré, la sécheresse et le calcul. Je me vis bientôt comprimé, garroté moralement par cette femme ; sous prétexte de vouloir développer et étendre mon intelligence, elle retardait chacun de mes succès et me forçait à pâlir sur des livres d’histoire. Elle me lisait souvent les poètes anciens mais sans goût, sans portée, et avec une affectation d’enthousiasme qui me les fit prendre en dégoût. Mes débuts m’affranchirent enfin de cette tutrice fatigante, et quand elle se vit forcée de disparaitre derrière le public, elle se plut à verser le doute et la crainte dans mon âme.

« La vérité vous aurait fait plus grand que la louange, me dit-elle, mais vous n’êtes déjà plus en état de l’entendre : je la renfermerai dans mon cœur.

De ce moment, j’ai compris que l’enthousiasme est à l’amour ce que la poésie est à la pensée. La femme a encore plus besoin de sa fraîcheur morale, pour être aimée, que de sa fraîcheur et de sa beauté physiques ; les années ne semblent s’inscrire sur son front que pour signaler les ravages qu’elles ont déjà faits dans le cœur ».

En achevant ces mots, Raoul parut tomber dans une rêverie profonde ; un feu sombre brillait dans son regard qu’il tournait fixé vers la terre, de profonds soupirs s’échappaient de sa poitrine oppressée. Tout à coup il m’étreignit avec passion et me dit « Ecoute Willelmine, si amer qu’ait été mon passé, je sens que mon esprit peut en balayer jusqu’à la trace, si tu me restes. Consens à me donner aujourd’hui même une preuve publique de ton amour, et je bannirai pour jamais de mon cœur tous les souvenirs où tu n’es pas.

-Je suis prête à te sacrifier même ma répugnance du mariage, lui dis-je, soumettons-nous à la tyrannie de l’opinion afin de pouvoir vivre l’un près de l’autre sous le même toit. »

En m’entendant formuler un plan si contraire à ses vues, cet homme exercé ne put réprimer un léger frémissement, mais il l’exploita avec son habileté ordinaire au profit des sentiments les plus élevés et les plus purs. Pour me ramener sur son terrain ; il n’eut besoin que de me soumettre de nouveau à la brûlante épreuve de son éloquence ; il joua la candeur et le renoncement à s’y tromper lui-même, et quand il me vit domptée par l’enthousiasme, il capitula avec la dextérité d’un homme habitué aux affaires. « Tout Paris sera ce soir aux Italiens, me dit-il, allons-y prendre publiquement possession de notre bonheur ; c’est à toi à me venger des mépris de cette femme.

-Mais, Raoul, je suis bien faible, lui dis-je ; les émotions de cette journée m’ont brisée et je sens que j’éprouverais une répugnance invincible à me charger d’une mission de vengeance. Au nom de notre amour, renoncez à vos projets. La modération est la seule arme qu’un homme bien né puisse opposer aux torts d’une femme.

-Tu ne connais pas le monde, reprit-il avec un sourire amer, tu ne sais pas avec quelle dextérité il met en poudre l’homme qui s’efface derrière une lutte ; ton âme est d’ailleurs trop pure pour que tu puisses comprendre à quels dangers est exposé l’homme qui a blessé la vanité d’une femme puissante ».

Ces dernières paroles frappaient juste ; elles me rendirent mon énergie en un moment. Quand Raoul me vit prête à le suivre, il présida à ma parure avec un soin puéril. Il fit venir deux ouvrières des ateliers les plus célèbres et en deux heures elles m’eurent revêtue magnifiquement. Elles firent disparaître ma pâleur sous le fard léger des coquettes ; mes pensées se perdirent parmi des fleurs qui couvraient mon front. Quand je me regardai, je me trouvai belle, mais je sentis peser en même temps sur mon cœur la chaîne des martyres.

Le spectacle était commencé quand nous arrivâmes ; l’actrice principale achevait de chanter le magnifique solo… Quand elle eut fini, Raoul fit entendre un bravo sonore qui attira tous les regards sur nous. C’était la seconde fois de la journée que je subissais cette terrible fascination du regard que la foule peut exercer à son gré sur un seul individu. Je voyais comme au travers d’un nuage les sourires demi-bienveillants que les femmes s’efforçaient de m’accorder ainsi que les saluts guindés que les hommes échangeaient avec Raoul. Je me sentis bientôt hors d’état de supporter ce spectacle et je me retirai au bout d’un moment dans le fond de la loge. « Vous êtes une sauvage, me dit Raoul, en venant s’asseoir auprès de moi. Comment ! il n’y a pas dans toute cette salle une femme qui ne voulût être à votre place, vous avez fait sensation à tous les titres, et vous voilà vous pâmant comme un lycéen qui reçoit son premier prix. Tenez, je vous en veux ; il faut que j’aille charger l’ambassadeur de X de venir vous gronder. » En achevant ces mots, il sortit et j’entendis le dialogue suivant dans la loge voisine de la nôtre.

« Eh bien ! mon cher Lord, vous venez de voir nos deux plus grandes célébrités mâle et femelle. Que dites-vous de cette dernière, la trop fameuse Willelmine ? — Qu’est-ce que c’est que cette Willelmine, demanda le Lord avec insouciance, un bas bleu, une lionne ou une empoisonneuse ? -Rien de tout cela, précisément, reprit le premier interlocuteur. Ceci est la vraie greffe de l’époque. Un de ces messies bavards, éclos sous l’aile de la civilisation et de l’anarchie et qui se croient appelés à déposséder le monde de ses plus anciennes institutions pour peu que la barbe s’endorme. C’est, en un mot, ce que nous appelons chez nous une femme de talent, une de ces créatures dont l’habileté consiste à transformer leur grâce en massue, leur intelligence en poison, et leurs passions en doctrine. — Celle-ci me semble bien jeune pour avoir déjà fait tout ce scandale, reprit le Lord, et elle m’a bien l’air d’en être à son premier amant.

-Eh bien ! vous êtes mat dans votre conjecture, cher Lord, cette ferme n’en est pas plus à son premier amant que vous à votre dernière maîtresse.

-Bah, comment savez-vous cela, vous ? demanda le Lord, en étouffant un gros rire de satisfaction.

— Suffit que je le tiens de bonne source, dit mystérieusement l’autre voix… Mais écoutez la cavatine.

Dans ce moment Raoul rentra, précédé de l’ambassadeur de X dans la simple tenue d’un gentilhomme campagnard. C’était un homme supérieur et dont la loyauté s’était constamment maintenue à l’épreuve de ses délicates fonctions. Son caractère offrait un rare assemblage des qualités qui font à la fois aimer et craindre. Habile et franc, audacieux et sage, imposant et simple, tel il avait été jugé dans la plupart des cours de l’Europe. Aussi les souverains qu’il avait représentés s’étaient-ils plu à le combler de témoignages non équivoques de leur estime. Il possédait en portefeuille ce qu’il appelait ses vrais titres de noblesse, c’étaient des lettres renfermant soit des prévisions importantes, soit des consultations intimes et toujours à la plus grande gloire de ses talents et de son honneur.

Quant à ses décorations, il avait l’habitude de les porter dans sa poche, enveloppées dans un vieux journal, d’où il ne les tirait que pour aller à la cour.

Tant de mérite uni a tant de modestie étaient bien suffisants pour grouper les cœurs et un bon nombre de vanités autour de ce noble type. Aussi était-il recherché par tout ce qui tendait à s’ébattre et à s’élancer dans le sein mesquin de la société. C’était par ces moyens que Raoul s’en était fait distinguer, et cette fois la subtilité de l’ambitieux avait prévalu sur la pénétration du diplomate. Il se plaisait à voir épanouir cette plante vénéneuse dont l’éclat semblait garantir la pureté.

Quant à moi, il m’avait jugée avec l’indulgence qu’il accordait à la jeunesse et que je méritais encore alors. « L’expérience est notre seul ancêtre, me disait-il quelquefois, nous n’héritons que d’elle et, tant que le cœur est bon, il peut se passer de boussole. »

En apercevant sur mon visage la tare des émotions nouvelles que je venais d’éprouver ; il m’adressa des questions pleines d’intérêt pour ma santé. "Je venais tout joyeux vous féliciter de cette journée, me dit-il ; après l’avoir commencée par un acte de courage, vous méritiez de la finir dans les succès. » Il raconta alors à Raoul la scène du corps de garde dont un de ses neveux avait été témoin. Mais quand elle aperçut l’impression de demi-dégoût qu’elle produisait sur mon amant, il lui en témoigna son étonnement avec chaleur.

« Eh bien, je l’avoue, répondit Raoul, la prudence me révolte presque toujours dans un homme, tandis que j’aime à la trouver unie à la bonté dans une femme. Il me semble qu’un homme de cœur et une femme de cœur ne doivent pas plus se ressembler à la surface qu’un roué et une coquette ne se ressemblent. Le fond est le même chez tous les deux, mais l’action qu’ils exercent varie beaucoup par la forme.

— C’est-à-dire que tout ceci n’est que du pathos, reprit mon digne interprète. Le fait est que nous poussons tous un peu trop loin l’amour des privilèges qui excluent la rivalité entre nous et les femmes. Dans une société qui aura encore longtemps besoin de la force pour équilibrer ses plus simples bases, c’est un bien que le sentiment vienne parfois en aide à la volonté et tende au moins à adoucir les maux nécessaires. J’admirerais les utopies si elles n’étaient pas pour la plupart absolues et qu’on pût en extraire quelque bien. Je trouve donc, à plus forte raison, profitable que la liberté de pensée existe pour les femmes comme pour les hommes. Il sera toujours facile à la société d’arrêter quelques débordements partiels qui résultent de cet essor commun, tandis que rien ne remplacera jamais dans les mœurs l’influence féminine. »

Ce peu de mots dans la bouche d’un homme aussi généralement estimé que l’était l’ambassadeur de X, me causa un grand bien et atténua entièrement dans mon esprit la conversation que je venais d’entendre.

On s’imagine facilement être dans la meilleure voie quand on le désire et que le cœur est plein d’enthousiasme pour tout ce qui est grand et beau. Malheureusement l’enthousiasme est comme ces forteresses situées sur les hauteurs et qui révèlent d’avance à l’ennemi tous ses moyens d’attaque. Il suffit souvent des efforts les plus vulgaires pour le manier en tous sens et pour le précipiter irrévocablement dans les gouffres de l’erreur. Le lendemain de cette mémorable journée, je passai mes premiers moments de bonheur en tête à tête avec Raoul. J’avais résolu d’écarter de mon souvenir toutes les impressions pénibles la veille, car je me sentais déjà attelée au char d’airain de la dépendance et la nécessité de plaire exerçait sur moi l’influence que doit produire un rôle difficile sur un acteur en déclin. De son côté, Raoul parut seconder de bonne grâce mes plans d’oubli ; il déploya tous ses moyens d’attraction et sembla s’abandonner avec joie à la confiance. Il me parla de ses défauts avec cette bonne foi apparente qui sait rester si fidèle alliée de l’amour-propre au sein de ses déguisements. Ses confessions, audacieusement basées sur l’orgueil, eurent pour résultat de le grandir à mes yeux et d’établir son empire absolu sur mes principes et mes idées.

Deux mois s’écoulèrent sans qu’aucun nuage vînt obscurcir cette phase brillante de ma vie. Le monde, en me faisant payer le tribut ordinaire qu’il impose aux heureux, m’avait révélé d’un même coup les amertumes et le vide cachés dans son sein. Je me représentait alors ce qu’aurait été autrefois ma solitude meublée de l’amour, et dans mon ignorance du vrai caractère de Raoul, j’espérais l’amener à me sacrifier ses succès et à s’isoler avec moi.

Chaque jour, il me quittait pendant plusieurs heures pour se livrer à ce qu’il appelait sa vie publique. Je passais ordinairement ce temps-là à composer des poésies républicaines dont il m’avait donné le goût ; il les faisait circuler, à titre d’autographes, dans son parti, et en tirait ensuite un parti considérable en les vendant à chacun des journaux qui se prétendaient les plus avancés en progrès.

Le soir venu, nous nous réunissions pour dîner. J’étais si gauche en lui faisant les honneurs de ma table qu’il résistait rarement au plaisir de m’en plaisanter. « Pauvre chère âme, tu as bien fait de choisir un poète pour amant, me disait-il. Il me semble te voir installée au milieu d’un mariage légitime, ayant d’une part le dîner du mari à choyer et de l’autre des enfants à débarbouiller. Le bon sujet de tableau de genre que cela eût fourni à mon ami Henrique ! » Ces sarcasmes, si gracieusement lancés qu’ils fussent, m’étaient cependant pénibles. Sans avoir jamais apprécié les lacunes profondes de mon éducation, j’avais souvent senti qu’elles existaient. C’était surtout depuis que mon cœur était dominé par l’amour, que je regrettais ces talents délicats dont la femme décore le foyer domestique. J’entrevoyais, au travers du prétendu renoncement de Raoul, ce secret attrait que le bien-être exerce sur la plupart des hommes ; et dans la crainte de lui imposer la moindre privation, je multipliais chaque jour mes dépenses et j’emplissais ma maison de serviteurs inutiles qui la mettaient au pillage.

J’étais cependant souvent surprise et même effrayée des contrastes que Raoul laissait ainsi percer entre ses principes et sa conduite ; ses manières, presque toujours froides et hautaines avec les inférieurs, révélaient une sécheresse de cœur qui s’accordait mal avec les doctrines ébouriffées du libéralisme d’alors, et me laissaient souvent des doutes sur sa simple bonté. Je l’avais vu plusieurs fois entrer dans de violents accès de colère pour un ordre mal exécuté ou pour un manque de cérémonial de la part de nos serviteurs. Il traitait mon insouciance, à cet égard, de manque de dignité et s’appliquait sans cesse à me trouver victime de ma bienveillance.

Ces débats finirent par être connus de ceux qu’ils intéressaient davantage et Raoul reçut parmi eux des sobriquets plaisants et caractéristiques que la crainte empêcha d’arriver jusqu’à lui, mais qui défrayèrent les antichambres de nos divers commensaux. D’un autre côté, ma petite fortune ne put soutenir longtemps le genre de vie que nous avions adopté, et, malgré l’ample parti que Raoul savait tirer de sa plume es de la mienne, nous tombâmes bientôt dans la nécessité honteuse où sont entraînés tant d’artistes, celle de composer dans la seule vue du gain.

Ce fut encore Raoul qui m’initia à cette grande manœuvre de l’époque, et pour la première fois je pressentis que son ascendant me serait fatal et m’entrainerait hors des droits où mes sentiments m’avaient maintenue jusqu’alors. J’avais toujours envisagé la gloire à la manière des anciens : elle me paraissait le plus vif et le plus noble des stimulants offerts au génie de l’homme ; c’était elle, en outre, qui m’avait mise sur le chemin de l’amour. Une sorte de crainte superstitieuse m’attachait à son culte ; il me semblait que je cesserais d’être aimée le jour où je commettrais un sacrilège sur ses autels.

Mais Raoul traitait mes scrupules de puérilités et les terrassait par une alternative magique, la misère ! « Il y a deux sortes de gloires, me disait-il. L’une convient aux lutteurs, ces hommes formés de chair et de sang dont l’organisation grossière se refuse à savourer la vie. Leur Déesse à eux est l’alliée de la mort ! Elle sert à décorer le couvercle d’un cercueil ou le fronton d’un édifice. Ses autels sont recouverts de fouets et de couronnes d’épines et elle fait jaillir la sueur et le sang du front de ses disciples. L’autre est le partage des poètes ; elle jonche de fleurs les marches de ses autels et suspend une lyre à leur sommet. L’amour et la beauté viennent conquérir, en jouant, les palmes que la renommée balance sur leur tête ; le temps est le seul ennemi qui menace dans l’ombre les autels de la déesse. »

C’était à la merci de ces sophismes poétiques que mes convictions et mes sentiments se trouvaient livrés. Un jour que nous venions de recevoir un mémoire considérable à payer, il me conseilla d’écrire un roman contre le mariage. C’est une mine d’or à exploiter, qu’un pareil sujet dans un pareil temps, me dit-il, et avec la grâce énergique dont tu es douée, il te suffit de grouper convenablement quelques personnages pour rendre cette vieille institution odieuse et faire révolution dans les esprits. Ce n’était pas la première fois que je caressai ce grand sujet à part moi. Mais je m’étais sentie arrêtée dans chacun de mes plans par leurs simples bases. J’ignorais absolument les avantages et les inconvénients de l’institution que je voulais attaquer. Je sentais qu’il ne m’en aurait coûté aucunement pour épouser Raoul. Je ne me rappelais que très confusément les théories sociales de ma mère. L’orgueil seul me poussait à justifier mon désordre aux yeux du monde et à tirer de lui une satisfaction éclatante. Je fis part de mes embarras à Raoul, mais il les écarta avec légèreté et se récria sur l’ampleur de mes ressources. « Quoi de plus simple à exécuter qu’un pareil plan, me dit-il. Prends un homme parfaitement excentrique de tête et de cœur, que tu nommeras Porphyre. Doue-le de passions fougueuses et de facultés élevées qui le fassent flotter, en secret, entre l’état de nature et la civilisation. Fais-le consumer sa vie dans cette lutte et dans l’abus du tabac, qui est très fort de mode. Enchaîne-le par le mariage à une femme douce et aimante, mais incapable de comprendre un homme qui fume pendant huit heures de suite et qui médite le reste du temps. De là, absence de sympathie, incompatibilité d’humeur. Cinq années s’écoulent sur ce triste ménage et des enfants malingres sont le résultat d’une union si mal assortie.

« Porphyre lui-même commence à être atteint d’hypocondrie. Son médecin lui conseille la distraction et l’exercice au grand air. Ton héros obéit avec nonchalance et comme à regret et traîne partout avec lui un volume de Jean-Jacques. Mais voilà qu’un matin, à une partie de chasse, il est tout à coup fasciné par une belle inconnue qui vient se joindre à la troupe des piqueurs. La manière aisée et hardie avec laquelle elle monte un fougueux andalou étonne et enthousiasme la meute elle-même. Mais le moment où son triomphe éclate surtout est celui où, sans hésiter, elle enfonce un riche poignard dans les flancs du sanglier. Sa beauté est alors à la fois mâle et gracieuse, son regard passionné et sombre. Porphyre, frappé de ces contrastes, sent que des sympathies puissantes doivent exister entre la belle inconnue et lui. En effet, à peine se sont-ils parlé, qu’ils semblent s’être toujours connus tant ils s’entendent. Comme Porphyre, l’étrangère méprise souverainement la société où elle n’a rencontré que des cœurs faux et des esprits vulgaires ; elle aussi rêve, dans le sein du luxe, à la hutte du sauvage. Que ne donnerait-elle pas pour ressentir l’amour sous le palmier du désert et pour respirer quelque temps loin de l’air corrompu des villes. Ces paroles soulèvent des orages dans la poitrine oppressée de Porphyre, car il est vertueux et ne faillira pas à ses devoirs ; mais il sent qu’il est à jamais enchaîné par le seul amour digne de lui. Rentré dans son intérieur, tout lui paraît terne et froid ; ses enfants sentent le lait aigre, sa femme brode des pantoufles et savoure bourgeoisement les aises jetées par la civilisation dans son triste ménage. Porphyre sent son courage défaillir devant ce tableau monotone et son cœur se hâte de reprendre son vol aussitôt vers le nouvel objet qui l’occupe. De ce moment il ne se passe guère de jours sans que ton héros organise une brillante partie de chasse sur ses terres. Sa femme, surprise du goût subit qui lui est venu pour ce genre d’exercice, fait part de son étonnement à un jeune homme blond, qui fait très bien des vers et témoigne un grand amour pour les enfants. Ce jeune homme lui apprend alors qu’elle est indignement trompée par son mari, qui la sacrifie à une vile coureuse et il lui persuade, au nom de la civilisation, de se venger d’un semblable outrage. Bientôt ils s’entendent sur les moyens et Porphyre, qui se voit déshonoré publiquement, s’embarque pour aller se précipiter dans les gouffres du Vésuve. Son amante, douée d’une plus rare énergie morale, lui survit… » Je lui promis de me mettre la nuit même à ce travail et le lendemain je lui montrai mon plan qu’il trouva frappant de vraisemblance et qu’il qualifia de chef-d’œuvre. Quinze jours me suffirent pour composer ce roman. Raoul, après l’avoir lu, voulut que je m’en réservasse la propriété ; il comptait sur le succès qu’il obtint. En effet, la première édition avait à peine paru, qu’on m’offrit vingt mille francs de la seconde. Elles se succédèrent sans interruption pendant un mois et nous roulâmes sur l’or au bout de ce temps.

Des éloges fougueux, des critiques sanglantes, s’attachèrent dès lors à mon nom ; la morale et l’hypocrisie se firent sœurs pour me pulvériser, tandis que l’audace me proclamait reine du désordre et des passions. Les hommes se groupèrent à mes côtés à la faveur du scandale et me formulèrent à l’oreille des professions de foi honteuses. Les femmes installèrent leur amant sur l’oreiller conjugal en mémoire de mon premier amour.

Un tel déchainement me paralysa de surprise et de peur ; je ne l’avais nullement prévu. J’avais presque cru rendre le bien pour le mal à la société en lui apportant mes doctrines. L’intrigue sur lesquelles je les avais basées, bien que l’œuvre d’un écolier, et n’offrant pas le plus petit point de résistance, n’en reçut pas moins le nom pompeux de conception dangereuse, d’œuvre diabolique. Les mères de famille exilèrent mon nom du foyer domestique et le gravèrent, à côté de la curiosité, dans la tête de leurs filles.

Des biographies me représentèrent à la foule comme un être bizarre, encline dès mon enfance à des penchants odieux. L’une d’elle raconta qu’à l’âge de six ans j’avais donné un soufflet à mon père à la suite d’une explication qu’il avait eue avec ma mère ; d’autres firent mention de mes passions précoces et de mes amours avec les jeunes pâtres des montagnes. Le cortège des audacieux fit seul face à l’orage ; il présenta le tableau réel de ma vie et de mon amour pour Raoul qui parvint à établir l’équilibre sur mon compte et je demeurai suspendue, aux yeux de la foule, entre un piédestal et un bûcher.

Ce genre de célébrité n’était nullement de mon goût, il me causa un violent chagrin qui m’aigrit insensiblement contre Raoul. Il feignit, pendant quelque temps, de ne pas s’apercevoir de mon changement à son égard, ensuite il parut le remarquer avec stupeur, m’en demanda la cause et, sous prétexte de chercher à me distraire, il mit ma maison sur un pied effroyable de dépenses. Il aimait les chevaux. Il me représenta la nécessité où j’étais d’avoir désormais un équipage complet. « La moindre actrice a sa calèche, me dit-il, une femme comme toi ira-t-elle à pied ou en omnibus ? » Il apporta une réforme analogue dans tout le reste ; ma table se trouva bientôt être le rendez-vous de toutes les combinaisons ardues de l’époque ; on y discuta le communisme ; on y décerna une dictature flanquée de la guillotine ; les lèpres électorales y furent mises entièrement à nu.

Je vis, jour par jour, se dérouler devant moi toute la fange de l’ambition et Raoul se vautrant, au milieu, sans un pli au front, sans un battement de plus au cœur. Alors je compris que j’étais seule dans la vie et que je n’avais servi jusqu’alors que d’instrument à cet homme. De son côté il en vint presque à rougir de s’être aussi longtemps contenu devant moi. Dès lors, en me voyant si peu propre à le seconder, il me renversa brutalement du piédestal qu’il m’avait autrefois élevé et me lança le ridicule pour tout dédommagement. Il tourna en dérision mes vertus et, à l’aide des contrastes de mon caractère, il fit passer mon esprit pour dérangé. Quand mes ressources furent en partie épuisées, il taxa mon dévouement pour lui de laisser-aller et de désordre. Il me prédit effrontément l’hôpital et commença à multiplier singulièrement ses absences et ne fit plus que de courtes apparitions chez moi ; cette situation dura un mois ; c’était le quatrième depuis notre union. Malgré les blessures cruelles que recevait chaque jour ma fierté, je ne pouvais me décider à prévoir une rupture définitive entre Raoul et moi. Il y a tant de sève dans un premier amour qu’elle vivifie souvent, à notre insu, ses racines mourantes et ce n’est qu’en l’arrachant de notre cœur que nous sentons combien elles y tiennent.

Un jour que Raoul s’était dit indisposé en me quittant, je fus si effrayée de ne pas le voir revenir vers le soir que je me décidai à aller moi-même chez lui pour avoir plus promptement de ses nouvelles. Il était sorti depuis quelques instants sans annoncer l’heure de son retour. Je fus frappée en entrant dans cet appartement, naguère si élégant, du désordre qui y régnait maintenant. En pénétrant dans la chambre où j’avais reposé en proie à tant d’émotions, j’aperçus des vêtements épars, des coffres et des nécessaires de voyage dont la vue me fit frissonner. Le secrétaire était ouvert et vide. Un petit paquet de papiers était posé sur la cheminée; je me persuadai qu’il devait m’être adressé ou que j’y trouverais au moins quelques renseignements sur mon sort et je me décidai à l’ouvrir. Il contenait dix de mes lettres et une de Raoul adressée à l’un de ses amis. Elle était ainsi conçue :

« Je te lègue, en échange de ma dette de jeu, dix autographes de la sauvage, plus tous mes droits sur elle. Je pense que tu accepteras le marché. Pour mon compte, je suis las de ces sortes de femmes et je me prépare à faire une fin. Je pars demain matin à la suite du ministre de X… qui m’a promis un poste important au retour. »

Quand le souvenir de cette circonstance terrible vint se retracer à mon esprit, dix mois s’étaient écoulés et j’étais dans une maison de fous !… Je n’entreprendrai pas de vous peindre les sensations que m’apporta le retour de la raison. Elles auraient sans doute suffi pour me pousser alors au désespoir, sans les circonstances puissantes qui concoururent à me rattacher à la vie.

Pendant la maladie cruelle à laquelle je venais d’échapper, j’avais été placée dans la même chambre qu’une jeune femme réputée incurable et dont la folie douce contrastait douloureusement avec le traitement barbare qu’on lui faisait subir. Elle se croyait changée en fleur ; et les grâces répandues dans toute sa personne donnaient à cette singulière monomanie un caractère de fiction poétique qui impressionna vivement mes perceptions encore faibles. Peu à peu l’intérêt involontaire que je prenais à ma compagne se changea en un véritable attachement. Je n’entrevoyais plus rien dans la vie au-delà des murs de ma cellule. Je résolus donc d’y prolonger mon séjour autant que le permettrait l’ignorance de nos gardiens qui me croyaient tombée en imbécillité. Ce parti me mit à même de faire de tristes observations sur la portée de la pitié et de la conscience humaine, à qui il faut si souvent des juges pour stimulant.

Chaque semaine le médecin en chef de l’établissement faisait ce qu’il appelait sa tournée. Ce grave devoir consistait pour lui à s’asseoir cinq minutes au pied du lit des malades et à se faire répéter, par les gens de service, les renseignements qui lui avaient été donnés huit jours auparavant. Pendant qu’on lui débitait cette éternelle formule, il laissait échapper d’horribles bâillements ou se bourrait de pastilles. Un jour il lui arriva d’entrer dans notre chambre en fumant un cigare. Ce procédé m’indigna tellement que je laissai échapper une expression de dégoût et de mépris. Il crut que l’odeur avait agi sur mes nerfs et, de ce moment, il s’observa sur ce point. Rien ne saurait peindre l’effroi de mon infortunée compagne quand elle voyait apprêter le supplice des douches. Ses traits angéliques offraient alors un mélange d’exaltation et de terreur qui aurait suffi pour caractériser aux yeux d’un niais le danger de la commotion qu’elle subissait. Au moindre effort qu’il lui arrivait de tenter pour se soustraire à cette torture, deux femmes, taillées en hercule, se ruaient sur son corps délicat et lui endossaient la camisole de force. Leurs physionomies grossières, habituées à reproduire les plus hideuses pantomimes de la violence, se prêtaient avec une merveilleuse facilité à ce genre d’exercice. On aurait dit qu’un ressort invisible faisait tout à coup jouer leurs traits disloqués quand elles voulaient inspirer la terreur.

Ce sont cependant là les principaux moyens mis en usage dans le traitement de l’une des plus imposantes maladies qui affligent l’humanité. L’espèce de souveraineté laissée aux valets, dans ces sortes d’établissements, témoigne assez de l’insouciance des chefs et n’a, en réalité, d’autre but que de simplifier la besogne, si ce n’est de prolonger la durée du traitement.

Quand tout l’appareil lugubre avait disparu autour de nous, je m’efforçais d’effacer l’effet funeste qu’il avait produit sur ma compagne. Je lui adressais de de douces paroles, qui réussissaient toujours à la calmer; elle m’entretenait alors de son idée fixe, mais avec tant de douceur et de grâce que je croyais faire un rêve agréable. Souvent elle m’embrassait tendrement, puis elle me racontait ce qu’elle appelait ses deux existences. L’une renfermait le secret de ses douleurs de femme et elle avait défini l’autre par ces vers que je me suis toujours rappelés :


Je nais pour être aimée : oh ! merci, bon destin !

Que les puissants mortels contre toi se déchaînent !

Aux pieds de tes autels que les vents les entrainent,

J’ai mes parfums et mon matin


J’ai le premier regard du roi de la nature,

J’ai son baiser de feu, sa splendeur pour parure :

J’ai de la jeune Aurore un sourire de sœur ;

J’ai la brise naissante et la douce saveur


De la goutte penchée au bord de mon calice.

J’ai le rayon qui joue au seuil du précipice ;

J’ai le tableau magique, en grandeur sans pareil,

De l’univers s’ouvrant les portes du réveil.


Jamais le froid mortel ne doit tarir ma vie ;

Au sein des voluptés doucement je m’endors

La nature me garde et me rend ses trésors ;

A son banquet d’amour je m’éveille ravie.


J’ai bien souvent embelli la beauté ;

Sur un cœur pur mon pur éclat rayonne :

Le plaisir me tresse en couronne,

Et le bonheur m’attache à son côté.


Quand le rossignol s’inspire

Sur ma tige en se jouant,

Pour laisser résonner son chant

La nature entière expire.


L’amour me dit tous ses secrets ;

J’abrite ses douces prières,

J’aide au bonheur de ses mystères ;

Je suis la clef des cœurs discrets.


O doux destin, si les soupirs profanes

De tes décrets pouvaient changer le cours,

Seule ici-bas, dans mes langes diaphanes,

Je renaîtrais au souffle des amours.


Des sombres tempêtes

Sauve-moi l’horreur ;

Que toujours la fleur

Sourie à tes fêtes !


Le spectacle de cette grande et touchante infortune est un de ceux qui m’ont été le plus salutaire dans le cours de ma triste existence. En éveillant en moi la pitié, il me révéla toute une série de sentiments qui m’étaient restés inconnus et dont la flamme jaillit dans mon cœur comme le germe d’une nouvelle vie. Je compris seulement alors le but le plus noble des sociétés et les puissantes ressources qu’un cœur blessé et généreux est appelé à puiser dans leur sein. Malheureusement l’enthousiasme qui s’attache à tout ce que je fais, se réveilla dans mon esprit auprès de ces salutaires pensées et servit, encore une fois, à me préparer de nouveaux malheurs.

Une nuit que j’étais en proie à ce sommeil pénible qui précède ou qui suit toutes les grandes crises de l’imagination, je m’éveillai tout à coup baignée de sueur et frappée par l’idée qu’une vocation nouvelle venait de surgir en moi. J’attendis le jour dans un état d’exaltation qui devait tenir de bien près à la folie, et quand il fut venu, je demandai à parler au médecin de la maison à qui j’avouai mon rétablissement ainsi que la supercherie dont j’avais usé pour prolonger mon séjour chez lui et l’intention où j’étais de recouvrer immédiatement ma liberté. En m’entendant formuler naïvement le témoignage de ses torts, cet homme parut hésiter un moment entre le désir et la crainte de m’infliger ses corrections ordinaires. Mais comme il joignait à sa mauvaise conscience un esprit souple et rusé, il se décida à entrer dans mes plans. Il me dit qu’il avait connu mon rétablissement quand il s’était opéré, mais que, n’ayant à m’apprendre que de fâcheuses nouvelles sur mon sort, il avait mieux aimé attendre le plus tard possible pour me les dire.

Il m’apprit alors que j’étais complètement ruinée ; que j’avais été amenée dans sa maison munie d’une somme de quatre cents francs qu’on lui avait dit être l’unique débris de ma fortune. Il ajouta que depuis six mois ma pension avait été payée par un homme qui paraissait prendre à moi un vif intérêt. En même temps il tira de son portefeuille une lettre qu’il me remit de sa part ; elle avait six mois de date et peut se résumer ainsi : « Je ne sais quel sort le temps réserve à ces lignes, ni si le sentiment sincère qui me les dicte pourra jamais s’exercer envers vous dans toute sa plénitude. Je connais vos malheurs et vos torts ; les vices de votre éducation et la perfidie de ceux qui vous ont entourée sont seuls responsables de votre passé. Qu’il reste donc pour vous un simple enseignement. Acceptez les institutions sociales avec leurs biens et leurs maux et rentrez dignement dans l’ordre où la nature a si bien marqué votre place. Je vous offre pour appui le cœur et la protection d’un honnête homme. Daignez les agréer, aux yeux du monde, comme une garantie du respect et de l’amour que vous m’avez inspirés. »

Hélas, j’ose à peine me l’avouer aujourd’hui, mais ce fut presque un mouvement de haine que j’accueillis alors ce noble témoignage d’un grand cœur. J’avais vu plusieurs fois chez moi celui qui me l’adressait. C’était un homme de trente-six ans environ, d’un extérieur calme et noble, mais dont la physionomie annonçait plutôt la raison que l’intelligence. Il se nommait Léonce Montgolfier et possédait une belle fortune dont il faisait un noble usage. Il était partisan sincère de l’ordre et des règles. Le maintien du bien en toutes choses semblait former la mesure de ses attributions. Aussi il avouait naïvement son peu de portée civilisatrice et rétorquait les arguments boursouflés de ses adversaires par cette simple phrase : « Il faut des hommes comme vous, mais il en faut aussi comme moi ». A l’aide de ses penchants il avait secoué la plupart des ambitions du jour et s’était placé volontaires fans le domaine peu encombré du passif. On disait bien qu’il s’occupait des autres à sa manière et que les familles pauvres de son canton ne vivaient que par ses soins. Mais il n’avait par devers lui, ni fondations, ni associations qui puissent servir, au besoin, à le distinguer de la foule. Son nom n’avait jamais figuré en tête du moins sérieux des programmes philanthropiques et le premier venu pouvait l’éclabousser dans la rue sans avoir à le saluer du simple titre de marguillier. Les hommes de sa connaissance, que la manie de l’humanité avait atteints, se déchargeaient du parallèle avec lui en le traitant de mort. D’autres le tenaient pour entêté des préjugés aristocratiques et le rangeaient, toutes réflexions faites et prises, parmi les rétrogrades du temps.

Ce fut à l’aide de ces graves décrets du monde que j’entrepris à mon tour de juger cet homme de bien. En outre, le souvenir de ses mœurs paisibles, son amour de l’ordre, le respect dont il avait toujours entouré les lois et les institutions, me firent une énigme de ses intentions à mon égard et m’amenèrent à suspecter la loyauté de ses vues. Ces soupçons m’affermirent dans mes plans et revêtirent de formes gigantesques ma chimère nouvelle. Ce fut dans cette disposition que je lui répondis. Je lui annonçais l’intention d’acquitter un jour la dette que j’avais contractée envers lui et le projet que j’avais formé de quitter immédiatement le monde et de me faire recevoir sœur de charité.

Deux jours après l’envoi de cette lettre, je reçus la visite de cet homme généreux. Il y avait sur ses traits une expression si vraie de sensibilité et de tristesse, quand il m’aborda, que je me sentis ramenée à lui par une franche sympathie.

« Serait-il donc vrai que vous m’aimez, lui dis-je avec effroi, et ma destinée, en ce monde, me condamnerait-elle alternativement au supplice de souffrir ou de faire souffrir ?

-Laissons reposer ce sujet, me dit-il avec douceur ; je venais vous éclairer sur le parti que vous voulez prendre, mais, en vous voyant, je sens que j’ai autre chose à faire. Écoutez, ajouta-t-il en réprimant l’émotion qu’il semblait éprouver, je ne vous reparlerai pas de l’offre que je vous ai faite : je remets son sort entre vos mains. Consentez seulement à rétablir vos forces et à accepter de bons soins pendant quelque temps. Quand vous pourrez, sans danger pour votre vie, prendre un pari important, je vous promets de vous seconder de tous mon pouvoir, de quelque côté que vous vouliez chercher le bonheur. »

Il m’apprit alors qu’il avait une sœur veuve, et jeune encore, et pour qui ce serait une bonne fortune de posséder, pendant quelque temps, une personne instruite qui pût l’aider dans les soins qu’elle donnait à l’éducation de sa fille. « Vous êtes une grande musicienne, ajouta-t-il, c’est justement ce que ma sœur désirait rencontrer. Elle habite une jolie terre, à quatre lieues de Paris, ou vous jouirez de toute l’indépendance possible et où, du moins, j’aurai la consolation de vous savoir bien. » La manière délicate et généreuse dont m’était offert ce secours me toucha vivement et chassa, comme un nuage, la méfiance qui m’avait obscurci l’esprit. Je compris que j’étais l’objet d’un sentiment profond, dévoué et pur de calcul, comme celui que j’avais éprouvé. Cette découverte me soulagea, un instant, du poids affreux que l’isolement avait jeté dans mon âme. Mais quand je vins à me dire que pour prix de tant de bienfaits, je ne pouvais plus léguer que la souffrance et les regrets, je restai partagée entre la voix de mon cœur et celle de ma conscience, entre le désir d’acquérir un ami et la crainte de compromettre le repos d’un honnête homme.

Mais mon noble protecteur ne se départit pas du rôle qu’il s’était choisi et je le vis s’effacer graduellement derrière chacun des plans qui me concernaient. Il me parla du bonheur qu’il y a à être utile et des immenses récompenses que peut procurer en échange d’une affection sincère. Il me peignit nos relations comme un acte de dévouement de ma part destiné à embellir sa vie ; il me renouvela l’assurance de ne jamais attenter à ma liberté de cœur et quand il fut parvenu, à force de générosité, à vaincre mes scrupules, il attendit en silence que je lui déclarasse ma volonté. Je lui annonçai alors l’intention où j’étais de persévérer dans ma vocation nouvelle, mais je l’assurai, en même temps, du besoin que j’éprouvais de posséder un ami, et du prix que j’attachais à son intérêt et au dévouement dont il m’avait déjà donné de si amples preuves. Quant au secours qu’il m’offrait, quoique je sentisse que ma santé le réclamait et qu’il me rendrait plus propre à la tâche que je voulais entreprendre, je ne l’acceptai qu’avec une sorte de terreur. J’avais déjà tant souffert par les autres que l’isolement lui-même me semblait préférable à la plus douce des dépendances.

Je ne pouvais pas comprendre, en outre, comment une femme, et surtout une mère, se décidait si facilement à m’admettre dans son intimité et à me donner pour guide à sa fille. Je craignais d’être appelée à remplir quelque mission subalterne qui me remit sans cesse sous mes yeux le tableau de mes fautes ou l’infériorité de mon éducation.

Comme tous les cœurs froissés par l’ingratitude, le mien, quoique pur, s’étonnait déjà de rencontrer la générosité sans calcul et la vertu sans masque.

Je fis part, avec franchise, à mon bienfaiteur de mes diverses craintes, mais il me fit un portrait si encourageant de sa sœur, que je me décidai à tenter l’épreuve. Il fut donc convenu que nous partirions le lendemain pour la terre qu’elle habitait, à quatre lieues de Paris, et que j’y passerais le temps nécessaire à mon entier rétablissement.

Ce fut dans ces termes que se termina ma première entrevue avec l’homme qui m’a le plus aimée et auquel mes égarements devaient être si funestes. Quand je me retrouvai seule, après ce moment d’épanchement, il me sembla que je venais de recouvrer un organe et que pour la première fois, depuis mes malheurs, la vie se remettait à fonctionner en moi.

Les sentiments que m’avait inspirés mon infortunée compagne m’avaient rattachée à l’existence par la compassion. Mais quelque supérieure que soit ou se croie une femme, le dévouement n’est pas tout dans sa vie. Elle peut rarement se soustraire à ce besoin de protection que la nature a mis en elle et qui devient un des plus beaux lots de l’amour.

Le lendemain, en m’éveillant, la première chose qui me frappa fut un grand coffre placé à côté de mon lit et renfermant ma garde-robe complète ainsi que différents objets venus de ma famille et auxquels j’attachais un grand prix. Retrouvant ces souvenirs, à la fois précieux et amers, j’éprouvai une sorte de secousse douloureuse. Mais quand je vins à songer que sans eux, il m’aurait fallu recourir à la générosité de mon protecteur pour me vêtir, je faillis bénir le sort pour m’avoir épargné cette humiliation. J’ai appris plus tard que le sort vient rarement de lui-même au-devant de l’homme et que je devais ce bienfait à la bonté et à la délicatesse de mon ami. Absent de Paris au moment de mes désastres, il en avait appris, à son retour, les circonstances les plus terribles. Ce fut alors qu’il assura mon sort dans la maison où j’avais été transportée. Ayant su, en outre, que quelques créanciers avides s’étaient emparés de mes dépouilles, profitant de ma célébrité pour les vendre à des conditions honteuses, il traita avec eux au prix qu’ils voulurent dans le but de me sauver cette flétrissure publique.

Quand les deux mégères qui m’avaient donné leurs soins, pendant ma maladie, me virent prête à partir si bien munie, elles m’accablèrent de protestations de tendresse et de regrets auxquelles je me laissai prendre. L’une des deux parvint à répandre quelques larmes, en échange desquelles je lui donnai un couvert d’argent, lui recommandant de traiter plus doucement ma compagne de chambre jusqu’à ce que j’aie pu trouver à améliorer son sort. Ce fut ensuite le tour du médecin de l’établissement. Il me fit une visite aussi respectueuse qu’adroite pendant laquelle il parvint à détruire mes griefs et à m’ôter la possibilité d’éclairer le public sur son compte. II me parla d’un travail qu’il entreprenait pour améliorer le traitement des maladies mentales. Il me dit que jusqu’alors il avait gémi en secret d’être obligé de suivre les vieilles routines, m’avouant qu’il les croyait funestes dans la plupart des cas, mais qu’alors il évitait toujours d’agir et préférait laisser la nature entièrement livrée à elle-même.

« Et cette pauvre fleur, lui dis-je, en lui montrant la jeune femme qui partageait ma chambre, pensez-vous qu’elle ait besoin d’un supplice pareil à celui que vous lui faites subir chaque jour ? Ne vaudrait-il pas bien mieux la rendre à sa famille et la livrer à des soins affectueux que de continuer à abattre son corps par des moyens qui soulagent si peu son esprit ?

-Cette femme n’a pas de famille, me dit-il, elle a été la maîtresse d’un prince qui paie très exactement sa pension, mais qui ne se soucie nullement de la voir hors d’ici. Si elle me quittait, ce serait pour entrer à l’hôpital et je crois qu’elle ne gagnerait pas au change.

— Juste ciel, m’écriai-je, les cœurs généreux sont donc bien rares qu’il y a tant d’opprimés en ce monde !

— Hélas ! les cœurs généreux se comptent sur la terre comme les étoiles au firmament ! Oh ! Madame, ajouta cet homme artificieux, en me prenant les mains avec une respectueuse émotion, vous êtes jeune et douée d’une grande âme. La vue de tout ce qui est imparfait vous révolte encore comme un désordre. Mais si vous saviez ce que l’homme de cœur a à soutenir de luttes et à renverser d’obstacles pour accomplir le moindre bien, vous ne seriez pas étonnée de le voir parfois en arrière de sa tâche et vous lui accorderiez encore votre estime. » En achevant ces mots, il sortit comme dominé par son émotion et me laissa livrée aux sentiments les plus vagues et les plus confus sur son compte.

A dix heures, mon protecteur arriva. Il parut remarquer avec bonheur le changement qui s’était opéré en moi. Il m’assura que j’aurais bientôt recouvré mes forces et recueilli les fruits de ma confiance. Il m’en remercia comme de la faveur la plus précieuse et nous franchîmes presque gaiement le seuil de cette demeure, où j’avais dû entrer sous une si différente escorte.

Une berline de voyage nous attendait à la porte. J’y trouvai toutes les aises nécessaires à mon état de convalescente et de plus une femme de confiance, que mon protecteur plaça près de moi sous prétexte des soins qu’elle pouvait être appelée à me rendre.

Il y a des natures si harmonieusement gouvernées par un simple penchant, qu’un regard de bonne volonté jeté sur elles en apprend souvent davantage que la plus minutieuse observation. Léonce Montgolfier avait dans l’âme cette bonté calme et sincère qui, si elle ne fait pas toujours accomplir de grandes choses, sait du moins se proportionner ses buts et manque rarement d’être utile. La simplicité de ses manières mettait à l’aise pour recevoir ses services autant qu’il y était pour les rendre. On se sentait, auprès de lui, dans une communauté d’action qui semblait destinée à faciliter la vie, tout en réalisant le plus doux des devoirs prescrits à l’humanité.

Ce fut par une belle matinée de mai que je quittai le lieu de douleur où j’étais venue expier mon premier amour. Les premières brises chassaient légèrement vers le nord quelques fumées nonchalantes qui s’échappaient encore, çà et là, du toit du riche. L’homme du peuple, assis au soleil, secouait sa défroque de l’hiver, d’où il exhibait joyeusement ses bras nerveux et velus. Les hirondelles, semblables à des ménagères affairées, s’assemblaient au sommet des maison. On en voyait quelques-unes perdre le temps en paroles, comme les hommes, tandis que les plus prudentes se hâtaient de transporter des matériaux aux angles des corniches les plus confortables et les mieux situées.

J’étais encore si faible que la vue de tous ces objets me causait une impression profonde dont je ne pouvais réussir à me rendre maîtresse. Quoique notre cocher eût reçu l’ordre de gagner promptement la barrière, il ne pouvait éviter de passer dans quelques-uns des lieux que j’avais fréquentés autrefois. En apercevant l’hôtel de l’ambassadeur de X, où j’avais été souvent avec Raoul, j’éprouvai un serrement de cœur si douloureux qu’il me fit perdre entièrement connaissance. Quand je revins à moi, nous étions en pleine campagne ; ce spectacle et les soins touchants qui me furent prodigués me ramenèrent aux impressions plus douces que j’avais éprouvées à mon réveil.

Vers le milieu de la journée, nous arrivâmes dans une jolie vallée où la végétation me sembla avoir épuisé tout son luxe. Des prairies, d’un beau vert, étaient encadrées par des arbres chargés de fleurs, à l’ombre desquels coulaient mille sources vives. La pervenche s’élançait poétiquement sur leurs bords et semblait, par sa douce beauté, la nymphe du lieu. Je n’avais encore vu la nature que dans ses aspects sublimes ou terribles ; en la retrouvant parée de sa fraîcheur et de sa grâce, il me sembla qu’elle s’offrait à moi comme un symbole et m’invitait à partager sa douce sérénité. Léonce s’aperçut de l’effet salutaire que ce spectacle produisait sur moi et il me dit d’une voix où perçait l’émotion : « Nous entrons sur les terres de ma sœur ; c’est ici où j’espère que vous recouvrerez la santé et le calme. Vous verrez, ajouta-vil, combien une vie douce et en même temps active peut contribuer à nous rendre heureux. Ma sœur venait de perdre un mari qu’elle aimait chèrement quand elle se retira dans cette petite terre. Elle avait vingt-huit ans alors ; elle était habituée à vivre au milieu du monde. Son malheur lui en ôta le goût et elle prit pour tâche d’élever entièrement sa petite et de gouverner elle-même sa fortune. Elle s’est acquittée de toutes les deux en femme de cœur et de tête. Sa fille a quinze ans et elle est déjà recherchée des meilleurs partis à cause de l’excellente éducation qu’elle a reçue. Quant à l’administration de ses biens, ma sœur n’a pas moins bien réussi. Ces belles prairies, dont la vue a paru vous frapper, sont écloses sous sa science. C’était autrefois de bons champs, mais que le propriétaire avait laissé totalement épuiser. La bruyère elle-même refusait d’y croître. Quand ma sœur en prit possession, elle se mit à étudier le mal avec l’intérêt et la persistance d’une naturaliste et, à force de comparaisons et de recherches sur les différents engrais, elle parvint à tonifier son malade et à le mettre dans l’état où vous le voyez. »

Ces paroles, qui eussent intéressé toute personne sensée, produisirent une impression singulière sur mon esprit. Mon enthousiasme se refroidit considérablement à l’idée de me trouver, bientôt, en présence d’une femme positive pour qui les combinaisons de la vie matérielle avaient tant d’attrait. Le tableau d’un intérieur campagnard, avec tous ses puérils orages, passa rapidement devant mes yeux et mon imagination en fit si bien les frais qu’au bout d’un moment je ne songeai plus qu’à chercher un prétexte pour échapper promptement à mes hôtes. Je m’abandonnais aux projets les plus extravagants et les plus coupables quand j’aperçus deux femmes au haut de l’avenue dans laquelle nous venions d’entrer. Elles marchaient dans notre direction et quoiqu’elles fussent encore à une certaine distance de nous, je jugeai à leur tournure et à l’aisance de leurs manières qu’elles devaient être les dames du lieu ; en effet Léonce ne les eut pas plutôt aperçues qu’il me dit en me prenant affectueusement la main : « Voilà ma sœur et ma nièce ; j’espère que vous les aimerez comme elles vous aiment déjà ; vous voyez qu’elles ont hâte de vous le prouver. » Ce peu de mots me rappela à la raison et me donna un vif remords des sentiments auxquels je m’étais laissée aller.

Quand nous ne fûmes plus qu’à une petite distance des deux dames, j’offris à Léonce de faire arrêter la voiture et de m’aider à me rendre à pied au-devant d’elles. Il y consentit. Mais sa nièce n’eut pas plutôt aperçu notre manœuvre qu’elle quitta le bras de sa mère et se mit à courir à notre rencontre. C’était une belle jeune fille éblouissante de santé et de fraîcheur. L’air de souffrance répandu dans toute ma personne parut la toucher vivement et l’aida à me montrer, dans un instant, toute la bonté de son cœur.

L’accueil de la mère ne me surprit pas moins agréablement, quand, au lieu de la femme sèche et austère, que je m’étais figurée, je trouvai le type le plus noble et le plus doux que j’aie jamais rencontré. Mme Rolland paraissait avoir, dans le caractère et dans les goûts, une grande ressemblance avec son frère. Mais l’expression à la fois pénétrante et pure de son regard, son front large, sa taille légèrement cambrée révélait une puissance morale capable de se prêter à tous les genres d’exercices et qui me fit bientôt une énigme du genre de vie qu’elle avait adopté. Quand nous eûmes échangé ensemble les premiers témoignages d’intérêt et de reconnaissance, je voulus essayer de gagner à pied l’habitation de mes hôtes. Mais, au bout d’un moment, je sentis mes forces m’abandonner et je fus obligée de m’asseoir sur un petit tertre de gazon où chacun m’entoura. Je n’oublierai jamais cette circonstance à la fois si simple et si grande des événements de ma vie ; je me voyais, pour la première fois, l’objet d’un dévouement vrai fondé sur les deux plus beaux sentiments qui aient été donnés à l’homme : la miséricorde et la justice. Le caprice et l’aigreur semblaient également étrangers aux cœurs dont j’étais entourée. La simplicité de l’accueil qui m’était fait me disposait à la confiance sans me l’imposer. Je me sentis bientôt pénétrée d’admiration et je ne pus m’empêcher de la témoigner à mes hôtes ; mais Mme Rolland la réprima. « Vous êtes poète et vous cherchez partout votre pâture, me dit-elle en souriant finement ; pour nous, qui ne sommes absolument que de bonnes gens, nous ne devons pas vous exposer à des déceptions et il faut que vous nous connaissiez, tout de suite, tels que nous sommes. Vous trouverez au milieu de nous des goûts et des habitudes qui ne seront pas les vôtres mais que nous ne changeons avec aucun de nos hôtes parce que nous tenons à les faire jouir de la même indépendance. C’est à la campagne surtout que la liberté est précieuse, et un citadin qui essaierait de se rompre tout de suite à notre genre de vie serait en droit de le trouver très ennuyeux. Afin de pratiquer le mieux possible l’hospitalité, j’ai fait construire, il y a deux ans, un autre petit pavillon isolé où le bruit et le mouvement de la ferme ne peuvent parvenir. Cette solitude a paru plaire à tous ceux qui l’ont habitée. C’est là l’appartement que je vous offrirai : vous serez là chez vous. Il y a tout auprès un chalet que mon frère a construit à votre intention et où vous trouverez votre déjeuner et des rafraîchissements pendant le jour. Nous nous réunirons pour l’heure des repas et pour la leçon de musique que vous voulez bien donner à ma file. Si, par la suite, vous prenez quelque intérêt a nos couvées, je me réserve de vous apprendre des choses très intéressantes sur les mœurs de cette famille et sur la campagne en général. Mais avant tout il faut bien vous dorloter, continua Mme Rolland, en me prenant affectueusement les mains. Vous paraissez avoir bien peu de forces. Il faut vous resigner à vivre pendant quelque temps par l’estomac et les poumons seulement ; nous avons ici du lait délicieux et un air pur. Mettez-vous à ce régime et à l’étude de la botanique ; dans un mois vous serez méconnaissable.

-Si tout le monde m’autorise à passer quelque temps ici, dit Léonce, en attachant sur moi ses yeux, je remplirai ma promesse envers Claire et je lui construirai un herbier.

-Bon oncle, s’écria la jeune fille, en sautant au cou de Léonce, qui est-ce qui pourrait donc souhaiter te voir partir ? Maman a toujours un accès de fièvre quand tu viens de nous quitter. »

Mme Rolland ayant joint ses instances à celles de sa fille, je me trouvai autorisée à dire quelques mots de politesse qui parurent faire éprouver un grand plaisir à mon protecteur. Malgré la nouveauté de nos relations, je le regardai comme un médiateur nécessaire auprès des siens. C’était sur lui que je me reposais des chances de ma vie présente, et malgré le profit que je retirais déjà de son intérêt, je sentais que la reconnaissance avait plus de part à mes sentiments pour lui que le calcul.

Quand nous eûmes ainsi ébauché nos premiers plans, nous reprîmes ensemble le chemin du château. Léonce et Mme Rolland me soutenaient, tandis que Claire, vive et adroite comme une nymphe aérienne, pénétrait à travers les fourrés les plus épais pour y cueillir une sorte de petit muguet, très peu connu, qui conserve un parfum délicieux en séchant. Quand elle en eut fait un bouquet passable, elle me l’apporta, m’expliquant sa propriété et m’offrant de m’en faire plus tard des sachets.

Comme elle se remettait à folâtrer sur la route, Mme Rolland s’aperçut qu’elle venait de déchirer une des manches de sa robe. Elle la rappela. « Voilà Minette qui s’est taillé de la besogne pour demain, nous dit-elle en riant ; regardez son coude, n’est-il pas bien potelé ?

-Oh ! dit la jeune fille d’un ton triste, ma pauvre robe fleurs de pêcher que j’aimais tant, la voilà donc déshonorée ! Il faudra là une vilaine pièce que je passerai deux heures à mettre au lieu de faire mon herbier. Bonne mère, compatis à ma misère. Donne au moins un petit baiser. »

Quand je témoignais, quelques instants plus tard, à Mme Rolland le plaisir que me causait sa modération, elle me répondit : « J’ai voulu que ma fille connût de bonne heure les avantages et les inconvénients de la propriété. Outre que c’est à peu près le seul moyen d’inspirer le goût de l’ordre aux enfants, les parents se trouvent dispensés par là du rude office de gronder, auquel je n’étais nullement propre. Claire sait que j’emploie chaque année une somme fixe pour son entretien ; c’est elle, en outre, qui est chargée de remédier à chacune de ses étourderies. Je vous assure que cet usage a suffi pour la garantir de la négligence et l’a rendue très adroite.

— A en juger par votre élève, dis-je à Mme Rolland, vous devez être bien propre à concevoir un plan pour l’éducation des femmes.

— Oh ! je ne voudrais pas me charger de faire un simple traité d’allaitement, me répondit-elle. Outre que l’éducation m’a toujours paru l’opération humaine la plus difficile à systématiser, n’est-elle pas d’ailleurs la conséquence inévitable et toute naturelle des mœurs, derrière lesquelles on voit se dresser tout l’édifice social ? L’éducation des individus se modifie comme celle des peuples, d’après les besoins du temps. Quand nous serons las de nous voir décroître, nous commencerons à faire des hommes plus élevés et plus purs que nous. D’ici là, il y aura bien des révoltes et des dégoûts au fond de quelques cœurs : ils accuseront l’humanité de retourner à l’abrutissement tandis qu’elle ne fait, en réalité, que traverser une de ces phases, si communes dans l’histoire, d’où elle est toujours sortie purifiée et retrempée. Il n’y a que les révolutions opérées par la morale qui puissent produire de véritables fruits.

« Je ne vous dirai pas que j’ai toujours pensé de même à cet égard, me dit Mme Rolland. J’ai eu, comme tant d’autres, mes accès de spleen moral et ma part de luttes intérieures. Ma fille était née avec des facultés élevées que j’eus un moment la tentation de développer. Heureusement, à force d’envisager mon temps, j’échappai à cet écueil de la vanité maternelle et je résolus de tourner uniquement vers la raison toute la sève de cette jeune organisation.

« Je travaillai d’abord sur le tempérament, cette base invariable de nos passions et de nos penchants. Claire était sanguine et nerveuse, partant enthousiaste et ardente. Je retranchai de son régime habituel tous les excitants et je parvins à les lui faire prendre en dégoût en lui démontrant leur influence sur son caractère. J’avais alors à mon service une femme qui, par un rare effort de volonté, s’était guérie de l’ivrognerie à quarante ans. Elle était si pathétique, en racontant les fautes que ce vice lui avait fait commettre et les douleurs auxquelles il l’avait condamnée, que je la jugeai propre à agir sur une jeune intelligence. En effet, Claire s’est souvenue de cet exemple et, quoique arrivée à peine à l’âge où l’on commence à penser, elle comprend que le principal rôle de la raison est de veiller sur nos penchants, loin de leur adjuger le hasard pour arbitre.

« Une fois maîtresse du tempérament, je me suis trouvée en pleine possession du cœur et de la tête. Une sensibilité trop exaltée restait à Claire, me faisant redouter pour mon élève les dangers de l’inexpérience. Je formai de temps en temps, chez moi, des réunions au milieu desquelles elle prit peu à peu la connaissance du monde et où son enthousiasme prit des proportions convenables sans s’émousser. Ce n’est que dans la solitude que nous pouvons nourrir de l’admiration ou de la haine pour les hommes. De près, nous les jugeons ce qu’ils sont, plutôt bons que méchants, mais très légèrement sublimes en général. J’espère donc avoir doté ma fille conformément au sort qui l’attend. Elle est pleine d’honneur et il était essentiel qu’elle s’habituât à exercer un long empire sur elle-même pour échapper aux douleurs si souvent réservées aux âmes scrupuleuses et ardentes. »

Comme Mme Rolland achevait ces mots, nous arrivâmes devant la grille du château située au bout de l’avenue. Une belle pelouse, que nous venions de parcourir en cintre, ornait la cour d’entrée, qui était vaste et élégamment cernée de massifs de rosiers et d’épines-vinettes. Des marronniers centenaires s’élevaient derrière ces massifs et servaient à cacher les bâtiments de décharge et la ferme situés sur le même plan que la cour.

L’intérieur de l’habitation répondait à l’extérieur, il était simple et de bon goût. On gagnait le rez-de-chaussée par un perron formant terrasse et qui commençait à se meubler des hôtes les plus robustes de la serre. Un vaste vestibule partageait l’habitation en deux moitiés égales et ouvrait sur quatre grandes pièces qui composaient toute la partie d’en bas. D’un côté étaient le salon et la salle à manger, de l’autre un cabinet de travail et une salle de billard. Les chambres à coucher composaient le premier étage au-dessus duquel il n’y avait plus que des greniers. Le pavillon que Mme Roland réservait pour ses hôtes formait donc un complément presque indispensable de sa demeure. Cette découverte me soulagea d’une crainte nouvelle qui commençait à me torturer l’esprit. En l’entendant, quelques instants avant, m’assigner un lieu isolé pour demeure et un genre de vie différent du sien, je ne sais quelle susceptibilité terrible s’était réveillée en moi. Il m’avait semblé entrevoir une mesure de défiance au travers de l’intérêt sincère qu’elle me témoignait. Ce doute me laissa une véritable anxiété jusqu’au moment où je parvins à l’éclaircir.

Le fait est que Mme Rolland n’avait fait d’exception, à sa nouvelle règle, que pour son frère à qui elle avait donné une chambre voisine de la sienne. Le soir, quand tout dormait autour d’eux, ils se réunissaient souvent pour causer. On ne saurait imaginer une plus belle union ni une affection plus sincère que celle de ce frère et de cette sœur.

Quelques instants après notre arrivée, on servit le diner. Mme Rolland voulut que je prisse place à table dans une grande bergère qu’elle venait, me dit-elle, de faire rajeunir à mon intention. Son frère alla me chercher une très belle fourrure qu’il mit sous mes pieds. Dans l’espace d’un instant je me vis choyée et fêtée comme si j’avais été le membre le plus précieux de cette aimable famille.

J’avais encore très peu d’appétit, mais on me servit des œufs frais, du laitage et quelques-unes de ces primeurs presque toujours concluantes sur l’estomac des citadins…


(Fin du manuscrit.)