William Booth, général de l’Armée du salut et son livre sur l’extinction du paupérisme

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William Booth, général de l’Armée du salut et son livre sur l’extinction du paupérisme
Revue des Deux Mondes3e période, tome 103 (p. 695-706).
MM. WILLIAM BOOTH
GENERAL DE L'ARMEE DU SALUT
ET SON LIVRE SUR L'EXTINCTION DU PAUPERISME

M. William Booth, général de l’Armée du salut, a eu la généreuse pensée d’employer l’ordre religieux qu’il a fondé à résoudre la question sociale, le redoutable et douloureux problème du paupérisme. Il ne lui suffit pas de sauver les âmes : il a cherché et croit avoir trouvé un remède à toutes les misères de la vie présente. Peu de livres ont fait une plus grande sensation, ont eu une destinée plus orageuse et plus bruyante que celui qu’il a récemment publié sous le titre de l’Angleterre ténébreuse et le moyen d’en sortir[1]. Aucun n’a donné lieu à de plus ardentes discussions, n’a été tour à tour loué avec plus d’enthousiasme, attaqué avec plus de vivacité et de véhémence. Toute l’Angleterre s’en est occupée, et dans plus d’un comté, on a pu rencontrer sur les grandes routes des bandes d’ouvriers se rendant à Londres pour obtenir leurs entrées dans les établissemens et les asiles que M. Booth se propose de créer. Le succès de son livre s’explique et par le sujet, qui intéresse tout le monde, et par le talent de l’auteur, à qui de bons juges ont reproché d’en avoir trop. L’économie sociale est une science sévère, à laquelle les artifices de style, les figures de rhétorique conviennent peu. La chaleur d’âme unie au bon sens, à une lumineuse clarté, à l’amour de l’exactitude, de la précision, voilà les premières qualités d’un philanthrope et les plus propres à lui gagner la confiance. M. Booth aurait mieux fait de prodiguer moins les exclamations et les images, d’argumenter avec plus de sang-froid, de rigueur. Il aurait mieux fait aussi de ne pas mettre en tête de son livre une chromolithographie où l’on voit des naufragés sans nombre secourus et recueillis par les soldats et les officiers de l’Armée du salut. Est-il donc si sûr de pouvoir sauver tout le monde et d’être aussi fidèle que magnifique dans ses promesses ?

Mais son éloquence a produit tout l’effet qu’il en attendait. Il s’était comparé, dans son dernier chapitre, à Gédéon demandant à Jéhovah de lui prouver par un signe manifeste que sa bénédiction était sur lui. « Voici, je vais déposer une toison de laine dans l’aire ; si la toison se couvre de rosée et que, tout autour, le terrain reste sec, je connaîtrai que tu entends délivrer Israël par ma main. » Ainsi fut fait ; le jour suivant, il se leva de bonne heure, pressa la toison et en fit sortir assez d’eau pour remplir une coupe. M. William Booth avait besoin de cent mille livres sterling pour couvrir les premiers frais de sa grande entreprise, et il s’était dit : « Si je les obtiens, le ciel aura parlé, ce sera la rosée sur ma toison ! »

Il ajoutait : « Ce n’est pas dans un esprit d’arrogance que je demande ce signe, c’est par nécessité. Moïse n’aurait pu conduire les enfans d’Israël et leur faire traverser la mer à pieds secs, si les vagues ne s’étaient divisées. Le signe que je demande est tout pareil. Assurément l’argent n’est pas tout, ce n’est pas même la chose principale. Le roi Midas, avec tous ses millions, ne pourrait accomplir mon œuvre, pas plus qu’il n’aurait pu gagner la bataille de Waterloo ou défendre le défilé des Thermopyles. Mais les millions du roi Midas sont capables de faire de grandes choses, s’ils sont mis au service du bien sous la direction de la sagesse divine et de la charité chrétienne. » Le miracle s’est accompli ; en peu de semaines, cent mille livres ont été versées dans les mains de M. Booth. La rosée est tombée sur sa toison, et l’aire qui l’entourait est restée sèche. Je veux dire que, pour lui donner beaucoup, on a beaucoup retranché sur les dons qu’on avait coutume de faire à d’autres œuvres fort utiles et plus modestes que la sienne, qu’elles ont vu tarir cette année les libéralités dont elles vivaient. C’est le mauvais côté de son succès, et il est naturel que les gens qu’on a dévêtus pour l’habiller lui en gardent quelque rancune.

Il aurait reçu davantage encore si, après un premier entraînement, la réflexion n’avait attiédi le zèle des souscripteurs. On a cru reconnaître que, si nobles que fussent ses intentions, elles étaient gâtées par de secrets intérêts, par des calculs de sectaire, qu’il y avait dans ses plans un singulier mélange de raison et de chimères, de vérités et d’illusions, que l’ivraie y faisait tort au bon grain. Tel a été le sentiment de la plupart des philanthropes anglais et de beaucoup de membres du clergé anglican. La Société d’organisation de la charité de Londres a publié, sous la signature de son secrétaire principal, M. Ch. Loch, une critique sérieuse et approfondie des réformes proposées par le général. Un homme dont la parole est toujours écoutée, M. le professeur Huxley, est intervenu dans le débat. Un de ses amis était disposé à souscrire ; il l’en a vivement détourné, et il a déduit ses raisons dans des lettres qu’a publiées le Times et qui ont été fort remarquées. M. Booth a annoncé qu’il ferait paraître avant peu un nouveau livre pour réfuter ses contradicteurs ; on lira, on achètera ce livre autant que le premier ; mais que sert d’écrire ? C’est désormais sur l’événement qu’on le jugera, c’est à l’œuvre qu’on connaîtra l’ouvrier. Il a trop promis et trop reçu pour n’être pas tenu de réussir : ainsi seulement il fermera la bouche à ceux de ses adversaires qui n’ont pas craint de le surnommer le John Law de la philanthropie.

Parmi ses opposans les plus acharnés, beaucoup se sont dispensés de tout examen préalable et n’ont écouté que leurs préventions. Ils n’ont voulu voir dans M. William Booth que le général de l’Armée du salut, et le salutisme leur inspire une insurmontable antipathie, une invincible répulsion. M. Booth est assurément un prodigieux organisateur, et il en fait gloire. L’ordre qu’il a fondé, il y a vingt-cinq ans, s’est répandu de proche en proche sur le monde entier, s’est créé des établissemens dans trente-quatre pays, a planté son drapeau dans le Canada comme dans la République Argentine, dans l’Australie comme en Afrique. L’Armée du salut, commandée aujourd’hui par 10,000 officiers des deux sexes, a acquis partout des propriétés dont la valeur monte, selon les derniers rapports officiels, à près de 800,000 livres sterling ; elle en paie chaque année 220,000 pour la location des salles où elle tient ses réunions, elle a 27 journaux hebdomadaires, tirant à plus de 30 millions d’exemplaires. M. Booth se vante avec raison de ces prodigieux résultats, où il reconnaît le doigt de la Providence et la marque visible de la vérité de sa mission.

Malheureusement, cette religion qui abuse du tambour et de la trompette, et dont le culte ressemble un peu trop à la parade d’un spectacle forain, cette religion qui régénère et sauve les âmes par des concerts barbares ou grotesques et par des confessions publiques de pécheurs racontant, du haut d’une estrade, leurs iniquités, leurs souillures et leur guérison miraculeuse, offense le goût, selon les cas, ou blesse les pudeurs de la conscience. M. Huxley la qualifie de « christianisme corybantique » et la compare au culte de l’antique Cybèle, à ces confréries d’énergumènes qui, au son des fifres et des cymbales, promenaient dans les rues et les chemins leurs bannières, leurs psalmodies et leur orgiasme. Il compare aussi l’organisation de l’Armée du salut à la discipline des jésuites, et je ne doute pas que M. Booth n’ait médité profondément les maximes et les exercices d’Ignace de Loyola, qu’il n’ait appris de ce grand maître que, pour changer les âmes, il faut agir sur la machine, que les habitudes et les obéissances qui ne raisonnent pas sont le secret des conversions durables.

Mais les jésuites, quelque mal ou quelque bien qu’on en pense, ont toujours été de savans instituteurs qui s’appliquaient à cultiver les esprits ; ils accommodent à leur goût les sciences et la littérature, ils ne les ont jamais méprisées, et le salutisme se glorifie d’être une religion d’illettrés. Le christianisme dépouillé de toute théologie et réduit à ce précepte : « Repens-toi aujourd’hui une fois pour toutes, et demain tu seras si heureux que tu sentiras le besoin de raconter ta joie à toute la terre, » — voilà la doctrine, et la pratique consiste à exciter les pécheurs à la repentance par des méthodes un peu grossières. Si elles l’étaient moins, seraient-elles aussi efficaces ? Qui veut agir sur les foules ne doit pas viser haut. M. Booth, à qui l’histoire de Gédéon est si connue, avait lu aussi dans un autre chapitre de ce même Livre des juges que les arbres, s’étant avisés un jour de se donner un roi, s’adressèrent successivement à l’olivier, au figuier et à la vigne, mais que l’olivier refusa de quitter son huile, le figuier de renoncer à sa douceur et à ses fruits et la vigne à son vin, qui réjouit le cœur des dieux et des hommes. La couronne fut offerte au buisson, qui l’accepta sans se faire prier : « Venez, dit-il, vous réfugier sous mon ombrage ; sinon, un feu sortira de l’épine et dévorera les cèdres du Liban. » La moralité de cet apologue est que les âmes qui mettent leur honneur à produire des fruits savoureux sont moins dévorées que d’autres de la passion de régner, et que, dans certaines entreprises » les ambitions nobles sont un obstacle.

On s’est demandé si M. Booth avait écrit lui-même son livre ou s’il l’avait fait composer sous son inspiration, par quelque habile secrétaire. Je ne doute pas qu’il n’en soit le véritable auteur ; mais il y a en lui deux hommes, et chacun, à son tour, a tenu la plume ; je veux dire que M. Booth a eu pour collaborateur le général de l’Armée du salut, et je le regrette. Tout ce qu’il y a de bon dans son livre, j’en fais honneur à M. William Booth ; tout ce qui s’y trouve d’absurde ou de puéril, je l’attribue au général.

C’est M. Booth, j’en suis certain, qui a écrit des pages excellentes sur l’esprit d’utopie et sur ses fâcheuses conséquences. Il n’a pas de répugnance pour les visionnaires quand leurs intentions sont bonnes ; mais il estime qu’on ne nourrit pas les affamés, qu’on n’habille pas les déguenillés avec des utopies. « Je suis un homme pratique, nous dit-il, et c’est des nécessités présentes que je m’occupe. Je n’ai point d’idées préconçues, je me crois libre de tout préjugé ; mais une utopie n’est rien pour moi, tant qu’elle perche sur les nuages. Vous m’offrez des chèques sur la banque des siècles futurs, je les accepte à titre de don généreux, mais je ne puis les prendre pour de l’argent comptant et je n’essaierai pas de les faire escompter par la banque d’Angleterre. » Il ajoute que les visionnaires se font fort d’extirper toutes les misères, de guérir la société de tous ses maux en la refaisant de fond en comble, qu’ils veulent détruire la vieille maison et qu’ils promettent d’en rebâtir une autre où régneront la paix, l’abondance et la félicité. A la bonne heure ! mais ce n’est pas la vraie question. « La nuit dernière, dans nos asiles, il y avait un millier de faméliques sans ouvrage. Que dois-je faire de ces pauvres gens ? Voici John Jones, un gros et solide travailleur en haillons, qui n’a pas fait un repas sérieux depuis un mois, qui a cherché partout du travail et n’en a point trouvé. Le voici dans sa guenille qui crie la faim, demandant à ne pas mourir d’inanition dans la plus opulente cité du monde. Que faut-il faire de John Jones ? .. Les individualistes me disent que le libre jeu des forces naturelles qui régissent la lutte pour l’existence aura pour résultat la survivance des plus aptes, et que dans le cours de quelques générations, l’évolution produira un type plus noble de l’humanité. Mais, en attendant, que deviendra John Jones ? De son côté, le socialiste m’assure qu’il voit déjà poindre à l’horizon l’aurore de la grande révolution sociale. Quand le bon temps sera venu, quand la propriété privée sera abolie, tous les estomacs seront pleins, et il n’y aura plus de John Jones demandant fiévreusement du travail pour ne pas mourir de faim. Cela peut être, mais en attendant, voici John Jones, qui, chaque jour plus impatient, parce que chaque jour il est plus affamé, s’étonne de devoir attendre son dîner jusqu’à ce que la révolution sociale soit accomplie. »

M. Booth remarque à ce propos, fort sensément, que les utopistes qui promettent à John Jones qu’il n’aura plus faim quand la société aura été démolie et refaite, en usent comme les chrétiens qui l’engagent à se résigner à ses misères présentes en lui promettant un bonheur éternel dans l’autre monde, « en lui offrant des billets innégociables, qui ne seront payés que de l’autre côté du tombeau. » — « Eh ! oui, s’écrie-t-il, quand le ciel tombera, les alouettes seront prises ; c’est indubitable. Mais, encore un coup, qu’allons-nous faire de John Jones ? »

On ne peut mieux dire, ni poser la question dans de meilleurs termes. Mais après que M. Booth a parlé et dit leur fait aux utopistes, le général prend à son tour la parole, et il a ses utopies qu’on lui a vivement reprochées. Bon gré mal gré, le général est beaucoup moins préoccupé du sort de l’honnête travailleur John Jones que de la clientèle ordinaire de l’Armée du salut, et de même que par une sorte d’instinct il préfère les illettrés aux savans, il s’intéresse moins aux ouvriers laborieux et sans reproche qui cherchent de l’ouvrage et n’en trouvent pas qu’aux âmes perdues, qu’il faut retirer de leur bourbier en leur sonnant de la trompette sainte aux oreilles : « L’homme qui a la tête sous l’eau, nous dit-il, n’est guère en état d’écouter un sermon ; donnez-lui du pain et il vous écoutera. » Ceci est une tout autre affaire et la véritable question est oubliée.

C’est le général qui a écrit : « Si le plan que j’expose dans ce livre n’est pas applicable au voleur, à la femme sans mœurs, à l’ivrogne, au fainéant, on peut le jeter au panier sans cérémonie. Ce ne sont pas les saints, mais les pécheurs que le Christ est venu inviter au repentir, et c’est à tous sans exception que doit être offert le nouveau message du salut temporel. » Il est en désaccord sur ce point avec la plupart des philanthropes sérieux de son pays, tels que lord Shaftesbury. Instruits par de longues et pénibles expériences, ils ont déclaré depuis longtemps qu’il y a de fatales dégradations dont on ne se relève jamais, que certains criminels endurcis ne cesseront jamais de rêver des crimes, que certains ivrognes ne renonceront jamais à boire, que le vice adulte est presque incorrigible, qu’il est inutile de jeter les choses saintes devant des chiens immondes revenus cent fois à leur vomissement, que c’est au sauvetage des nouvelles générations qu’il faut travailler surtout, en les dérobant à de funestes influences, à la contagion du mauvais exemple, en les arrachant d’un milieu corrompu où elles respirent un air qui les empoisonne.

Le général de l’Armée du salut n’en conviendra jamais. Il croit disposer de moyens tout-puissans pour guérir les maladies les plus désespérées et que rien n’est impossible à la grâce divine dispensée et appliquée selon certaines méthodes de son invention. Il considère le salutisme comme une grande maison de santé, comme un hôpital des consciences, où se font des miracles, où les boiteux apprennent à marcher, où les bouches impures s’accoutument à prier, où des âmes toutes blanches de lèpre se nettoient en un clin d’œil, où les anges de ténèbres se transforment en enfans de la lumière : — « Notre expérience, dit-il, aujourd’hui presque aussi vaste que le monde, nous a démontré que le criminel devient honnête, que l’ivrogne devient sobre, que la prostituée devient chaste. » — Dans le fond de son cœur, il veut moins de bien à John Jones qu’à un grand pécheur repenti. Le misérable dont il prend le plus à cœur la délivrance est un Lazare qui s’est roulé dans toutes les fanges, qu’une main secourable en a retiré et qui bénit publiquement son libérateur. Voilà ce qui gâte le livre de M. Booth : l’humanitaire judicieux et réfléchi y cède trop souvent la parole à un intrépide convertisseur, à un empirique regardant en pitié les docteurs en médecine assez courts d’esprit pour douter de la vertu souveraine de son remède secret. En quoi consiste ce remède ? Le général Booth a inventé la religion réjouissante ou amusante, et il se flatte aussi que la gaîté qu’il se propose d’introduire dans la philanthropie aura un irrésistible effet sur les âmes. « Il n’y a dans l’Armée du salut, nous dit-il, aucune face longue de dévot. Nous parlons de salut parce que c’est la lumière et la joie de notre existence. Nous sommes heureux, et nous souhaitons que les autres partagent notre bonheur. »

Ses acolytes parlent comme lui et croient à l’action magique, surnaturelle de son élixir. « Dans quelque région du monde que ce soit, nous dit un de ses officiers, personne ne peut lier commerce avec nos soldats sans être immédiatement frappé de leur gaîté extraordinaire, et cette joie contagieuse est la principale raison de nos succès. Jugez des résultats qu’elle aura parmi les misérables confiés à nos soins. Pour tous ceux dont la vie n’a été qu’amertume et chagrin, la seule vue d’un visage épanoui est à la fois une révélation et une inspiration. »

Le général Booth est persuadé que cette gaîté contagieuse se communiquera à tous les grands pécheurs qui travailleront dans ses ateliers et leur tiendra lieu de tout, que ni l’ivrogne ne regrettera son cabaret ni le débauché ses joies impures. Il admet pourtant que de loin en loin il se trouvera quelque cas incurable, que des fainéans refuseront de travailler, que des escrocs succomberont à la tentation de voler, que des vicieux regretteront leurs vices. Ces récidivistes, ces relaps, il demande qu’on les regarde et qu’on les traite comme des démens, incapables de se gouverner, comme « des lunatiques criminels, » et il propose qu’on les enferme pour la vie, selon le bon plaisir de Sa Majesté la reine, afin de les mettre dans l’impossibilité de propager leur espèce. Mais il demande aussi qu’on leur procure toutes leurs aises, que leur prison soit un lieu agréable et charmant, « qu’ils aient chacun leur petite chaumière, entourée d’un petit jardin particulier, sous le ciel bleu, et s’il est possible, parmi les plus vertes campagnes. » Il convient que cette Arcadie d’ivrognes, de fainéans et de voleurs serait d’un entretien fort coûteux, mais l’État ne pourrait faire aucune dépense plus utile. Hélas ! pendant que ces vauriens endurcis contempleront le ciel bleu et arroseront leurs tulipes ou leurs roses, quelles tristes réflexions fera le pauvre John Jones, en regardant ses doigts noueux, ses mains calleuses, qui n’ont jamais demandé qu’à bien faire ? Ne prendra-t-il pas en dégoût sa laborieuse et honorable pauvreté ? Ne sera-t-il pas tenté de commettre quelque délit ou quelque crime pour avoir part à la félicité des lunatiques criminels ?

Si les rêveries de M. Booth ont mis la critique en défiance, il a indisposé, scandalisé nombre de ses lecteurs par ses omissions volontaires, qui ressemblent à des dénis de justice. Il n’a pas dit un mot de toutes les associations fondées sinon pour supprimer la misère, du moins pour la soulager. Il semble que jusqu’à lui personne ne s’était inquiété, tourmenté du sort des indigens et des affamés, que personne n’avait eu la pensée de leur venir en aide, qu’il a découvert le premier le gouffre noir des souffrances humaines, l’abîme d’où sortent des plaintes et des gémissemens, qu’il est, comme le disait M. Huxley, le Christophe Colomb du pays de la douleur, le Fernand Cortez de l’Angleterre ténébreuse, de celle qui a faim, qui a froid et dont les colères crient vers le ciel. « Honte à notre christianisme et à notre civilisation ! nous dit-il. Au cœur de notre capitale, il y a des colonies de païens et de sauvages, et c’est à peine si on s’en occupe. Pourquoi tout cet appareil de temples et de maisons de prières destinées à sauver les hommes de la perdition éternelle, tandis que pas une main ne leur est tendue pour les retirer de l’enfer de leur vie présente ? N’est-il pas temps qu’oubliant pour un jour leurs disputes sur l’infiniment petit ou l’infiniment obscur, les chrétiens unissent tous leurs efforts, concentrent toutes leurs forces à l’effet de sauver au moins quelques-uns de ces petits pour lesquels est mort leur divin maître ? » On croit rêver. Tout le monde pensait que, si l’Angleterre a de grandes plaies à guérir, elle est un des pays où la charité, sous toutes ses formes, a le plus multiplié ses efforts et déployé le plus de persévérance, d’audace et d’industrie.

Parmi les œuvres que M. Booth a créées déjà ou qu’il s’occupe de créer, depuis les refuges de nuit jusqu’aux bureaux de placement, des dispensaires jusqu’aux crèches, des asiles maternels jusqu’aux écoles de déguenillés et aux sociétés d’alimentation économique, il en est peu dont l’idée première lui appartienne et auxquelles d’autres n’aient travaillé avant lui. Pour n’en citer qu’un ou deux exemples, ce n’est pas lui qui s’est avisé le premier d’assister les criminels sortis de prison et de les mettre à même de gagner honnêtement leur vie. Comme l’écrivait au Times le duc de Westminster, président de la Société royale pour l’assistance des détenus libérés, cette société a aujourd’hui 63 succursales qui sont en rapport avec toutes les prisons de l’Angleterre et du pays de Galles, et à Londres seulement quinze autres sociétés ont la même destination.

M. Booth a pris à cœur de fonder des refuges pour les jeunes filles vivant dans un milieu dangereux pour leur innocence. Comme il préfère les anecdotes à la statistique, il rapporte qu’une de ces innocentes en danger se présenta un jour dans une maison de repenties. La directrice de l’établissement lui demanda si elle avait failli, elle répondit que non ; le règlement était formel, on ne pouvait l’admettre. Après beaucoup de doléances et de contestations, elle se retira et reparut bientôt après, en disant : « À cette heure, j’ai fait une faute, recevez-moi. » Or il existe à Londres de nombreuses associations occupées de protéger les jeunes filles qu’on désire soustraire à un fâcheux entourage ; les plus connues sont les Maisons de la princesse Louise, la Société de secours pour les jeunes femmes et les enfans, et une autre société qui se charge de loger les jeunes personnes arrivant de la province pour trouver quelque emploi dans la capitale.

Mrs Jeune raconte, dans un article publié par la National Review, qu’une femme qui consacre sa vie à porter des secours dans l’un des quartiers les plus misérables et les moins sûrs de Londres, où elle connaît chaque maison et chaque famille, disait : « Je ne sais pas où travaille l’Armée du salut, je ne l’ai jamais rencontrée[2]. » Cette femme charitable était injuste, l’Armée du salut travaille beaucoup ; mais on peut dire avec Mrs Jeune : « Sans éclat de fanfares et vacarme de tambours, la petite armée des ouvriers du bien, actifs et silencieux comme des fourmis, poursuit une œuvre qui nous étonne par sa grandeur. » Hélas ! le mal est si grand qu’on ne fera jamais assez. Pourquoi donc M. Booth semble-t-il voir avec jalousie ses concurrens ? Il se serait fait honneur en rendant justice à tout le monde, en se montrant étranger à tout esprit de secte, de corps ou de boutique. Un homme qui cherche le bien de l’humanité ne doit pas être soupçonné de chercher aussi sa gloire et d’aller par la bienfaisance à la domination.

N’y a-t-il donc rien d’original, de vraiment neuf dans les plans de M. Booth ? Il n’a fait, a-t-on dit, que s’approprier le bien d’autrui, les idées de ses devanciers, en les démarquant ; mais tandis que jusqu’ici, les associations philanthropiques s’étaient partagé les soins et le travail et que chacune avait sa fonction particulière, il prétend que le travail s’affaiblit en se divisant, il se croit capable de suffire à tout, il aspire à concentrer dans ses mains toutes les œuvres de miséricorde, et sa seule originalité est sa prodigieuse ambition.

C’est aller beaucoup trop loin, et je ne vois pas, par exemple, que personne avant M. Booth ait imaginé de fonder des colonies agricoles, destinées à diminuer au profit des campagnes la population surabondante des grandes villes et aussi à faire l’éducation des émigrans qui vont chercher fortune sur quelque lointain rivage et qui, faute d’être préparés à leur nouvelle destinée, ne trouvent dans leur eldorado qu’un surcroît de malheur. M. Booth estime qu’en définitive le principal remède du paupérisme est l’émigration, mais que telle qu’on la pratique, elle ressemble plus à un fléau qu’à une guérison. « C’est un crime, dit-il, d’expédier au-delà de l’océan une multitude d’hommes et de femmes dénués de tout secours et de toute instruction, riches d’espérance et sans le sou, et de les envoyer courir de redoutables aventures sans qu’ils se doutent de ce qui les attend. Mettez plutôt un enfant au milieu d’une terre fraîchement ensemencée, et dites-lui d’y trouver sa vie. » Tel ce pauvre commis anglais, débarqué un matin à Paramatta, dans la Nouvelle-Galles du Sud. On n’y avait pas besoin de commis ; il chercha vainement un emploi, frappa à toutes les portes. À bout de ressources, il fut plusieurs jours sans manger. Une nuit, dans son effroyable détresse, il s’arma d’une brique et parvint à briser un carreau dans la devanture d’une boutique de joaillier. Il n’essaya pas de rien voler. Il s’assit par terre, attendant l’arrivée d’un constable. Quelques heures se passèrent, enfin le constable arriva. Il se dénonça, se livra et fut emmené au violon. « Au moins, dit-il, j’aurai quelque chose à manger. » On l’a condamné à douze mois d’emprisonnement, il est encore sous les verrous.

C’est dans la colonie agricole de M. Booth que les futurs émigrans acquerront toutes les aptitudes, toutes les connaissances utiles, qu’ils apprendront l’agriculture, le jardinage, les métiers, les industries qui seront plus tard leur gagne-pain. Comment recrutera-t-il ses pensionnaires ? Par un procédé de sélection. Il entend créer au préalable des colonies urbaines, c’est-à-dire de grands ateliers pareils à ceux qu’il a déjà fondés, où l’on donnera de l’ouvrage aux ouvriers qui n’en ont pas et le goût du travail aux paresseux. Avec le temps, une partie de ces ouvriers sera placée chez des patrons, les autres seront transportés dans la colonie agricole, vaste ferme accompagnée d’un village industriel.

Les jésuites avaient appris aux sauvages du Paraguay à semer, à labourer, à cuire la brique, à bâtir des maisons, à percer des routes dans les forêts et à les entretenir. Les ouvriers de chaque profession travaillaient en commun, sous les ordres de leurs surveillans, nommés par le fiscal, et le supérieur était averti de tout ce qui se passait, de leurs actions bonnes ou mauvaises, de leurs moindres propos. On leur fournissait le chanvre, le coton, la laine, les instrumens de labour, les grains pour la semence. On déposait la récolte dans des greniers publics, on distribuait à chaque famille ce qui était nécessaire à sa subsistance, on vendait le reste à Buenos-Ayres et au Pérou. Les habitans du Paraguay étaient à la fois très gouvernés et très heureux, et tel sera le sort des colons de M. Booth. Ils seront logés, grassement nourris, vêtus, chauffés, mais ne toucheront aucun autre salaire que de temps à autre quelques pence, à titre d’encouragement. Ils s’engageront à s’abstenir de toute boisson fermentée, et on ne leur permettra que des jeux innocens. Quand ils auront terminé leur apprentissage et leurs études, les uns se placeront dans quelque comté d’Angleterre comme jardiniers ou fermiers, les autres s’embarqueront pour la colonie d’outre-mer. Ils y seront transportés par un paquebot où, du capitaine au timonier et du timonier au dernier des mousses, tout l’équipage sera salutiste, et selon toute vraisemblance, le territoire où ils débarqueront appartiendra à l’Armée du salut. M. Booth se propose d’avoir un jour ses possessions lointaines, un état gouverné par ses lois, son Paraguay.

Il a déclaré plus d’une fois que sa philanthropie ne faisait point acception des personnes ni des croyances, que sa clientèle se recruterait indifféremment parmi les incrédules et ceux qui ont reçu la bonne nouvelle, qu’il n’obligerait personne à se faire salutiste. Comme on l’a remarqué, les jésuites, eux aussi, n’avaient converti personne par la force : ils apprivoisaient les sauvages, a-t-on dit, comme des animaux qu’on prend avec un appât, et c’est un grand appât que les spectacles et les dons. Mais M. Booth entend que ses colonies de toute sorte soient gouvernées exclusivement par ses officiers et conformément aux règles de la discipline salutiste. « Les communautés de secours et d’entretien mutuel que je veux fonder seront une sorte de sociétés coopératives ou de familles patriarcales, régies selon les principes qui se sont montrés si efficaces dans l’Armée du salut, seul corps religieux créé de notre temps qui repose sur le principe de la soumission volontaire à une autorité absolue. Personne n’est tenu d’y rester un jour de plus qu’il ne lui convient, mais aussi longtemps qu’on y reste, on doit observer la règle du service, et cette règle est l’obéissance passive, qui ne discute jamais, qui ne fait jamais de questions. » Il qualifie lui-même cette organisation de système rigoureusement autocratique : — « Nous avons sous nos ordres près de 10,000 officiers, et le nombre s’en accroît tous les jours. Ils se sont tous enrôlés en prenant l’engagement d’obéir sans discuter à tous les ordres émanant du quartier-général. Il suffit d’une dépêche signée de mon nom pour les envoyer aux dernières extrémités du monde, pour les transférer des cloaques de Londres à San-Francisco ou de San-Francisco en Hollande, en Suède, dans le pays des Zoulous ou dans l’Amérique du Sud. »

Jusqu’aujourd’hui, toutes les associations charitables de la Grande-Bretagne avaient adopté les formes parlementaires et constitutionnelles chères à la nation. Tout s’y décide à la pluralité des voix, on rend des comptes exacts et minutieux de l’emploi des fonds : c’est un régime de libre discussion et de publicité. M. Booth inaugure la philanthropie impérative et mystérieuse, la dictature du bien. Cette rosée d’or qui est tombée sur sa toison est un dépôt qui lui sera sacré, mais dont il est seul à répondre. On prétend que, si le commissaire ou chef de la section sociale de l’Armée du salut, M. Franz Smith, a pris sa retraite, c’est qu’il désirait que d’autres garanties fussent assurées aux souscripteurs. Le général n’a pas consenti à modifier, pour leur complaire, la constitution de son armée. « Notre principe, a-t-il dit, n’est pas de compter les nez ; loin de là, les seuls nez à qui nous permettions de s’ingérer dans nos affaires sont ceux qui s’engagent à obéir au cerveau directeur. — Mais après vous ? lui a-t-on répondu. De votre propre aveu, vous avez soixante et un ans, et vous n’êtes pas immortel. » Après lui, son pouvoir autocratique passera à l’héritier que, sans faire connaître son choix, il a déjà désigné. On a dit que le général de l’Armée du salut était plus puissant que le pape, qui n’a pas le droit de nommer son successeur. On peut ajouter que ce singulier fondateur d’ordre diffère de tous les autres en ce qu’il a des enfans, auxquels il a distribué les plus grandes charges, les plus grands commandemens que puissent ambitionner ses officiers. Étrange institution que cet ordre cosmopolite, qui est un fief de famille !

Le boothisme, écrivait-on, tuera le salutisme : boothism must destroy salvationism. C’est possible, mais il est vrai de dire que jusqu’ici le salutisme a vécu par l’intelligence, le dévoûment, l’infatigable activité de M. Booth, de ses fils et de ses filles. Quoiqu’il mette la bienfaisance au service du prosélytisme, nous souhaitons sincèrement le succès de la nouvelle expérience qu’il va tenter. Un membre de la chambre des communes, qui lui avait envoyé 300 livres, déclarait dans une lettre adressée au Times qu’à sa connaissance personnelle, il y avait des ivrognes convertis au salutisme qui avaient cessé de battre leur femme et d’affamer leurs enfans, que les méthodes de l’Armée du salut n’étaient pas de son goût, mais qu’elles pouvaient plaire à d’autres, que nous ne sommes pas tous faits sur le même patron : we are not all constituted alike.

Il y a tant de maux à guérir dans ce monde qu’il faut accepter le bien qui se fait, sous quelque forme et par quelques procédés qu’il se fasse. Ceux qui aiment les olives, les figues et le raisin peuvent se donner pour maîtres l’olivier, le figuier et la vigne ; mais quoique les fruits du buisson et leur âpre saveur répugnent à un palais délicat, ne les méprisons pas, s’ils servent à nourrir des indigens qui n’en ont pas d’autres à leur usage. Que M. Booth, sans faire les miracles qu’il annonce, soulage quelques misères, il faudra tout lui pardonner, même sa jactance, même ses injustices. Les Orientaux ont un proverbe qui dit : « Pourvu que le bienfait ait les mains longues et des pieds rapides, peu importe que sa grimace te déplaise ! ne le regarde pas au visage. »


G. VALBERT.

  1. In darkest England and the way out, by general Booth. London. International Headquarters of the Salvation Army.
  2. N° du 1er janvier 1891 de la National Review : « General » Booth’s Scheme, by Mrs Jeune.