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William Pitt, premier lord de la trésorerie/02

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William Pitt, premier lord de la trésorerie
Revue des Deux Mondestome 51 (p. 546-590).
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WILLIAM PITT
PREMIER LORD DE LA TRESORERIE.

II.
LES FINANCES DE LA GUERRE.


I. — ARMEMENS DE l’ANGLETERRE CONTRE LA FRANCE. — CRISE INDUSTRIELLE ET COMMERCIALE. — EMPRUNTS POUR LE COMPTE DE L’AUTRICHE.

Avant d’aborder l’examen des diverses mesures auxquelles Pitt dut avoir recours afin de subvenir aux frais de la guerre contre la France[1], il importe d’indiquer par quelques chiffres quelle était la situation financière de l’Angleterre au commencement de 1793. Le revenu de l’année 1792 avait dépassé de 300,000 liv. st. celui de 1791, et s’était élevé à 17,034,000 liv. st. (425,850,000 fr.). Les dépenses, conformes à l’évaluation faite en 1791, avaient été de 16 millions de liv. st. (400 millions de francs). Le capital de la dette fondée était de 238,231,248 liv. st.; celui de la dette à terme, comprenant les avances faites par la Banque, ainsi que par la compagnie des Indes, et le montant des billets de la marine ou de l’échiquier, s’élevait à 30,036,024 liv. st. Le total de la dette publique était donc de 268,267,262 liv. st., imposant en intérêts ou frais accessoires une charge annuelle de 9,752,673 liv. st., et le fonds d’amortissement constitué en 1786 avait déjà racheté un capital de 9,444,800 livres sterling. Enfin, pour bien établir la part du passé et dégager celle de l’avenir, constatons qu’au mois d’août 1793 la dette à terme était diminuée d’une somme de 4,200, 000 liv. st. portée à la dette fondée par suite de la consolidation en fonds 3 pour 100 d’une créance de pareille somme duc depuis longtemps par l’état à la compagnie des Indes, qui lui en avait fait successivement l’avance lors des divers renouvellemens de son privilège.

Les événemens dont la France était le théâtre, ses conquêtes et la déclaration de guerre faite par la convention à la Hollande, à l’Espagne, à l’Angleterre, avaient causé dans ce dernier pays une animation générale. Pitt ne fit donc que satisfaire à un sentiment presque unanime en préparant avec autant d’activité que d’énergie les moyens propres à répondre efficacement au défi qui venait d’être jeté. L’armée de terre fut augmentée de 27,000 hommes, le nombre des marins embarqués à bord des bâtimens de l’état fut porté à 47,000, et des troupes hanovriennes et hessoises furent prises à la solde de l’Angleterre. De plus un subside de 200,000 livres sterling fut donné à la Sardaigne pour la mettre en état de tenir sur pied une armée de 50,000 hommes, et des traités d’alliance offensive et défensive furent conclus avec la Russie, l’Autriche, la Toscane, Naples, l’Espagne et le Portugal. Les revenus ordinaires ne pouvant couvrir l’excédant de dépenses que devait entraîner cet ensemble de mesures, le parlement, sur la proposition de Pitt, vota un emprunt de A, 500,000 livres sterling, et affecta au paiement des intérêts le produit des taxes temporaires établies en 1790 à l’occasion des armemens faits contre l’Espagne.

Tous les dangers cependant n’étaient pas au dehors, et on était menacé au dedans d’une crise industrielle et commerciale qui pouvait amener les complications les plus fâcheuses. Pendant les neuf années de paix prospère qui venaient de s’écouler, les banques s’étaient multipliées à l’infini, la plupart sans bases solides, et toutes, dans l’espoir d’augmenter rapidement leurs bénéfices, avaient étendu sans mesure l’émission de leurs bank-notes. Nombre d’entre elles croulèrent au premier souffle de la tempête, et il en résulta une véritable panique. Les capitaux se cachèrent, et les maisons les plus solides dans l’industrie et le commerce ne pouvaient, par la vente ou l’engagement des marchandises qui remplissaient leurs magasins, se procurer les fonds qui leur étaient nécessaires. Des ateliers importans allaient se fermer, laissant des masses d’ouvriers sans travail, des maisons respectables étaient sur le point de manquer à leurs signatures et d’en entraîner d’autres dans leur désastre, lorsque Pitt proposa au parlement d’autoriser l’émission de billets de l’échiquier pour une somme de 5 millions de livres sterl., destinés à être distribués en prêts aux négocians, banquiers ou industriels dont les demandes seraient trouvées fondées. Le parlement s’empressa d’adhérer à cette proposition et désigna lui-même les commissaires chargés de faire les prêts. Ce vote seul suffit pour dissiper bien des inquiétudes, et le nombre total des demandes de secours ne fut que de 332 pour une somme de 3,855,624 liv. ster.; 238 furent accueillies jusqu’à concurrence de 2,202,600 liv. ster.; 45 furent retirées et 49 rejetées. La totalité des avances fut restituée, une partie considérable avant l’époque fixée pour le remboursement, et le surplus aux échéances déterminées. Deux des emprunteurs seulement firent faillite, mais se trouvèrent plus tard en état de se libérer. Ainsi furent prévenus de grands malheurs, et l’opération ne coûta aucuns frais. La différence entre l’intérêt de 5 pour 100 payé par les emprunteurs et celui des billets de l’échiquier, pour lequel l’état ne donnait que 2 deniers 1/2 par jour, suffit à toutes les dépenses de la commission, et laissa même un profit de 4,000 livres sterling qui fut versé au trésor public.

Les premiers mois de 1793 furent pour les armées françaises une suite de revers. Dumouriez, battu à Nerwinde, dut évacuer la Belgique, et les Autrichiens entrèrent sur le territoire français, où ils occupèrent Condé, Valenciennes et Le Quesnoy. De leur côté, les flottes anglaises s’emparèrent de Terre-Neuve, de Tabago, de Pondichéry, de tous les comptoirs français au Bengale et sur la côte de Malabar, et de la ville ainsi que du port de Toulon; mais après la journée du 31 mai, sous l’impulsion violente du comité de salut public, des levées en masse furent faites en France et dirigées vers la frontière. En Flandre, le duc d’York, à la tête d’une armée anglaise et hanovrienne, fut battu par le général Houchard et obligé de lever le siège de Dunkerque; le prince de Cobourg fut défait à Wattignies par Jourdan, et les Autrichiens furent rejetés par Hoche au-delà du Rhin. L’amiral Sidney Smith dut également évacuer Toulon; mais en partant il y brûla l’arsenal, les magasins, dix-sept vaisseaux de ligne, plusieurs frégates, et emmena le reste, portant ainsi un coup fatal à la puissance maritime de la France.

C’est sous l’impression de ces nouvelles que fut ouverte le 21 janvier 1794 la session du parlement. Le roi y déclara qu’il regrettait l’obligation où se trouvait l’Angleterre de continuer les hostilités, mais qu’il méconnaîtrait les vrais intérêts du pays, s’il se laissait aller à faire la paix sur des bases qui ne garantiraient pas suffisamment l’indépendance de l’Europe. En effet, le régime pratiqué en France, et que la convention voulait propager à l’extérieur par les agressions les plus injustes, ne tendait qu’à la destruction des propriétés, au renversement des lois et de la religion, et il n’y aurait pas de sécurité possible pour les autres nations aussi longtemps qu’il durerait. Il exprima donc l’espoir que le parlement adhérerait à toutes les propositions qui lui seraient soumises par ses ministres.

La politique du gouvernement fut vivement attaquée par Fox. Il était le premier, dit-il, à flétrir les crimes qui se commettaient en France, et déplorait les scènes de carnage qui ensanglantaient le continent; mais le duc de Brunswick en avait donné le signal par son manifeste, et sur lui ainsi que sur les négociateurs du traité de Pilnitz devait retomber toute la responsabilité de la lutte qui désolait l’Europe. D’ailleurs, quelque indignation que dussent causer les événemens dont la France était le théâtre, si on voulait les considérer comme un motif légitime de guerre, l’Angleterre n’avait pas un seul de ses alliés avec qui elle pût rester en paix. Tous en effet avaient commis les actes de despotisme les plus répréhensibles, et la Pologne n’était-elle pas en ce moment même l’objet de traitemens révoltans? Sans doute on pouvait invoquer les sentimens de haine professés par les républicains français contre l’Angleterre, et leur esprit d’agression et de conquête; mais qui avait plus haï l’Angleterre que Louis XIV? Qui avait eu plus que lui l’esprit d’agrandissement? La paix cependant avait été conclue avec lui à Ryswick. Pourquoi ne le serait-elle pas aussi avec la convention? C’est en vain qu’on avait voulu détruire le pouvoir de cette assemblée; elle avait triomphé des insurrections intérieures, battu les armées de l’Europe, et, défendant la cause de l’indépendance et de la liberté, elle était assurée d’être soutenue par toute l’énergie nationale. On pouvait donc traiter avec elle en toute sécurité. Fox termina en demandant que le roi fut prié de faire la paix dès qu’il y aurait moyen de la conclure honorable et avantageuse, et sans avoir égard à la forme de gouvernement qui existerait en France.

Pitt répondit qu’il souhaitait aussi la paix, mais qu’elle n’offrirait aucune sûreté, faite avec un pouvoir tel que celui qui dominait alors en France. Ne venait-il pas en effet d’abolir la religion, de s’emparer des propriétés privées, et ne professait-il pas des principes aussi destructeurs de l’ordre général des sociétés que contraires à la stabilité des gouvernemens? Ces principes, il cherchait à les répandre par la conquête dans toute l’Europe, et l’Angleterre avait un puissant intérêt à combattre énergiquement une pareille propagande. D’ailleurs des décrets de la convention défendaient de négocier avec tout ennemi qui, au préalable, n’aurait pas évacué le territoire de la république, et reconnu son unité et son indivisibilité. Pour traiter avec la France, il fallait donc se mettre à sa merci, accepter ses conquêtes, lui restituer ses anciennes possessions. L’Angleterre était-elle disposée à subir de pareilles conditions? et lors même qu’elles ne lui seraient pas imposées, ne s’exposerait-elle pas, en négociant avec une dictature dont les membres se détruisaient successivement les uns les autres, à voir les conditions admises par les maîtres du jour méconnues par ceux du lendemain? Il était donc, à tous égards, plus sage de continuer la guerre que de traiter avec de pareils monstres. Et, rappelant enfin la citation historique faite par Fox, « l’honorable membre, dit-il, a profité de cette occasion pour faire une belle sortie contre les rois, assurant que nous pouvons avoir autant de confiance dans la bonne foi des gouvernans actuels de la France que nos ancêtres en ont eu dans celle de Louis XIV. Je conteste formellement cette assertion, et je dis que si ce roi avait réussi dans ses ambitieux projets, ce que nous aurions eu à souffrir alors eût pu être considéré comme une prospérité en comparaison de tous les maux que produirait le triomphe du régime révolutionnaire. La splendeur de sa cour, les talens de ses généraux, la discipline de son armée, tout ce qu’il inspirait enfin relevait toujours d’un sentiment d’honneur. Son ambition même, bien qu’extrême, était dirigée et contenue par des principes de grandeur et de loyauté. Il en est autrement de ceux professés par la convention : elle a mis de côté toute espèce de pudeur, et, avec une ambition non moins grande, elle ne craint pas d’employer des moyens de destruction mille fois plus à redouter que ne l’a jamais été le pouvoir du plus puissant monarque. »

La motion de Fox fut rejetée à une immense majorité, et le parlement, sur la proposition de Pitt, porta à 85,000 hommes les forces de l’armée navale, à 60,000 hommes celles de l’armée de terre, autorisa le gouvernement à emprunter une somme de 11 millions de livres sterling, et affecta au service de cet emprunt le produit de taxes additionnelles sur le rhum, les esprits, les briques, les toiles et glaces. Outre les forces dont nous venons de parler, le gouvernement avait pris à la solde de l’Angleterre des corps étrangers composés d’émigrés et de Hessois. Ils devaient les uns et les autres faire partie d’une expédition projetée contre la côte de Bretagne; mais, en attendant qu’elle fût définitivement organisée, ils furent placés dans l’île de Wight. Ce casernement sur le sol anglais fut dénoncé comme inconstitutionnel par Fox et par Grey. L’institution d’une armée régulière (standing army) avait toujours été vue avec une répugnance extrême, comme plaçant entre les mains du souverain une force prête à l’aider dans les entreprises qu’il serait tenté de faire contre les libertés publiques. A plus forte raison cette défiance devait-elle exister vis-à-vis de troupes mercenaires que n’auraient pu retenir ni le sentiment du patriotisme ni le respect des lois. Aussi depuis 1688 nul corps étranger n’avait été introduit dans le royaume sans l’autorisation du parlement, très jaloux de son droit à cet égard. Pitt fut le premier à reconnaître ce droit, ainsi que l’infraction commise; mais elle était expliquée et justifiée par les circonstances, et le parlement refusa de la censurer.

Au milieu de tant d’efforts faits par la nation anglaise pour poursuivre énergiquement la guerre, la Prusse, découragée par ses échecs, manifesta l’intention de se retirer de la lutte. Elle allégua que ses ressources ne lui permettaient pas d’y rester plus longtemps engagée, que d’ailleurs, séparée de la France par d’autres états, elle n’avait pas à en redouter le voisinage, et que les intérêts de l’Angleterre, de l’Autriche, de la Hollande, étant autrement menacés que les siens, c’était à ces puissances de soutenir tout le poids des hostilités. Cette résolution pouvait avoir les conséquences les plus graves en ouvrant aux Français la route des Pays-Bas et en privant la coalition du concours de troupes excellentes. Il fallait donc empêcher à tout prix qu’elle ne fût exécutée, et, l’Autriche n’étant pas en position de faire le moindre sacrifice pécuniaire, l’Angleterre et la Hollande durent s’engager à payer à la Prusse un subside moyennant lequel elle promit de mettre à leur disposition une armée de 60,000 hommes. Pour subvenir à cette charge, Pitt ayant demandé au parlement un crédit de 2,500,000 livres sterling. Fox signala tous les dangers de la voie où l’on allait entrer. La conduite du roi de Prusse lui paraissait devoir inspirer peu de confiance, et il était à craindre qu’une fois la somme promise payée, ce souverain ne vînt alléguer de nouveaux obstacles et faire de nouvelles demandes. D’un autre côté, la situation financière de l’Espagne, de l’Autriche, de la Russie était détestable, et sans aucun doute, encouragées par ce précédent, ces puissances viendraient à leur tour prétexter de leur épuisement et menacer de mettre bas les armes. Il faudrait donc pour les retenir leur donner aussi des subsides, et la lutte, se prolongeant, entraînait infailliblement la ruine de l’Angleterre. Quelque bien fondées que fussent ces observations, elles ne pouvaient prévaloir en présence des nécessités de la situation et du danger qu’il s’agissait de conjurer. Le crédit demandé fut accordé. Du reste, la Prusse n’en reçut qu’une partie, car, beaucoup plus préoccupée des événemens de la Pologne que de la guerre avec la France, elle laissa ses troupes immobiles et ne voulut prendre part à aucune des opérations de la campagne de 1794. Le gouvernement anglais se considéra dès lors comme délié vis-à-vis d’elle, et cessa de lui payer le subside convenu.

Cette campagne fut sur le continent tout à l’avantage de la France, dont les armées, sous les ordres de Pichegru, de Jourdan et de Moreau, après avoir remporté les victoires de Fleurus et de Ruremonde, reprirent la Belgique, rejetèrent les Autrichiens au-delà du Rhin et firent la conquête de la Hollande. Sur mer, le drapeau anglais fut plus heureux. L’amiral Hood prit possession de l’île de Corse, dont les habitans avaient réclamé le concours de l’Angleterre pour se délivrer des Français. L’amiral Jervis s’empara de la Martinique et de Sainte-Lucie. L’amiral Howe défit une flotte de vingt-six bâtimens de ligne, sortie du port de Brest, sous les ordres de l’amiral Villaret-Joyeuse, pour protéger l’arrivée d’un convoi considérable chargé de blé et venant d’Amérique. Néanmoins ces succès, quelque flatteurs qu’ils fussent pour l’amour-propre national, ne pouvaient compenser les revers éprouvés sur le continent, et d’ailleurs, par suite de la conquête de la Hollande par Pichegru, presque tous les frais de la guerre allaient retomber à la charge de l’Angleterre. En effet, ainsi que l’avait prévu Fox, l’Autriche, découragée aussi par sa défaite, désespérant de recouvrer la Belgique, avait menacé à son tour de se retirer de la lutte, et pour conserver sa coopération le gouvernement anglais avait dû contracter pour elle, en le garantissant, un emprunt de 4,600,000 liv. sterl. Pitt devait donc s’attendre à de vives attaques dans le parlement, et il avait fortifié sa position ministérielle, depuis la dernière session, par l’entrée dans le cabinet du duc de Portland, de lord Spencer, de lord Fitz-William et de Windham, en s’assurant ainsi le concours de la portion dissidente du parti whig dont ils étaient les chefs.

Le discours de la couronne fut des plus belliqueux : le roi déclara qu’il fallait redoubler d’efforts, et qu’alors seulement on arriverait à obtenir une paix durable et à délivrer l’Europe du plus grand danger qui l’eût menacée depuis qu’il y existait une société civilisée. Dans la discussion de l’adresse, Wilberforce demanda que le gouvernement fût invité à entamer des négociations de paix sur des bases honorables pour l’Angleterre, mais acceptables aussi par la France. Cette motion fut soutenue par Canning, qui insista sur le changement de régime survenu en France depuis le 9 thermidor; mais Pitt répondit que le système révolutionnaire du nouveau comité de salut public était le même que celui de l’ancien, et qu’il n’y aurait pas plus de sécurité à traiter avec ses membres qu’avec Brissot et Robespierre. Il exprima la conviction que le rétablissement du régime monarchique en France devait seul assurer la tranquillité de l’Europe, en ajoutant toutefois que dès qu’il serait possible de faire avec le gouvernement républicain une paix sûre et avantageuse, il serait le premier à conseiller au roi de la conclure. La motion de Wilberforce fut rejetée, mais avec une minorité double de celle que l’opposition avait pu réunir jusqu’alors. En conséquence, le parlement adhéra à toutes les demandes qui lui furent faites par le cabinet : l’effectif de la marine fut porté à 100,000 hommes; celui des troupes de terre, y compris la milice, à 150,000 hommes, un emprunt de 18 millions de livres sterling fut voté, et, pour en assurer le service, de nouvelles taxes furent établies sur le vin, les liqueurs, le café, le thé, la poudre à cheveux, cette dernière étant présumée devoir à elle seule produire 200,000 liv. sterl.

La garantie en faveur de l’emprunt contracté pour le compte de l’Autriche fut également accordée, mais non sans avoir donné lieu de la part de Fox aux plus amères critiques. « Pourquoi l’empereur, dit-il, a-t-il recours à notre crédit? Uniquement parce qu’il n’en a pas lui-même. Il y a en effet dans ses états et dans les autres des capitalistes parfaitement aptes à comprendre les avantages du placement, sans que nous prenions la peine de les leur démontrer nous-mêmes. Certes ils les ont vus, mais ils n’ont rien voulu avancer en raison des craintes que leur inspire l’emprunteur. Le prêt qui lui est fait n’est donc qu’un subside déguisé, et ce n’est pas là une opération loyale. Ainsi voyez la situation dans laquelle nous nous trouvons. Le seul concours que nous puissions avoir en ce moment est celui de l’empereur, et cependant, après avoir fait pour lui des sacrifices plus considérables que ceux que nous a coûtés l’aide de la Prusse, nous sommes exposés à en recevoir le même traitement. Il a plus de bonne foi, dit-on, que le roi de Prusse; mais on prétendait aussi que ce dernier en était rempli, et j’ai peu de confiance, quant à moi, dans la probité des souverains absolus. »

Outre cet emprunt de 4,600,000 livres sterling, le gouvernement anglais dut encore, en 1797, en contracter aux mêmes conditions un second de 1,620,000 livres sterling pour le compte du même souverain, et le capital nominal de la dette perpétuelle qu’ils créèrent l’un et l’autre fut de 7,502,630 livres sterling. Il fut convenu que le paiement des intérêts aurait lieu à la banque d’Angleterre, et les agens de l’empereur devaient à cet effet lui en verser le montant chaque semestre avant l’échéance. S’ils y manquaient, cet établissement devait s’adresser aux lords de la trésorerie, et ces derniers étaient autorisés à lui remettre la somme nécessaire en la prenant sur le fonds consolidé, de telle sorte que cette dette reposait sur les mêmes garanties que la dette anglaise. Le gouvernement autrichien promit même d’affecter chaque année à l’amortissement du capital une somme de 60,000 livres; mais aucun de ces engagemens ne fut rempli. En 1798, l’Autriche cessa de payer les intérêts, et depuis lors ils furent régulièrement acquittés aux échéances convenues avec les ressources du fonds consolidé. L’Angleterre ne voulut même pas qu’un marché auquel elle avait pris part ne fût point complètement exécuté, et qu’il pût en résulter le moindre préjudice pour ceux qui l’avaient contracté ; elle se chargea donc de l’amortissement, et en 1815 1,622,584 livres sterling avaient déjà été rachetées.

Depuis 1784, Pitt avait invariablement suivi la règle qu’il avait établie alors de ne faire d’emprunts qu’avec publicité et concurrence. Il concéda cependant à l’amiable, à une maison considérable appelée la maison Boyd, celui qu’il avait contracté pour subvenir aux besoins de l’année 1795, et il y fut déterminé par les considérations suivantes. Le montant des emprunts était en général payable, 15 pour 100 au moment de la souscription, et le surplus de mois en mois; mais dans les bills qui les autorisaient était toujours inscrite une clause qui accordait une prime pour les versemens faits par anticipation. Celui de 11 millions contracté en 1794 l’avait été à un taux favorable pour le trésor, et était devenu fort onéreux aux souscripteurs à cause de la baisse occasionnée par les revers de la guerre. Aussi aucun versement n’avait été fait par avance, et le gouvernement, se trouvant à court de fonds, avait dû s’adresser à la maison Boyd, qui lui avait remis ceux dont il avait besoin. Cette opération avait été peu avantageuse à la maison Boyd, et soit pour reconnaître un service rendu, soit pour s’assurer à l’avenir le concours d’une maison solide et respectable, Pitt lui avait promis la concession du prochain emprunt. Il le lui donna en effet au taux de 4 pour 100, et, la rente ayant haussé à la fin de l’année, elle réalisa des bénéfices considérables. Cette concession à l’amiable fut vivement critiquée. L’opposition demanda une enquête, et le comité auquel elle fut confiée constata dans son rapport qu’une maison rivale avait offert des conditions meilleures. Personne n’attaqua la probité du ministre, parce qu’elle était au-dessus de tout soupçon, et ses adversaires lui rendirent à cet égard le plus complet hommage; mais ils lui reprochèrent d’avoir fait un marché préjudiciable à l’état dans une pensée de corruption parlementaire. Pitt exposa simplement les faits, rejeta dédaigneusement l’accusation d’avoir cherché à augmenter son influence ministérielle au préjudice des intérêts du trésor, et démontra qu’au moment où il avait été contracté, l’emprunt, nonobstant les assertions du comité, n’aurait pu l’être d’une façon plus avantageuse. La motion de censure fut rejetée à une immense majorité; mais, quelque pures qu’eussent été les intentions du ministre, il avait eu tort évidemment de se départir d’une règle posée et maintenue jusqu’alors rigoureusement par lui-même, au risque de froisser tant d’intérêts privés et de compromettre cette influence parlementaire qu’on lui reprochait de vouloir ménager : accusation bien mal fondée du reste, car alors même il mettait un terme à divers abus qui avaient été un moyen de force pour ses prédécesseurs. Ainsi c’était une pratique constante dans les guerres antérieures de traiter à forfait et de gré à gré pour les fournitures de troupes employées au dehors avec des amis de l’administration, ou de leur en confier l’achat moyennant des commissions plus que rémunératrices. Le ministre y gagnait en crédit, mais le trésor y perdait doublement, d’abord à raison des bénéfices considérables réalisés par les traitans, ensuite parce que, se présentant sur le marché en concurrence les uns des autres et avec les commissaires de la marine, ils faisaient monter le prix de tous les approvisionnemens. Pitt n’avait pas voulu recourir à de pareils moyens; désireux avant tout d’introduire l’ordre et l’économie dans les diverses branches du service public, il avait exigé que toutes les fournitures fussent achetées par les employés de l’administration, que tous les marchés eussent lieu par adjudication publique, et il avait cherché à restreindre dans les plus strictes limites les dépenses militaires faites au dehors. A cet effet, aussi bien dans l’armée que dans la marine, ces dernières durent être autorisées par le commandant en chef et faites exclusivement par l’intermédiaire d’un commissaire-général, contrôlé lui-même par un commissaire des comptes chargé de vérifier si toutes les conditions possibles d’économie avaient été observées. De plus, il fut sévèrement défendu à ces agens de percevoir aucune rétribution en dehors des émolumens qui leur étaient attribués.


II. — DISETTE. — CONSOLIDATION DE LA DETTE A TERME. SUBSIDES A L’AUTRICHE. — EMPRUNT NATIONAL. — CRAINTES D’INVASION. — BANQUE d’ANGLETERRE ET SUSPENSION DES PAIEMENS EN ESPÈCES (1796-1797).

Le printemps et l’été de l’année 1795 ayant été constamment froids et pluvieux, la récolte fut détestable en Angleterre, et le blé monta au taux exorbitant de 108 sh. le quarter. Une épizootie enleva aussi une partie du bétail, et, la hausse du prix de toutes les denrées alimentaires rendant d’autant plus onéreux le poids des impôts récemment créés, la guerre commença à être moins populaire. Des troubles éclatèrent à Coventry, Birmingham, Nottingham et dans d’autres villes. Londres n’en fut pas exempt, et lorsque le 29 octobre 1795 le roi se rendit au parlement pour ouvrir la session, il fut accueilli par la foule aux cris de « plus de guerre, plus de famine! à bas Pitt! du pain ! la paix! »

Pour calmer les inquiétudes et remédier à l’intensité de la disette, Pitt s’empressa de soumettre au parlement, qui les adopta, diverses mesures ayant pour objet de défendre l’emploi de la farine dans les fabriques d’amidon et les distilleries, de lever tous les obstacles qui pourraient entraver la libre circulation des grains, de relever les boulangers de l’obligation de faire le pain avec de la farine de première qualité, de les autoriser à y mélanger du maïs, des pommes de terre et des grains de qualité inférieure, d’accorder des primes pour l’importation du blé et de toutes matières alimentaires, et d’en prohiber l’exportation. Les efforts de l’administration et de la législature rencontrèrent partout un concours empressé. Dans les ménages les plus riches, on s’interdit l’usage de la pâtisserie, et on ne consomma que du pain mélangé; la compagnie des Indes vendit au-dessous de leur valeur les cargaisons de riz qu’elle avait en magasin ou qui lui arrivèrent, et la Cité de Londres encouragea par des primes la vente à prix réduit de diverses espèces de poissons. Grâce à l’emploi de ces moyens et aussi au bon sens public, le progrès du mal fut arrêté, et le prix du blé ramené dans des limites modérées.

Le parlement vota ensuite le budget de 1796 et autorisa le gouvernement, pour subvenir aux charges extraordinaires résultant des circonstances, à contracter deux emprunts qui s’élevèrent ensemble à 25,500,000 liv. sterl. Le service en fut assuré au moyen de nouveaux droits sur le tabac, le sucre, le sel, les chevaux d’agrément, et aussi par la création d’un impôt sur les successions mobilières, dont furent exemptés les veuves et enfans, et qui, pour les autres héritiers, variait de 2 à 6 pour 100, suivant le degré de parenté. Le chancelier de l’échiquier avait proposé d’y soumettre les biens immeubles comme les biens meubles; mais, devant la vive opposition des propriétaires fonciers, nombreux et influons dans le parlement, il dut renoncer à la partie de son projet relative aux successions immobilières.

Dans cette circonstance, il y eut de la part du parlement une violation d’autant plus inexcusable du principe de justice distributive en matière d’impôts, qu’en exemptant une nature de propriété des charges dont il grevait l’autre, il ne fut déterminé que par des motifs d’intérêt privé. Sans doute Pitt aurait pu empêcher la consécration d’une inégalité aussi choquante en ne soumettant point à la sanction de la couronne la partie de son projet qui avait été adoptée; mais il aurait fallu se priver d’un revenu de 150,000 liv. sterl., bien nécessaire alors, et les considérations de nécessité l’emportèrent sur celles d’équité. En principe d’ailleurs, le nouvel impôt était bon. Il ne portait ni sur le travail, ni sur les économies du contribuable, mais frappait modérément un capital qui venait souvent d’une façon inespérée accroître son bien-être. L’immunité accordée à la propriété foncière était seule regrettable, et, bien qu’elle ait été fréquemment l’objet des réclamations les plus vives au sein ou au dehors de la législature, que chaque fois on ait fait observer combien il était inique que de minces héritages en meubles de 50 ou 100 liv. sterl. Fussent grevés d’un droit fiscal, tandis que ceux comprenant des domaines d’une valeur de 100,000 livres et plus n’y étaient pas assujettis, elle n’en a pas moins été maintenue jusqu’en 1853, tant il est vrai qu’une fois établis, les abus, quelque démontrés et choquans qu’ils soient, résistent aux attaques dont ils sont l’objet quand ils profitent à des intérêts opiniâtres. Et, s’il en est ainsi dans les pays de libre discussion, combien la réforme n’en est-elle pas plus difficile dans les états soumis au régime du pouvoir absolu !

Outre les deux emprunts de 25,500,000 liv. sterl. qu’il contracta en 3 pour 100 au taux d’environ 4 l/2, Pitt eut dans le courant de l’année 1796 à procéder à une opération financière importante, celle d’une nouvelle consolidation de la dette à terme.

Nous avons vu que le gouvernement avait, dû emprunter en 3 pour 100 :


En 1793 4,500,000 l. st. au capital nominal de 6,250,000 l. st.
En 1794 11,000,000 — de 13,750,000
En 1795 18,000,000 — de 24,000,000
En 1796 25,500,000 — de 36,889,625
Pour une somme réelle de 59,000,000 1, st., le capital nominal de la dette avait donc été augmenté de 80,889,625 l. st.
Mais cette somme de 59,000,000 l. st.
était loin d’avoir suffi à toutes les dépenses résultant de la guerre. Les avances faites au trésor par la banque depuis le commencement des hostilités s’étaient élevées de 9,066,698 à 12,846,700 liv. st., soit de 3,780,000
Des bons de la marine, d’approvisionnement, etc., émis depuis la même époque, avaient été successivement consolidés en rentes 5 pour 100 en 1794 pour une somme de 1,907,452
en 1795 pour 1,490,667
au mois d’avril 1796 pour 4,226,796
Et nonobstant cette large décharge, il en restait encore sur le marché, au mois de septembre suivant, pour 11,595,529 l. st.
plus en billets de l’échiquier, indépendamment de ceux remis à la banque pour garantie de ses avances 1,433,294 13,028,823
La guerre avait donc déjà coûté en trois ans et demi 83,433,738 l. st.,

non compris le produit des taxes établies pour le service des nouveaux emprunts.


Ces 13,028,823 liv. sterl. de titres flottans pesaient lourdement sur la place. Ils perdaient plus de 10 pour 100, et le gouvernement ne trouvait plus à en émettre qu’avec un escompte de 14 et 15 pour 100. Il fallait donc sortir au plus tôt de cette situation, et le moyen le plus convenable parut être une nouvelle consolidation. Une conférence eut lieu entre Pitt et les principaux porteurs de billets, et il fut convenu que chacun d’eux recevrait à son choix, à raison de 57 livres qui lui seraient dues, un titre de rente 3 pour 100, à raison de 72 livres un titre de rente 4 pour 100, et pour 85 livres un titre de rente 5 pour 100, c’est-à-dire que la consolidation fut faite dans le premier fonds au taux de 5,30, dans le second à celui de 5 1/2, dans le troisième à celui de 5,90, et que pour un capital réalisé de 13,028,823 livres, celui de la dette publique fut augmenté de 24,616,459 liv. sterl.

Sans doute ces conditions étaient onéreuses; mais aussi, le marché se trouvant dégagé de toutes ces valeurs dépréciées, le trésor put négocier plus aisément et plus avantageusement les titres nouveaux qu’il eut à émettre, et une masse considérable de capitaux rendue disponible vint en aide au commerce et à l’industrie. Une autre mesure contribua aussi à prévenir pour les obligations de la marine le retour d’une dépréciation semblable à celle qu’elles venaient de subir. Précédemment les fournitures et approvisionnemens de ce département étaient livrés contre des billets payables à des époques indéterminées: l’escompte s’en accroissait chaque année et finissait par devenir fort onéreux. Déjà en 1794, voulant remédier à ces inconvéniens, Pitt avait fait décider que tous les effets de cette nature seraient acquittés à quinze mois de date, et le taux de l’escompte avait immédiatement diminué; mais soit à cause du grand nombre de ces effets, soit plutôt parce que l’époque du paiement était encore trop éloignée, il était remonté en 1796 à 14 et 15 pour 100. Le ministre pensa qu’il fallait rapprocher le terme de l’échéance, et sur sa proposition le parlement adopta un bill par lequel il fut fixé à quatre-vingt-dix jours. Le résultat espéré fut complètement atteint. Les billets, étant acquittés avec une régularité scrupuleuse, furent considérés comme argent comptant : ils gagnèrent même en 1798 1/8 pour 100, et depuis ne perdirent jamais au-delà d’un quart pour 100.

Enfin, pour prévenir des mécomptes regrettables dans les dépenses de la marine, on les évalua d’après une base nouvelle. Sous Guillaume III, elles avaient été fixées en bloc, non compris celles afférentes aux constructions et réparations maritimes à 4 liv. sterl. par mois à raison de chaque homme, et depuis lors, malgré l’augmentation du prix de toutes choses, ce taux n’avait pas été changé. Aussi les crédits alloués se trouvaient chaque année insuffisans. Pour rentrer dans la vérité des faits, le chiffre fut porté à 7 livres par homme, et les dépenses de l’année 1798 n’atteignirent pas les crédits votés d’après cette base.

Cependant les passions révolutionnaires s’étaient calmées en France, la convention n’existait plus, et une nouvelle forme de gouvernement y avait été constitutionnellement établie. On pouvait désormais traiter avec un pouvoir régulier, et au commencement de l’année 1796 Pitt avait obtenu du roi, après une vive résistance, l’autorisation de faire des propositions de paix au directoire. M. Wickam, ambassadeur d’Angleterre en Suisse, fut donc chargé de demander à M. Barthélémy, représentant de la France en Suisse, si son gouvernement consentirait à l’ouverture d’un congrès où seraient admis des délégués de tous les états belligérans pour y discuter les conditions d’une paix générale, et, dans le cas de l’affirmative, sur quelles bases le gouvernement français consentirait à traiter. Le directoire refusa le congrès en déclarant que jamais les territoires conquis et annexés à la France ne seraient restitués. L’Angleterre s’était engagée envers l’Autriche à ne faire la paix qu’autant que la Belgique lui serait rendue. Toute négociation devenait donc inutile, et les hostilités continuèrent; mais la cour de Vienne, étant à bout de ressources, demanda un nouveau subside, et ses besoins étaient si pressans qu’en l’absence du parlement Pitt prit sur lui de lui envoyer 1,200,000 livres.

Moreau et Jourdan s’avancèrent, chacun à la tête de son armée, jusqu’au cœur de l’Allemagne; mais, Jourdan ayant été battu par l’archiduc Charles à Wurtzbourg, les généraux français durent regagner les bords du Rhin. En Italie au contraire, les succès de l’armée républicaine furent complets : le général Bonaparte défit les Autrichiens dans une série de brillans combats, s’empara successivement du Piémont, de la Lombardie, d’une partie des états du pape, forma la république cisalpine et réduisit la cour pontificale, celles de Naples et de Sardaigne, à demander la paix. D’un autre côté, les troupes anglaises durent évacuer la Corse après deux années d’occupation, et le roi d’Espagne, ayant conclu avec la république française un traité d’alliance offensive et défensive, déclara la guerre à l’Angleterre. Il n’y avait plus à compter sur la Prusse, et quelques succès maritimes obtenus aux Antilles ne pouvaient compenser les revers éprouvés en Europe.

En Angleterre, le sentiment public devenait de plus en plus favorable à la paix. Le parlement avait été réélu sous cette impression, et, avant de le réunir, Pitt, surmontant encore les répugnances du roi, fit demander au directoire des passeports pour lord Malmesbury. Ces passeports furent immédiatement accordés, et en ouvrant la session, le 6 octobre 1796, le souverain put annoncer la reprise des négociations. À ce moment-là même, il n’était bruit que des préparatifs faits en France pour opérer une descente sur les côtes d’Irlande et d’Angleterre. Quelque disposé que fût le gouvernement anglais à traiter, il devait cependant, en prévision du cas où les négociations échoueraient, se mettre en mesure de repousser toutes les attaques qui seraient dirigées contre le territoire national, et à cet effet, sur la proposition de Pitt, le parlement vota dans les premiers jours de la session une levée de 15,000 hommes pour le service de la marine et de l’armée, une augmentation dans la milice de 60,000 hommes, qui devaient ne pas être immédiatement appelés, mais seulement organisés et exercés de façon à être aptes au service en cas de besoin, plus un corps de cavalerie irrégulière de 20,000 hommes désignés sous le nom de yeomanry. Il avait été constaté, par l’application de la taxe récemment établie sur les chevaux de luxe, que leur nombre s’élevait dans le royaume à plus de 200,000. Un cheval et son cavalier durent être fournis par tout propriétaire qui en aurait dix, ou par une collection de propriétaires réunissant ensemble ce même nombre. Il fut également décidé qu’en cas d’invasion tous les gardes-chasse seraient employés comme tirailleurs, ressource qui n’était pas à dédaigner, car il y en avait plus de 7,000 commissionnés. Ces mesures, tout à la fois efficaces et économiques, ménageaient les intérêts de l’agriculture et de l’industrie : elles laissaient à leur disposition les bras qu’elles occupaient aussi longtemps que la défense du territoire ne les réclamerait pas; en créant au sein du pays une force respectable, elles rendaient l’armée disponible, et permettaient de l’envoyer partout où sa présence pourrait être nécessaire.

Le parlement autorisa ensuite le gouvernement à contracter de nouveaux emprunts, vota, pour en assurer le service, de nouvelles taxes sur le thé, les ventes aux enchères, les esprits indigènes et étrangers, le sucre, les maisons, les voitures de louage et le port des lettres, dont le produit fut évalué à 2 millions de livres sterling. Il ratifia enfin, après de vifs débats, le subside de 1,200,000 livres sterling payés à l’Autriche. À cette occasion fut débattue entre le premier ministre et les chefs de l’opposition une question constitutionnelle de la plus haute importance, celle de savoir jusqu’à quel point, dans un pays soumis au régime d’une monarchie contrôlée par le pouvoir représentatif, le gouvernement a le droit d’engager les ressources de l’état sans l’autorisation préalable du parlement. Fox commença par établir que le premier privilège de la chambre des communes était non-seulement de voter l’impôt et de déterminer tous autres moyens de pourvoir aux dépenses publiques, mais aussi de décider ces dépenses et la façon dont elles seraient faites; puis il ajouta qu’un des principaux avantages d’une monarchie limitée était, en assurant les bienfaits de la liberté, de mettre le pays, par l’organe de ses représentans, à même d’examiner les causes d’une guerre, et de l’arrêter quand il la trouverait contraire à ses intérêts. Néanmoins des événemens imprévus pouvaient occasionner des dépenses extraordinaires; mais c’était là une exception regrettable que l’urgence pouvait seule justifier. Or le subside avait été promis avant la clôture de la dernière session, et, en ne le soumettant pas alors à l’approbation du parlement, les ministres avaient voulu établir un précédent inconstitutionnel, et se donner ainsi à l’avenir la facilité de dépenser les deniers du pays sans l’assentiment préalable de ses représentans. Il proposa donc de déclarer que par cette conduite ils avaient violé le privilège de la chambre et engagé leur responsabilité personnelle.

Pitt reconnut comme Fox, et en termes non moins formels, le droit exclusif de la chambre des communes de voter les recettes et les dépenses de l’état. Néanmoins il était parfois dangereux de porter à l’excès la rigueur des principes. En examinant les précédens parlementaires, on verrait que l’application en avait été subordonnée maintes fois aux circonstances. Ainsi, pour ne point arrêter la marche du gouvernement, il avait été admis qu’en cas de besoins imprévus les ministres auraient la faculté d’y pourvoir sous leur propre responsabilité, et lors de l’administration de M. Fox lui-même il avait été fait pendant les sessions des dépenses extraordinaires considérables qui ne furent approuvées et régularisées que dans les sessions suivantes. Sans aucun doute, lorsqu’une dépense de cette nature pouvait être prévue, elle devait, avant la mise à exécution, être autorisée par le parlement ; mais, si la divulgation en offrait des inconvéniens, le gouvernement ne devait pas hésiter à la faire et à la tenir secrète, sauf à la soumettre plus tard à la sanction législative. Tel était le cas dans lequel s’était trouvé le cabinet pour le subside donné à l’empereur d’Autriche. La situation de ce souverain était désespérée, et il fallait à tout prix lui venir en aide; la publicité donnée à ce concours aurait pu avoir, politiquement et financièrement, les conséquences les plus fâcheuses, et ces graves motifs avaient déterminé la conduite du cabinet. Quelques membres, il est vrai, tout en reconnaissant la nécessité dans certaines circonstances de procéder sans vote préalable du parlement, en contestaient cependant la faculté quand il s’agissait de troupes étrangères; mais l’histoire et le journal de la chambre des communes témoignaient du contraire. Ainsi en 1701, sous le roi Guillaume, en 1706 sous la reine Anne, en 1718 sous le roi George Ier en 1734 et 1742 sous George II, des subsides avaient été payés à des souverains étrangers sans avoir été accordés par la chambre des communes, et postérieurement, après en avoir reconnu l’utilité, cette dernière avait donné au gouvernement un bill d’indemnité. Le cabinet, dans les circonstances actuelles, ne s’était donc écarté ni des règles constitutionnelles ni des précédens parlementaires, et il avait le droit de compter sur une adhésion semblable.

Pitt était dans le vrai. Quelles que soient en effet les limites dans lesquelles peut être resserré le pouvoir exécutif par le contrôle des assemblées représentatives, il est impossible, sans risquer de compromettre les plus graves intérêts du pays, de lui refuser la faculté de pourvoir à des besoins imprévus par des crédits extraordinaires. Les garanties contre l’abus de cette faculté doivent se trouver dans la responsabilité des ministres ordonnateurs et l’obligation pour eux de soumettre dans un bref délai à la sanction législative les dépenses qu’ils ont faites sans autorisation. Une majorité a beau être dévouée à un ministère, il est des questions sur lesquelles, responsable elle-même envers le corps électoral, elle se montrera toujours sévère, et les ministres s’abstiendront avec soin de faire toutes dépenses qui, devant leur attirer avec les attaques de leurs adversaires les censures de leurs amis, pourraient compromettre leur personne, et dans tous les cas l’existence du cabinet. Or tel est, il faut le reconnaître, l’avantage du gouvernement parlementaire, que si, par entraînement ou par esprit de parti, il peut s’y commettre des erreurs qu’un revirement d’opinion peut bientôt corriger, du moins le pays ne se trouve pas à la merci d’une seule volonté et n’est pas exposé, pour la satisfaction d’une idée ou d’un sentiment personnel, à être lancé dans des entreprises plus ou moins conformes à sa dignité et à ses intérêts.

Une autre question financière et constitutionnelle d’égale importance donna lieu aussi à une vive discussion. Pitt avait introduit de grandes améliorations dans la comptabilité des recettes et dépenses publiques. Reposant désormais sur les bases les plus authentiques, les comptes étaient rédigés avec autant de soin que d’exactitude, et présentés dans une forme claire et simple. Il n’y avait donc plus moyen de déguiser la moindre irrégularité dans l’emploi des crédits alloués. Or l’examen de ces comptes montra que des fonds avaient été affectés à un tout autre usage que celui pour lequel ils avaient été votés. En conséquence, Grey soumit à la chambre plusieurs chefs d’accusation par lesquels les ministres étaient inculpés d’avoir violé le droit d’appropriation, l’un des privilèges essentiels du parlement.

Pitt ne contesta pas le privilège de la chambre, et il justifia par les besoins impérieux des services la nécessité où il s’était trouvé de l’enfreindre. Il rappela que plusieurs de ses prédécesseurs avaient fait comme lui dans des circonstances analogues, et que le parlement, après les avoir entendus, avait approuvé leur conduite. Tout en se livrant à des attaques plus ou moins vives, plus ou moins fondées sur les causes qui avaient déterminé le cabinet à s’écarter du principe de la spécialité des crédits, Fox démontra les graves inconvéniens de cette dérogation en général, et indiqua les moyens propres, selon lui, à en prévenir le retour. Il fit observer que, si le système invoqué et défendu par le ministre était consacré, les crédits accordés pour un objet pourraient sans cesse être détournés de leur destination pour être affectés à des dépenses que le parlement consulté n’aurait pas agréées, et que toute certitude disparaîtrait désormais dans l’emploi des sommes allouées. Les votes du parlement risqueraient ainsi de devenir une lettre morte, bonne seulement pour l’allocation des ressources, et la confusion ne tarderait pas à se mettre dans les finances. Il fallait donc maintenir dans toute sa rigueur le privilège de la chambre, ne pas souffrir qu’un chapitre une fois voté fût dépouillé au profit d’un autre sans autorisation préalable, et prévenir l’insuffisance des crédits, soit en créant des ressources spéciales pour les couvrir, soit en dotant plus largement les services.

En maintenant les prérogatives du parlement et en réclamant de la part du pouvoir le respect de la spécialité, Fox défendait avec une raison complète l’ordre dans les finances; mais les remèdes qu’il indiquait risquaient, faute d’être suffisans, de devenir très onéreux, car, si larges que fussent les allocations votées, elles pouvaient ne pas répondre à tous les besoins, et il était probable qu’une fois accordées elles ne resteraient jamais sans emploi. Le seul moyen efficace était donc encore la faculté donnée aux ministres en France, sous la monarchie parlementaire, d’ouvrir avec certaines conditions, et sous leur propre responsabilité, des crédits supplémentaires, à la charge de les soumettre à l’approbation des chambres dans leur plus prochaine session. Ainsi que pour les crédits extraordinaires, dans cette responsabilité se trouvait la garantie la plus puissante contre tout abus du droit accordé.

Quelque satisfaction qu’eût causée en Angleterre la nouvelle de l’envoi de lord Malmesbury à Paris, la défiance y était extrême au sujet des projets de la France : on redoutait toujours une agression de sa part, et le 3 pour 100 était tombé dans le courant de l’année 1796 de 67 à 53. Pitt ne pouvait donc espérer contracter le nouvel emprunt aux conditions du précédent, et avant de l’ouvrir il voulut consulter les directeurs de la banque et les principaux banquiers de Londres sur celles qu’il lui serait possible d’obtenir. De ces conférences, il résulta pour lui la certitude qu’elles ne pourraient être que fort onéreuses pour le trésor, et aussi la crainte que l’opération n’échouât, si elle était entreprise dans la forme ordinaire. Alors, plein de confiance dans le sentiment national et ne doutant pas qu’il ne répondît à son appel au milieu d’une situation aussi critique, Pitt résolut d’ouvrir un emprunt par souscription individuelle. Il annonça que cet emprunt serait de 18 millions en 5 pour 100, et que pour chaque versement de 100 livres sterling les souscripteurs seraient reconnus créanciers d’une somme de 112 livres 10 shillings; de plus, l’engagement était pris envers eux de les rembourser, s’ils en formaient la demande deux ans après la paix. Le taux auquel ces conditions mettaient le nouvel emprunt était assurément très élevé. Néanmoins, eu égard à la situation de la place, elles étaient loin d’offrir le moindre avantage à ceux qui les acceptèrent. Le sentiment seul du patriotisme détermina à y souscrire, et pour ce motif il reçut le nom de loyalty loan. De toutes parts l’empressement fut extrême. Le premier jour, il y eut pour 5 millions de souscriptions, et le dernier, rapporte lord Stanhope, « à dix heures, la foule se pressait aux portes de la banque; les plus éloignés, dans la crainte de ne pouvoir arriver jusqu’au registre, priaient les plus rapprochés d’y inscrire leurs noms et leurs offres; à dix heures et demie, la souscription était complète, et ceux qui n’avaient pu y prendre part s’en retournaient désappointés. Il arriva par la poste un nombre infini d’ordres dont pas un ne put être exécuté, et en quinze heures vingt minutes, réparties entre quatre journées, l’opération fut entièrement terminée. Dans cette circonstance, tout esprit de parti fut mis de côté : amis et opposans voulurent participer à une œuvre d’intérêt public, et le duc de Bedford entre autres, l’un des adversaires les plus ardens de l’administration, souscrivit pour 100,000 livres. » 125,000 livres seulement ne furent pas versées, et le capital réalisé de 17,875,000 livres sterl. constitua l’état débiteur de 20,12Z4,843ivres sterl. Après le traité d’Amiens, conformément à l’engagement pris avec les souscripteurs, les titres de la plupart d’entre eux furent convertis dans les valeurs convenues, et les remboursemens s’élevèrent seulement à la somme de 979,256 liv. sterl., que le gouvernement se procura par une émission de rentes 5 pour 100 au prix de 114 liv. pour 100.

Bientôt cependant on apprit la rupture des négociations de paix entamées à Paris, et les instructions données à lord Malmesbury ne permettaient guère de présumer qu’il en pût être autrement. Il avait été autorisé à offrir au directoire la restitution des colonies françaises prises par l’Angleterre depuis le commencement des hostilités, plus l’adjonction définitive au territoire de la république des provinces de Savoie et de Nice, mais à la condition d’évacuer l’Italie et aussi d’abandonner la Belgique. Sur ce dernier point, lord Grenville s’était expliqué de la façon la plus catégorique et avait invité lord Malmesbury à déclarer au directoire que jamais le gouvernement anglais ne consentirait à laisser la Belgique devenir une dépendance de la France. Dans la situation que la république occupait alors en Europe et au milieu de l’éclat de ses victoires, de pareilles conditions étaient inacceptables. Aussi l’ambassadeur anglais fut-il invité à prendre ses passeports et à partir sans délai. Les craintes d’invasion ne firent alors qu’augmenter. Le 3 pour 100 tomba à 50. Le cours du change sur les lingots d’or et d’argent monta à des prix jusqu’alors inconnus. Le numéraire, déjà fort diminué par suite de prêts, subsides et autres dépenses faites à l’étranger, se resserra de plus en plus. Chacun voulut retirer des banques locales les sommes qu’il y avait déposées, et celles-ci, pour la plupart en compte courant avec la Banque d’Angleterre, durent recourir à elle pour obtenir les moyens de satisfaire à leurs engagemens. Il y eut alors une crise financière des plus graves, dont Pitt conjura les désastres avec autant d’habileté que de résolution, et c’est ici le cas de dire quelques mots de l’organisation de la Banque d’Angleterre et de ses rapports avec le gouvernement.

Cet établissement a été fondé en vertu d’une charte du 27 juillet 1694 pour une durée de 11 années, prorogée ensuite jusqu’au 1er août 1710. Son capital, fixé à 1,200,000 livres, dut être remis à titre de prêt au gouvernement, qui s’engagea à lui en payer 8 pour 100 d’intérêt et à le lui rembourser à l’expiration de son privilège. En 1709, ce privilège fut renouvelé et prolongé jusqu’au 1er avril 1732; mais en sus des 1,200,000 livres prêtées au trésor en 1694 elle dut lui faire sans intérêt une seconde avance de 400,000 livres, et s’engager, moyennant un intérêt de 6 pour 100, à rembourser et à éteindre tous les billets de l’échiquier alors en circulation, montant à une valeur de 1,775,029 liv., ce qui constituait l’état débiteur de la banque d’une somme de 3,375,000 liv. sterl. Les charges qui étaient imposées à cet établissement exigeaient nécessairement une augmentation de son capital, et il fut porté à 4,402,343 livres sterling. En 1713, pour prix du concours qu’elle prêta au gouvernement dans une émission considérable de bons de l’échiquier, son privilège fut prorogé jusqu’au 1er août 1742, et l’année suivante, le trésor ayant un emprunt de 910,000 livres à contracter, au lieu de recevoir lui-même les souscriptions, comme cela avait toujours eu lieu précédemment, s’en déchargea sur la banque, à laquelle il donna une prime pour la payer de ses frais. Depuis lors, c’est dans ses bureaux que tous les emprunts ont été souscrits.

En 1717, la banque consentit, moyennant un intérêt de 5 pour 100, à rembourser 2 millions de billets de l’échiquier, et sa créance sur le trésor s’éleva ainsi à la somme de 5,375,000 liv. sterl. La Compagnie de la mer du Sud, qui en 1720 avait entrepris, à des conditions fort onéreuses, le rachat de la dette publique, ayant dû, deux ans après, entrer en liquidation, la banque lui acheta en 1722, au prix de 3,390,000 livres, une partie de son capital, évalué à 4 millions de livres, et sa créance sur le trésor, s’augmentant d’une pareille somme, fut portée à celle de 9,375,000 liv. st. De nouvelles causes l’ayant bientôt élevée au chiffre de 11,700,000 liv., la banque, pour prix des services qu’elle rendait à l’état, obtint en 1742 tout à la fois la faculté d’accroître son capital de 1,600,000 liv. sterl. et la prorogation de son privilège jusqu’en 1764. Le débarquement du prétendant sur les côtes d’Ecosse en 1745 causa une véritable panique en Angleterre, et de nombreuses demandes de remboursement furent adressées à la banque. Elle satisfit à toutes, et les principaux banquiers et capitalistes convinrent, pour lui venir en aide, d’accepter tous ses billets en paiement. Cette crise constata donc la solidité de son crédit, et l’année suivante elle s’engagea envers le trésor à rembourser pour 986,000 livres de billets de l’échiquier moyennant la faculté d’accroître de pareille somme son capital social, qui fut porté ainsi à 10,780,000 livres sterling. En 1764, son privilège fut prorogé jusqu’en 1786.

En 1781, il lui était dû par le trésor :


Avances faites en 1694, 1709, 1742, à l’occasion de l’octroi et des renouvellemens du privilège 3,200,000 l. st.
Montant des billets de l’échiquier rachetés et annulés 1,486,000
Prêts faits en 1729 et 1735 3,000,000
Créance provenant de la compagnie de la mer du Sud 4,000,000
11,686,000 l. st.

Cette dette, à raison de son ancienneté et des conditions dans lesquelles elle avait été contractée, pouvait être considérée comme permanente; mais ce n’était pas la seule du trésor envers la banque. Constamment, depuis sa fondation, cet établissement avait été dans l’usage de faire au gouvernement des avances, remboursables et)"emboursées sur le produit de l’impôt territorial et du malt tax, ou garanties par des billets de l’échiquier et d’autres valeurs. En 1781, il lui était dû à ce titre près de 8 millions de livres sterling, 6,634,872 en 1786, et 9,066,698 liv. sterl. au commencement de 1793. Les émissions des billets de banque avaient nécessairement suivi la même variation. En 1787, il y en avait dans la circulation pour une somme de 8,688,570, et en 1793 pour 11,451,180 livres sterling.

Parmi les valeurs que la banque était en usage d’acquitter pour le compte du trésor se trouvaient les traites souscrites par ce dernier, et les avances sur ce chapitre, ordinairement de 20,000 à 30,000 liv., n’avaient pas dépassé 150,000 liv. pendant la guerre d’Amérique. Au 31 janvier 1795, elles avaient atteint la somme de 2,513,762 livres sterling; au mois de décembre de la même année, elles montèrent au chiffre de 2,854,708 liv. sterl., et la créance exigible de la banque sur l’état s’éleva à 12,846,700 livres sterling. Les inquiétudes de la banque furent alors d’autant plus vives que, le numéraire disparaissant de la circulation, l’or devenait très cher. Aussi, lorsqu’au commencement de 1796 il fut question de contracter un second emprunt pour le compte de l’empereur d’Autriche, la cour des directeurs crut devoir signaler les périls auxquels une semblable opération exposerait la banque et en décliner la responsabilité. Le chancelier de l’échiquier recula devant une pareille protestation : l’emprunt n’eut pas lieu, il fut remplacé par des subsides, et le trésor réduisit même de 2 millions son compte courant avec la banque. Cependant l’or devenait de plus en plus rare : il s’exportait en masse à l’étranger. D’un autre côté, à mesure que le numéraire disparaissait, le besoin s’en faisait sentir davantage; les demandes de paiement en espèces augmentaient aux caisses de la banque; sa réserve métallique diminuait chaque jour, et sa gêne était déjà fort grande, lorsqu’au commencement de 1797 les bruits d’invasion vinrent répandre l’alarme en Angleterre. De toutes parts on se précipita vers les banques. Un grand nombre d’entre elles ne purent satisfaire à leurs engagemens; celle de Newcastle dut suspendre ses paiemens, et celle d’Angleterre fut assaillie de demandes de prêts et de remboursemens. Le samedi soir 26 février, son encaisse métallique n’était plus que de 1,280,000 liv. sterl., et il n’était pas probable que cette somme put suffire aux exigences du surlendemain. Les directeurs crurent devoir faire connaître leur embarras au ministre. Le conseil privé fut immédiatement réuni, et il y fut décidé que défense serait faite à la banque de payer en numéraire jusqu’à ce que le parlement en eut délibéré. Les directeurs se conformèrent à cet ordre, et de leur côté les principaux banquiers, marchands et commerçans de la Cité, réunis en assemblée, déclarèrent y donner leur adhésion. Peu de jours après, le parlement confirma la mesure qui avait été prise, et en prolongea l’effet d’abord jusqu’au mois de juin suivant, puis jusqu’à la fin de l’année courante, et enfin jusqu’à la conclusion de la paix.

Cette résolution, en sauvant la banque d’un désastre imminent, prévint une catastrophe financière qui aurait été également funeste à l’état et aux intérêts privés. L’assentiment patriotique qu’elle rencontra dans le haut commerce la fit accueillir avec confiance. Peu à peu les craintes d’invasion disparurent, et la publicité donnée au bilan de la banque, en constatant de la façon la plus authentique sa solvabilité, dissipa les dernières inquiétudes. Il fut établi en effet qu’indépendamment de sa créance permanente sur l’état de 11,686,000, son actif étant de 17,500,298, son débit de 13,770,390, la balance en sa faveur était de 3,826,900. Son crédit redevint donc bientôt aussi grand qu’il avait jamais été. En 1798, elle reprit le paiement en numéraire de tous les billets de 5 livres sterling et au-dessous, mais la suspension pour ceux au-dessus fut maintenue jusqu’en 1821.

Un juge compétent, M. Rose, secrétaire de la trésorerie pendant l’administration de Pitt, attribue cette crise monétaire bien plus aux inquiétudes privées qui portèrent chacun à ramasser et à cacher les espèces qu’à l’exportation qu’on en fit. Selon lui, les divers besoins auxquels il avait fallu pourvoir dans les différentes parties du monde depuis le commencement des hostilités se montaient à 41 millions de livres sterling, y compris les prêts et subsides; mais l’exportation des marchandises anglaises ayant pris un développement considérable, et pendant les quatre dernières années la balance de commerce au profit de l’Angleterre ayant dépassé 25 millions de livres sterling, il y avait eu seulement à couvrir une insuffisance de 15 millions. D’ailleurs, l’exportation du numéraire étant prohibée sous les pénalités les plus sévères, il n’avait pu en sortir par contrebande qu’une quantité restreinte; en effet, sur les 8 millions de livres sterling d’espèces monnayées ou lingots importés en 1797 et 1798, 70,000 seulement étaient en guinées, et il fut facile de reconnaître d’après l’alliage des lingots qu’aucun d’eux ne provenait de la fonte des monnaies anglaises. Enfin, à mesure que l’inquiétude se calma et que revint la confiance, les espèces reparurent; d’immenses sommes furent apportées à Londres de tous les comtés, et à la fin de l’année 1798 on évaluait à 44 millions de livres sterling le numéraire qui pouvait se trouver dans le royaume.

Sans contester les appréciations de M. Rose, nous croyons cependant qu’une seule des deux causes n’aurait pu produire la crise monétaire, et que les deux combinées l’amenèrent. L’exportation des espèces, peu importante peut-être par la contrebande, mais qui l’était davantage par la nécessité de solder les subsides et dépenses de guerre que la balance du commerce ne suffisait pas à acquitter, fit dans la circulation un vide considérable ; par suite, les espèces furent plus recherchées et plus soigneusement conservées dans les bourses particulières. Arrivèrent les craintes d’invasion, et alors chacun cacha ce qu’il avait, voulut réaliser ce qui lui était dû, et, la frayeur des uns se communiquant aux autres, la panique devint générale. Une fois qu’elle fut passée, les capitaux sortirent de leur retraite, vinrent au grand jour chercher des placemens fructueux, et ainsi s’explique l’abondance avec laquelle ils affluèrent à Londres en 1798. Du reste, dans le mois d’avril 1797, il s’en trouvait déjà assez de disponibles sur la place pour que Pitt, qui, quelques mois auparavant, n’avait pas osé contracter d’emprunt par la voie ordinaire, se décidât à y recourir pour se procurer une somme de 18 millions de livres sterling. C’était déjà beaucoup, après une crise aussi grave, que le crédit pût fournir de pareilles ressources. Aussi les conditions furent onéreuses pour le trésor. L’emprunt fut conclu en 3 pour 100 au taux de 6 3/4, et pour 14,500,000 livres sterling qu’il reçut, l’état dut augmenter de 28 millions de livres sterling le capital nominal de sa dette.


III. — CONFÉRENCES DE LILLE. — TAXE DE CONVOI. — RACHAT DU LAND TAX. — IMPOT SUR LE REVENU. — ÉVÉNEMENS ET SESSION DE 1797-1798.

L’hiver n’avait pas interrompu les hostilités. Tandis que sur mer l’amiral Jervis battait au cap Saint-Vincent une flotte espagnole qui se dirigeait vers Brest pour s’y réunir à une flotte française et tenter avec elle un débarquement sur les côtes d’Angleterre, le général Bonaparte, en Italie, imposait au pape le traité de Tolentino, battait les Autrichiens à Rivoli, s’emparait de Mantoue, remportait sur l’archiduc Charles la victoire du Tagliamento, et à quelques journées de marche de Vienne signait avec les plénipotentiaires de l’empereur les préliminaires de paix de Léoben, par lesquels ce dernier reconnaissait à la France la possession de ses conquêtes jusqu’au Rhin. L’Angleterre perdait ainsi son dernier allié sur le continent, et elle en recevait la nouvelle le lendemain même du jour où elle venait de garantir le second emprunt contracté pour son compte. En même temps éclatait sur les vaisseaux de la marine royale réunis dans les ports de Portsmouth, Plimouth et Sheerness une révolte que le gouvernement calma et réprima tout à la fois par des concessions opportunes et des mesures de rigueur. L’inquiétude occasionnée par cette coïncidence d’événemens fut grande en Angleterre, et le 3 pour 100 tombait à 48.

Pitt résolut alors de faire à la France de nouvelles ouvertures de paix. — Comme ministre anglais, comme chrétien, c’était son devoir, disait-il, d’employer tous ses efforts pour mettre un terme à une guerre aussi sanglante, et aucun sacrifice ne coûterait à son amour-propre. À ces motifs, dictés par un sentiment d’humanité, s’en joignaient d’autres, non moins déterminans, tirés de l’état des choses. La paix que venait de conclure l’Autriche avait jeté le découragement en Angleterre : désormais elle était isolée, et on ne pouvait augmenter les charges qui déjà la grevaient si lourdement sans y exciter un mécontentement universel. Pitt, vivement soutenu par la majorité du cabinet, fit valoir ces considérations auprès du roi, et ce monarque céda en déclarant qu’au fond du cœur il déplorait la démarche qui allait être entreprise. Néanmoins le choix de lord Malmesbury comme négociateur le rassura, « car, disait-il, si l’affaire était entre les mains de Pitt seul, il commencerait par céder sur toutes choses. »

Cette fois les instructions données à lord Malmesbury furent de la nature la plus conciliante. Il était autorisé à ne pas contester à la république les limites du Rhin, ni la possession de la Savoie, ni les changemens accomplis en Italie. Il devait même offrir la restitution des colonies prises à la France, en stipulant la conservation au profit de l’Angleterre de la Trinité, du cap de Bonne-Espérance, de Cochin et de Ceylan. De son côté, le gouvernement français réclama la restitution ou la valeur des vaisseaux pris ou brûlés à Toulon, l’abandon par le roi d’Angleterre du titre de roi de France, que ses prédécesseurs avaient porté depuis Edouard III, et la renonciation par l’Angleterre à une créance qu’elle avait sur la Belgique pour prêts faits à l’empereur. Les plénipotentiaires se réunirent à Lille, et ils y étaient en délibération depuis plusieurs semaines, quand éclata à Paris le coup d’état du. 18 fructidor, qui exclut du gouvernement le parti modéré et favorable à la paix. De nouvelles instructions furent envoyées à Lille par le directoire : elles portaient que, dans le cas où le ministre anglais n’aurait pas les pouvoirs suffisans pour consentir à la renonciation de toutes les conquêtes faites par l’Angleterre depuis quatre ans, il devait être invité à quitter dans les vingt-quatre heures le territoire français. Immédiatement les conférences furent rompues, et lord Malmesbury retourna à Londres. Ainsi échouèrent, contre le vœu de Pitt et de la grande majorité du peuple anglais, des négociations qui avaient paru devoir se terminer par la conclusion d’une paix honorable pour les deux pays. Un mois après, elle était définitivement signée à Campo-Formio entre la république française et l’empereur. Sur l’Angleterre seule allait donc retomber tout le poids de la guerre, et dans le budget que Pitt soumit au parlement au mois de décembre 1797 il évalua pour l’année 1798 à 25 millions de livres sterling l’excédant des dépenses qu’elle devait occasionner. Ainsi qu’on l’a vu, le budget des années précédentes avait été soldé au moyen de ressources demandées au crédit, et le produit des nouveaux impôts avait été exclusivement affecté au service des intérêts et de l’amortissement des emprunts contractés. Cette façon de procéder avait été aussi juste que sensée. En effet l’impôt seul eût été impuissant à solder immédiatement toutes les dépenses de la guerre, et d’ailleurs la lutte que soutenait l’Angleterre ayant été entreprise pour défendre l’indépendance et la grandeur nationales, il convenait que l’avenir, appelé à en recueillir les profits, contribuât aussi aux frais qu’elle occasionnait. Le système d’emprunt en rentes perpétuelles avait donc eu le double avantage de mettre à la disposition du gouvernement les capitaux dont il avait eu besoin, et de faire participer les temps futurs aussi bien que les temps présens aux charges de la guerre par le service des intérêts et de l’amortissement; mais, quelque étendu et solide que soit un crédit, il est prudent de ne pas en abuser, et Pitt comprit qu’il fallait ménager celui de l’Angleterre. En conséquence, après de longs et vifs débats, il fut décidé, sur sa proposition, que les 25 millions de livres sterling seraient demandés à la fois au crédit et à l’impôt : l4 millions durent être empruntés par la voie ordinaire, 3 millions fournis par la banque comme condition du maintien de la suspension du paiement en espèces, et le surplus obtenu par une aggravation des assessed taxes ou impôts directs portant sur les maisons habitées, les fenêtres, les voitures, chevaux, patentes de marchands de chevaux, domestiques, chiens, poudre à coiffer, armoiries, horlogers, permis de chasse, la plupart établis seulement depuis la guerre. Le produit total de ces surtaxes fut évalué à 7 millions de livres sterling, et pour parer à toutes les éventualités, on inséra dans le bill, sur la demande de M. Addington, une clause qui avait pour objet de provoquer une souscription nationale. Les surtaxes, à raison des moyens employés pour y échapper, ne donnèrent guère plus de 4 millions de livres sterling; mais la souscription en produisit 2 millions, et les ressources réalisées atteignirent ainsi à peu près le chiffre qu’on avait espéré. Du reste les besoins auxquels il fallut pourvoir dépassèrent de beaucoup les prévisions. Le général Bonaparte ayant été chargé par le directoire de préparer sur les côtes de France une expédition contre l’Angleterre, de nouveaux efforts devinrent nécessaires pour repousser cette invasion. Le chancelier de l’échiquier fut donc autorisé à emprunter 17 millions de liv. st. au lieu de 14 millions, et sur sa proposition fut également adoptée une mesure tout aussi avantageuse aux intérêts du trésor qu’à ceux du commerce. Depuis le commencement de la guerre, les bâtimens de commerce voyageaient pour la plupart en convoi sous la protection des vaisseaux de la marine royale. Néanmoins un certain nombre avaient été expédiés seuls et au hasard dans les diverses parties du monde. Plusieurs avaient été pris, des cargaisons d’une grande valeur avaient été perdues, et, ce qu’il y avait de plus regrettable, des équipages éprouvés faits prisonniers manquaient au pays, alors qu’ils auraient pu lui rendre de si grands services. Pitt voulut mettre un terme à cette funeste pratique, et en conséquence il fit décider par le parlement qu’à moins d’avoir obtenu de l’amirauté l’autorisation de partir seul, tout bâtiment de commerce devait être escorté ou faire partie d’un convoi escorté par des vaisseaux de l’état, et pour prix de ce service un léger droit ad valorem dut être perçu sur toutes les marchandises importées ou exportées, et un autre fixe sur tous les bâtimens partant des ports de la Grande-Bretagne ou y entrant. La modicité de ces droits enleva toute espèce d’intérêt à la fraude, et cependant en 1799 ils produisirent 1,292,000 livres sterling.

Les derniers emprunts avaient été contractés à des conditions fort onéreuses pour le trésor, et il n’était pas permis d’en espérer de meilleures aussi longtemps que le prix des fonds publics ne serait pas plus élevé. Préoccupé de cette situation, Pitt résolut de relever le cours de la rente en faisant disparaître du marché une partie des titres qui l’encombraient. Sans aucun doute, l’action continue de l’amortissement concourait à ce résultat, mais elle était presque insensible eu égard à l’abondance de la marchandise, et il fallait un remède d’une efficacité immédiate. En 1692 avait été établi un impôt foncier, land tax, fort mal réparti à cette époque, et qui depuis lors n’avait subi aucune modification dans son assiette malgré les changemens survenus dans la valeur de toutes les propriétés. Pour ne citer qu’un exemple, la ville de Liverpool n’était imposée qu’à 100 livres sterling, montant de la quote-part à laquelle elle avait été assujettie lorsque son emplacement n’était encore qu’un terrain de peu de valeur. Calculé dès le principe à raison de à shillings par livre, il portait sur les revenus territoriaux de toute nature, ainsi que sur les dîmes et rentes foncières. Il produisait 2 millions de livres environ, et était soumis au vote annuel du parlement. Pitt pensa que si le rachat en était permis au taux de. 5 pour 100, outre l’avantage de le faire disparaître, et d’avoir ainsi la faculté de le remplacer plus tard par un autre mieux réparti, la somme de 40 millions de livres sterling qui en proviendrait pourrait être employée à réduire le montant de la dette publique. Dans l’exposé du plan qu’il soumit au parlement le 2 avril 1798, il commença par rappeler que, malgré la guerre, le commerce et l’industrie du pays avaient fait depuis cinq ans des progrès remarquables, que ses revenus avaient augmenté, que sa prospérité et sa richesse étaient plus grandes qu’à aucune époque antérieure, et que la valeur de la propriété foncière n’avait subi aucune dépréciation. Le prix seul de la rente avait diminué, et il fallait le relever. L’impôt sur la terre en offrait le moyen. Dès l’origine, il reposait sur des bases vicieuses qui chaque jour l’étaient devenues davantage, et on avait toujours reculé devant la difficulté de le corriger. On ne pouvait compter sur le succès d’une nouvelle tentative, et il fallait dès lors chercher à le supprimer : dans cette vue, il importait d’offrir à ceux qu’il grevait la faculté de s’en affranchir d’une façon également avantageuse pour eux et pour l’état. Le prix moyen de la propriété foncière étant de vingt-sept à vingt-huit années de revenu, celui de la taxe, fixé à vingt années, n’aurait rien d’exagéré. Tout contribuable qui voudrait se libérer de la taxe le pourrait; mais, au lieu de verser le montant du capital en espèces, il l’emploierait à l’achat d’un titre de rente qu’il remettrait en paiement aux commissaires liquidateurs de la dette publique, et pour donner à cette grande opération toute la suite et la sécurité nécessaires, Pitt était d’avis que le land tax ne fût plus soumis à la formalité du vote annuel, mais fît désormais partie du fonds consolidé. De plus, il fallait réserver les droits de l’avenir, et, tout en supprimant à prix d’argent un impôt défectueux, ne pas se priver cependant de la faculté, si les circonstances l’exigeaient, d’en établir un autre de la même nature. Il devait donc être convenu que, dans ce cas, la quote-part de ceux qui auraient racheté serait réduite de toute la portion dont ils se seraient précédemment libérés. Ce plan, attaqué par l’opposition comme préjudiciable à la propriété foncière, ne fut modifié que sur un seul point. Dans le système exposé, le contribuable ayant à payer, pour se libérer, un capital fixe, il lui eût été indifférent d’acheter la rente cher ou à bon marché, et dès lors le profit de l’opération eût diminué pour l’état à mesure que les cours seraient élevés. Il parut donc préférable de déterminer d’une façon précise pour le trésor le bénéfice du rachat, et de le fixer à un dixième. Ainsi toute somme inférieure à 20 livres dut être acquittée en espèces, et celles au-dessus durent l’être en une inscription de rente 3 pour 100 supérieure d’un dixième à l’impôt racheté. Dès lors tous ceux qui voulurent s’affranchir du land tax eurent intérêt à profiter des bas cours pour le faire, et à la fin de 1799 le quart de la taxe, environ 500,000 liv., était déjà racheté moyennant un capital de 16,146,000 livres. Cette somme portée sur le marché contribua à raffermir les cours; mais plus la rente se relevait, moins le rachat devenait avantageux pour le contribuable. Aussi depuis lors il ne s’en est effectué que pour 300,000 livres environ, et les 800,000 livres ainsi rédimées ont procuré seulement l’extinction de 900,000 livres de rente.

Telle fut cette mesure célèbre du rachat du land tax, qui ne répondit et ne pouvait répondre que très imparfaitement aux espérances conçues par Pitt. En effet, si, dans le système primitif, il ne pouvait y avoir qu’un médiocre bénéfice pour le contribuable à se libérer sur le pied fixe de 5 pour 100, dans celui qui fut adopté ce bénéfice n’existait pour lui que dans le plus bas cours. L’impôt, eu égard à la valeur acquise par la terre et les autres immeubles, était des plus minimes, et le propriétaire avait tout intérêt à ce qu’il fût maintenu, de peur qu’une fois éteint il ne fût remplacé par un autre de même nature, mieux réparti et plus onéreux. Or, en le faisant entrer dans le fonds consolidé et en le rendant ainsi permanent, Pitt l’avait enlevé aux discussions annuelles du parlement et avait favorisé tous les calculs qui tendaient à le conserver. Quelle mesure aurait donc dû être prise pour que le succès fût complet, c’est-à-dire pour que le land tax fut entièrement racheté, et qu’avec le prix de rachat 2, 200, 000 liv. sterl. de rente eussent été éteintes? Il aurait fallu adopter une clause qui mît les intéressés en demeure de choisir entre un sacrifice qui légitimement pouvait être réclamé d’eux et une charge nouvelle qui, tout aussi légitimement, pouvait leur être imposée. Il aurait fallu que le ministre exécutât immédiatement la pensée qu’il avait laissé entrevoir, celle de la refonte de l’impôt foncier sur de nouvelles bases avec exemption pour les propriétés affranchies jusqu’à concurrence d’un certain taux qui leur aurait constitué une prime. En procédant ainsi, Pitt aurait non-seulement usé d’un droit incontestable, mais il aurait aussi tout à la fois fait une opération de trésorerie excellente, et substitué à un impôt vicieux un autre mieux assis et plus productif. Soit qu’il craignît de mécontenter dans le parlement la majorité, composée principalement de propriétaires fonciers, soit qu’il eût dès lors en vue une autre source de revenus qu’il croyait devoir être plus abondante, Pitt recula devant cette mesure radicale.

Cependant tous les préparatifs faits sur les côtes de France avaient abouti à l’envoi, sous les ordres du général Humbert, d’un corps d’armée de 1,200 hommes en Irlande pour y appuyer l’insurrection dont cette île était le théâtre. Ce corps d’armée fut fait prisonnier et la rébellion énergiquement réprimée. Quant au général Bonaparte, doutant du succès d’une descente sur le territoire britannique, il avait conçu un autre projet qui, en cas de réussite, devait porter une sérieuse atteinte à la puissance commerciale de l’Angleterre, celui de la conquête d’Égypte. Le directoire avait donné son assentiment à ce projet, des armemens considérables avaient été faits à Toulon ; mais le secret le plus complet avait été gardé et n’avait pas encore transpiré lorsque le général Bonaparte mit à la voile, le 19 mai 1798, avec une armée de 40,000 hommes. Il s’empara de Malte en passant, y abolit le gouvernement de l’ordre, et le 1er juillet il débarquait en Égypte. L’amiral Nelson, mis à sa poursuite, l’avait en vain cherché dans la Méditerranée, et déjà il était au Caire quand la flotte anglaise parut devant Alexandrie; mais là dans la rade d’Aboukir se trouvait, sous les ordres de l’amiral Brueys, l’escadre qui avait transporté l’armée française. Nelson l’attaqua, et sur treize vaisseaux de ligne qui la composaient deux furent la proie des flammes, neuf tombèrent au pouvoir du vainqueur et deux seulement s’échappèrent. La victoire était donc complète, et elle causa en Angleterre un enthousiasme général. Quelque temps après on y apprit la prise de l’île de Minorque sur les Espagnols, celle de l’île de Gozzo, dépendance de Malte, et le blocus de cette dernière par la flotte anglaise. Ce fut donc sous les auspices les plus favorables que commença, le 20 septembre, la session du parlement.

Peu de jours après, Pitt fit l’exposé de la situation financière. Il évalua, pour l’exercice nouveau, les dépenses ordinaires et extraordinaires de la marine à 13,642,000 liv. sterl., celles de la guerre à 10,840,000 liv. sterl., et l’insuffisance des ressources à 23 millions de livres sterling. Conformément au principe admis l’année précédente, il proposa de demander cette dernière somme tout à la fois à l’impôt et au crédit; mais, la contribution établie pour 1798 n’ayant pas donné tout le produit qu’on en avait espéré, il insista sur la nécessité de lui en substituer une autre moins facile à éluder, plus égale et atteignant mieux toutes les fortunes. D’après le plan qu’il développa, tous les revenus de 60 livres et au-dessous devaient être exemptés du nouvel impôt : depuis 60 livres jusqu’à 200, ils y étaient soumis d’après une progression ascendante, dont le point de départ était le cent vingtième, et au-dessus de 200 livres la taxe était uniformément pour tous du dixième. Les intérêts des classes ouvrières et ceux de la petite industrie se trouvaient ainsi ménagés, et même dans les familles dont le revenu ne dépassait pas 200 liv. la quote-part devait varier suivant le nombre des enfans. Chaque particulier faisait lui-même sa déclaration sans être tenu d’entrer dans aucun détail ni de produire la moindre justification, et dans chaque paroisse un comité choisi par le grand jury, parmi des personnes ayant au moins 300 livres de revenu, était chargé d’en apprécier la sincérité. Si cette déclaration paraissait inférieure à la réalité, le comité pouvait en rechercher la preuve : communication de son travail était donnée au contribuable qui était invité à s’expliquer sans être cependant obligé de produire ses comptes et livres, et en cas de désaccord il était admis à nier par serment l’exactitude de l’état dressé par le comité. Alors sa déclaration était valable; mais s’il refusait tout à la fois et la preuve et le serment, l’évaluation du comité devenait la base de sa cotisation.

Quant au montant du revenu imposable, Pitt l’établissait ainsi :


Revenu de la terre pour les propriétaires 25,000,000 l. st.
— — pour les fermiers 19,000,000
— des maisons 5,000,000
— des mines et canaux 3,000,000
— des hommes de loi et médecins 2,000,000
— du commerce de détail 5,000,000
— — avec l’étranger 12,000,000
A reporter 71,000,000 1. st.
Report 71,000,000 l. st.
Revenu du commerce intérieur 18,000,000
— de l’industrie et des arts 10,000,000
— des créances sur l’état 15,000,000
— des dîmes de l’église 5,000,000
— provenant d’autres pays 5,000,000
124,000,000 l. st.
Déduisant pour les revenus au-dessous de 60 livres, entièrement exempts de la nouvelle taxe, et pour ceux de 60 à 200 livres, imposés en moyenne au 50e 23,000,000
il restait 101,000,000 l. st.

imposables au 10e, et le produit de la nouvelle contribution pouvait dès lors sans exagération être évalué à 10 millions de livres sterling.


Les besoins étant de 23,000,000 environ, le ministre proposa d’emprunter tout de suite pareille somme et d’affecter à la garantie et au remboursement de l’emprunt, au fur et à mesure des recouvremens, le produit du nouvel impôt. Le plan de Pitt fut vivement discuté. Les uns lui reprochèrent de manquer à la foi due aux créanciers de l’état en comprenant dans leur revenu imposable le montant de la rente à laquelle ils avaient droit; d’autres exprimèrent l’opinion que les profits de l’industrie ne sauraient être assimilés à ceux de la taxe, parce qu’à chiffre égal ils ne représentaient pas le même capital, qu’il y avait une distinction essentielle à faire entre eux, et que si le revenu devait être pour la propriété foncière la base de la nouvelle taxe, le capital devait l’être pour l’industrie et le commerce. Quelques-uns même, allant plus loin, demandèrent une exemption complète pour les négocians et les industriels, prétendant qu’ils étaient les seuls membres utiles de la société, tandis que les propriétaires fonciers y constituaient une classe parfaitement improductive à laquelle il était conséquemment juste d’en faire supporter toutes les charges.

A la première objection, Pitt répondit en posant les vrais principes sur la matière, et il est bon de les rappeler à cause de leur importance. Ce n’était pas manquer, dit-il, aux engagemens de l’état que de faire contribuer individuellement les créanciers à une charge imposée dans l’intérêt de tout le monde. Sans doute, en ce qui concerne la sûreté et l’intégrité de leur créance, ils doivent jouir de la sécurité la plus complète, et chaque fois qu’il avait été question d’imposer spécialement la rente, il s’y était opposé parce que la dette contractée par l’état dans des momens de besoin ne saurait, sans faillir à la bonne foi publique, être directement diminuée par le fait du gouvernement débiteur; mais ici la question était toute différente : il s’agissait de pourvoir à des dépenses entreprises dans un grand intérêt commun pour la défense du pays, pour le maintien de son indépendance, et on demandait à chacun d’y participer pour une portion de son revenu afin de lui assurer la conservation du reste. Le rentier devait donc y contribuer pour sa part comme tous les autres membres de la société, et ces derniers seraient fondés à se considérer comme injustement grevés, si la taxe en les frappant ne portait également sur une classe aussi considérable et aussi intéressée à la grandeur et à la prospérité nationale que celle des créanciers de l’état. Passant ensuite au reproche d’inégalité adressé à la taxe proposée, le ministre fit observer que tous les impôts étaient entachés du même vice, et que la cause devait en être attribuée à la nature même de la société, à la variété des catégories dont elle est composée et à la diversité des propriétés qui s’y trouvent, que vouloir changer un pareil état de choses serait tenter une entreprise pleine de périls et d’un succès impossible, qu’en effet se plaindre des inégalités existantes, c’était attaquer la distribution des richesses, blâmer la constitution sociale, et qu’il fallait bien se garder de suivre dans cette funeste voie les novateurs d’un pays voisin. La taxe sur le revenu ne créerait d’ailleurs aucune inégalité nouvelle, chacun de ceux qu’elle frapperait serait relativement aux autres après l’avoir payée dans la situation où il était avant, et le résultat pour tous serait, après avoir donné le dixième de leur revenu, d’avoir un dixième de moins à dépenser ou à économiser. Quant à l’exemption complète réclamée en faveur du commerce et de l’industrie, Pitt demanda pourquoi ces deux branches de la richesse nationale ne seraient pas soumises aux mêmes lois que les autres lorsqu’elles recevaient la même protection, participaient aux mêmes avantages, et il termina en protestant de la façon la plus sévère contre la distinction établie par un membre de l’opposition, sir William Smith, entre les classes utiles et les classes inutiles. « L’honorable membre, dit-il, a rangé dans cette dernière catégorie les propriétaires du sol, ces hommes qui forment le lien par lequel sont unies entre elles les diverses fractions de la société, sur qui en grande partie repose le soin d’administrer la justice et de maintenir l’ordre dans le pays, ces hommes qui donnent du travail et du pain aux pauvres, à qui sont dus tous les progrès de l’agriculture, auxquels le commerce lui-même est redevable de sa prospérité! Ce sont eux qui ont été stigmatisés du surnom de frelons inutiles, pour lesquels la société n’est tenue d’avoir aucun égard! Théorie aussi inconsidérée que futile, et résultat de spéculations politiques sans portée ni réalisation possible ! »

On proposa aussi d’appliquer l’échelle progressive de l’impôt aux revenus excédant 200 livres. Pour les revenus inférieurs à ce chiffre, le système de la progression avait l’avantage de mieux ménager les intérêts des classes laborieuses; mais l’étendre au-delà de cette limite, c’eût été ouvrir la porte à des attaques incessantes contre des situations acquises par de grands services, par le travail ou l’économie, la plupart héréditairement transmises et honorablement conservées, dans le dessein de les soumettre à un nivellement dont l’effet eût été aussi préjudiciable aux classes aisées qu’aux classes laborieuses, puisqu’en diminuant la richesse des uns il eût réduit la demande de travail et par suite les moyens de subsistance des autres. Aussi la motion fut écartée, et le plan du gouvernement adopté par une majorité de 187 voix contre 17. Du reste, l’opinion publique accueillit sans défaveur le nouvel impôt. En présence des dangers à combattre et des besoins urgens auxquels il fallait pourvoir, le sentiment de l’intérêt privé disparut devant celui de l’intérêt général, et pour donner une idée de l’esprit qui régnait alors en Angleterre il suffit de rapporter une adresse votée à l’unanimité par le commerce de Liverpool, qui, à l’exemple de celui de Londres et de plusieurs grandes villes, crut devoir dans cette circonstance donner au cabinet un témoignage de son adhésion. «Déterminés, y était-il dit, par la conviction que les ressources de la nation suffisent pour assurer le maintien de ses droits et la défense de son honneur, et assurés que plus nous montrerons de fermeté et de vigueur, mieux l’ennemi appréciera l’étendue de notre puissance et l’impossibilité d’un triomphe, nous sommes prêts à soutenir toutes les mesures que les chambres, dans leur sagesse, jugeront convenable de prendre afin de mettre le gouvernement à même de se procurer les fonds nécessaires pour continuer énergiquement la lutte. Nous espérons que, devant ce témoignage de nos facultés et de notre volonté, l’ennemi renoncera à poursuivre l’exécution de ses plans de dévastation et de conquête, et que nous pourrons ainsi arriver, avec le secours de Dieu, au but de tous nos efforts : une paix sûre, durable et honorable. »

Des 18,500,000 livr. st. empruntées dans le courant de l’année 1799, 10 millions le furent sur la garantie de la nouvelle taxe, dont le produit, au fur et à mesure des recouvremens, fut affecté au remboursement; mais, ce produit n’ayant été que de 7,500,000 l. en 1799, les 2,500,000 de surplus furent remboursés avec celui de l’année 1800, et la somme réellement empruntée fut ainsi de 8,500,000 liv. st. au taux de 5 1/2 pour 100. Évidemment, si l’on tient compte du prix de la rente à cette époque, le parti pris par le gouvernement de demander à l’impôt quelques-unes des ressources dont il avait besoin était conforme aux règles d’une bonne économie. Non-seulement il put ainsi se procurer à des conditions meilleures les 8,500,000 liv. qui entrèrent définitivement dans la dette fondée, mais, si les autres 10 millions n’eussent pas été remboursés, le service de l’amortissement et de l’intérêt de cette dernière somme eût grevé pendant longues années le trésor d’une charge annuelle de plus de 8 pour 100. On l’évita donc au prix d’un sacrifice momentané, lourd à la vérité pour le pays, mais qui n’était pas au-dessus de ses forces, et la seule question à examiner est celle de savoir si Pitt n’aurait pas pu recourir à tout autre moyen moins onéreux. D’une part, dans la situation où se trouvait la dette flottante, il était impossible de faire une émission de 10 millions de bons de l’échiquier, et il fallait réserver cette ressource pour les besoins courans du trésor ; de l’autre, on avait tellement usé depuis sept ans des impôt de consommation qu’on aurait risqué, en leur demandant une somme aussi considérable, de réduire la matière imposable elle-même, qu’il était prudent de ménager en vue des besoins à venir. Restait donc la ressource d’un impôt direct extraordinaire, et celui sur le revenu parut d’autant plus convenable à Pitt qu’il n’était pas nouveau dans le pays, et s’y percevait chaque jour pour le service des paroisses et comtés sous le nom de local taxations. Etabli comme impôt de guerre, l’income-tax fut conservé à ce titre jusqu’en 1803 et remplacé alors, sur la proposition de M. Addington, par le property-tax.


IV. — SUBSIDES A LA RUSSIE. — REJET DES OUVERTURES DE PAIX DU PREMIER CONSUL. — DISCOURS DE PITT A CE SUJET. — SITUATION DE L’ANGLETERRE EN 1800. — QUESTION CATHOLIQUE. — RETRAITE DE PITT.

La paix entre la France et l’Autriche ne fut pas de longue durée. Il avait été convenu dans les conférences de Campo-Formio qu’elle serait conclue aussi avec l’empire, et qu’un congrès serait tenu à Rastadt pour en discuter les conditions. Les plénipotentiaires des divers états s’y réunirent, et ceux de la France, ne se contentant plus pour elle de la cession de la rive gauche du Rhin, demandèrent plusieurs places sur la rive droite, et refusèrent de prendre à sa charge la dette des pays qu’on lui abandonnait. D’un autre côté, cette puissance imposait à la Suisse une forme de gouvernement antipathique à ses goûts et à ses mœurs, s’emparait de Rome, en expulsait le pape, et substituait à son autorité un pouvoir démocratique. De pareilles prétentions et de semblables procédés rendaient tout accord bien difficile. Sur ces entrefaites, l’empereur de Russie, Paul Ier, ayant offert à l’Autriche son concours armé si elle consentait à renouveler la guerre, un traité dans lequel intervint l’Angleterre fut conclu entre les trois puissances. La Russie fournit un corps d’armée de 45,000 hommes, qui fut immédiatement mis en marche, et outre un subside mensuel de 75,000 l. st. l’Angleterre s’engagea à lui verser sur-le-champ une somme de 225,000 l. st. pour subvenir aux premiers frais. Le congrès fut ainsi rompu et les hostilités sur le continent recommencèrent. Le général Souvarof, à la tête des forces russes et autrichiennes, entra en Italie, enleva aux Français toutes leurs positions, et au bout de quelques mois ces derniers n’y possédaient plus que Gènes. Au sud, le roi de Naples, avec le concours de Nelson et de la flotte anglaise, reprit possession de ses états, et en Allemagne le général Jourdan, battu par l’archiduc Charles, dut repasser le Rhin.

A ce moment même, le général Bonaparte, revenu d’Egypte à la nouvelle des événemens qui s’étaient passés en Italie et des désordres du gouvernement directorial, exécutait le coup d’état du 18 brumaire. Devenu consul et désireux de donner à l’Europe un témoignage de ses sentimens pacifiques, il écrivit directement à George III pour lui proposer la paix. Lord Grenville répondit que le nouveau pouvoir établi en France ne présentait pas des garanties suffisantes de modération et de durée pour qu’il fût possible de négocier avec lui. M. de Talleyrand ayant néanmoins insisté pour que des conférences fussent ouvertes, le ministre anglais déclina d’une façon définitive cette proposition, et déclara qu’il n’y aurait lieu de traiter de la paix qu’autant qu’elle devrait être générale et que les conditions en seraient débattues dans un congrès où seraient représentées toutes les parties belligérantes. Le refus du gouvernement anglais était donc péremptoire, et lors de la réunion du parlement, au mois de janvier 1800, il provoqua les plus véhémentes attaques de la part des chefs de l’opposition. Pitt, dans un discours aussi passionné qu’éloquent, exposa les motifs qui avaient déterminé la conduite du cabinet. Après avoir fait un résumé de la politique révolutionnaire et agressive de la France depuis 1793, il rappela les diverses tentatives aussi infructueuses que sincères faites par le gouvernement anglais pour arriver à conclure la paix.


« Si nous apprenions, dit-il, que soudainement un homme dont nous n’aurions jamais entendu parler paraît et se trouve investi du pouvoir de gouverner, d’imposer, de faire la guerre et la paix, que dis-je? de disposer de la vie des hommes ainsi que de leur fortune ; si en même temps nous voyions les mêmes moyens de révolution mis en pratique, les mêmes principes jacobins maintenus dans toute leur force, une armée formidable recrutée par le même système, le tout avec cette unique différence que cet homme est sans rivaux, sans collègues pour partager sa puissance, sans contrôle pour modérer sa volonté, nous pourrions dans ce cas attendre que les faits et l’expérience nous apprissent si nous devons nous confier à sa merci, et même nous relâcher insensiblement des moyens de garantie et de défense dont nous nous sommes armés. Mais il n’en est pas ainsi : cet homme, nous le connaissons ; il est l’enfant et le champion du jacobinisme; l’Europe le connaît, lui et les satellites qui l’entourent, et nous ne pouvions raisonnablement discuter la réponse que nous devions faire à ses ouvertures sans d’abord prendre en considération sa conduite antérieure et son caractère personnel. » Rappelant alors les événemens de vendémiaire et de fructidor, la part qu’il y avait prise, ses proclamations et ses procédés en Italie, sa conduite envers Venise, qu’il taxa de perfide et de violente :


« Quelle confiance pouvons-nous donc avoir, ajouta Pitt, dans la sincérité de ses intentions pacifiques? Sans doute je comprends l’avantage qu’il peut avoir à engager l’Angleterre dans une négociation séparée, afin de dissoudre la confédération des puissances ennemies et de paralyser dans leurs efforts les armées russes et autrichiennes qui attendent de nous des secours; mais si son intérêt est de négocier, l’est-il aussi de conclure une paix solide et durable? Il est étranger, il est usurpateur : il réunit en lui tout ce qu’un républicain doit blâmer, tout ce qu’un royaliste doit repousser, tout ce qu’un Jacobin abhorre. Il n’a donc pas d’autre moyen que son épée pour retenir le pouvoir dont il s’est emparé, et c’est seulement par la conquête et par la gloire qu’il peut le fortifier. Serait-il sage dès lors, uniquement sur la foi de ses promesses, de réduire nos dépenses, de diminuer nos moyens de défense et de sécurité? Au bout d’un an de paix, soupirant après les trophées perdus d’Egypte, il profiterait de l’absence de nos flottes dans la Méditerranée pour tenter encore d’aller coloniser cette riche et fertile contrée, et de s’ouvrir ainsi une voie vers l’Inde, où il irait attaquer la puissance anglaise en y portant le pillage et la désolation, ou bien encore, cédant à ses sentimens de vengeance, il profiterait de quelque agitation qu’il aurait fomentée en Irlande pour essayer une descente en Angleterre, et il n’y a pas lieu d’espérer que ni le respect pour la foi des traités, ni l’amour de la paix, ni l’esprit de modération pussent l’arrêter dans l’exécution de projets si conformes à ses intérêts. D’ailleurs, si personnellement il doit inspirer aussi peu de confiance, pouvons-nous avoir la moindre foi dans la stabilité de son pouvoir succédant à tant d’autres, accepté seulement par une partie de l’armée, ayant contre lui la rivalité des autres généraux et l’opinion publique, sans l’assentiment de laquelle il n’y a de base solide pour aucun pouvoir? Sans doute, si plus tard la politique de la France diffère de ce qu’elle a été jusqu’ici, si nous reconnaissons dans son nouveau gouvernement des conditions de stabilité, nous ne refuserons pas de traiter avec lui ; mais pour le moment les garanties de sécurité manquent complètement, et, aussi désireux de la paix qu’il est possible de l’être, je cherche quelque chose qui soit plus réel que le nom : je veux une paix qui rende le repos et le bonheur à notre pays, à l’Europe entière, et il m’en faut plus que l’ombre. Cur igitur pacem nolo? Quia infida est, quia peinculosa quia esse non potest. »


Deux cent soixante-neuf voix contre soixante-trois donnèrent raison à la politique du cabinet, et peu de jours après Pitt soumit au parlement ses propositions financières pour l’année 1801. La taxe du revenu fut maintenue et le produit affecté comme l’année précédente à la garantie d’un emprunt de 20,500,000 livres que le gouvernement fut autorisé à contracter. Les ressources du trésor se trouvèrent en outre augmentées d’une somme de 3 millions de liv. sterl. dont la banque lui fit l’avance sans intérêt pour sept ans, comme condition du renouvellement de son privilège, qui devait expirer en 1813, et fut prorogé jusqu’en 1833.

La guerre durait déjà depuis sept ans : sur mer, elle avait consacré la domination presque exclusive de l’Angleterre, dont le pavillon flottait victorieusement aussi bien dans la Méditerranée que dans l’Océan. Au loin, de riches colonies avaient été prises à la France, à la Hollande, à l’Espagne, et la conquête définitive de l’Indoustan venait d’être accomplie par la mort de Tippoo-Saïb et la destruction de l’empire de Mysore. Mais sur le continent européen les chances n’avaient pas été les mêmes, et si dans l’année qui venait de s’écouler la France avait éprouvé des revers, une partie des conquêtes faites depuis le commencement des hostilités lui était cependant restée. Pitt avait pourvu avec autant d’habileté que d’énergie à toutes les nécessités de cette lutte gigantesque, et il est intéressant de constater quelle était après tant d’efforts, au point de vue économique et financier, la situation de l’Angleterre.

On a vu que pendant les cinq premières années de la guerre les dépenses extraordinaires qu’elle avait occasionnées avaient été couvertes au moyen de ressources demandées au crédit. A mesure qu’il autorisait des emprunts, le parlement votait les taxes et surtaxes nécessaires pour assurer le service des intérêts et de l’amortissement; toutes celles établies depuis 1792 avaient eu exclusivement cette destination, et, conformément à un article de l’acte de consolidation, un compte spécial du produit était chaque année soumis au parlement, pour le mettre à même d’apprécier si l’exécution des engagemens de l’état était suffisamment assurée.

Malgré l’accroissement annuel de ces nouvelles taxes et la perception en 1798 et 1799 des contributions extraordinaires, les taxes créées antérieurement à la guerre rendirent en 1799 un million de plus qu’en 1792.

Le revenu total de l’année j 792 avait été :


Pour les taxes permanentes, de 14,284,000 l. st.
Pour le malt et le land-tax, de 2,750,000
Total 17,034,000 l. st.

Celui de l’année 1799 fut :


Produit des anciennes taxes permanentes 15,245,000 l. st
Produit des nouvelles taxes pour le service des emprunts 7,682,000
Produit du malt et land-tax 2,558,000
Part de l’état dans les profits de la compagnie des Indes 500,000
Bénéfice sur la loterie 250,000
Taxe sur le revenu 7,500,000
Total 33,735,000 l. st.

Les charges payées par le contribuable avaient donc doublé dans l’espace de sept années, et cependant il n’en était résulté aucune aggravation dans les frais de régie du revenu public. Pitt croyait, et avec raison, que dans les diverses branches de service le travail est d’autant mieux fait qu’il est centralisé entre les mains du nombre d’agens rigoureusement nécessaire, et que les talens, les soins consacrés à la chose publique doivent être payés au moins autant que s’ils étaient employés dans des entreprises particulières. Aussi avait-il supprimé dans les douanes, l’excise, le timbre, les contributions directes, nombre de sinécures ou de fonctions inutiles, et avec les économies qui en étaient résultées il avait amélioré la condition des employés conservés. Il poursuivait incessamment cette utile réforme.

Les frais de recouvrement, qui, en 1796, étaient encore par rapport au revenu


de 6 liv. 2 sh., n’étaient plus en 1799 que de 5 liv. 12 sh. pour les douanes.
4 12 — — 3 14 pour l’excise.
4 17 — — 3 15 pour les douanes.
3 12 — — 3 12 pour taxes diverses.

Quant aux dépenses, elles avaient presque triplé dans cette période de sept années.


Évaluées en 1791 à la somme de 16,000,000 l. st.
Les dépenses ordinaires avaient subi une augmentation de 8,264,000
pour le service des intérêts et de l’amortissement de nouveaux emprunts, et une autre de 1,260,000
dans les divers services ordinaires pris sur le pied de 1792, par suite de l’élévation des prix de subsistance, des fournitures, de la solde des troupes de mer et de terre, de l’entretien des casernes nouvellement construites.

Le chiffre des dépenses permanentes s’élevait ainsi, à l’époque de la clôture de l’exercice de 1799, à la somme de.

25,524,000 l. st
Le total des revenus de cette année ayant été, ainsi que nous venons de l’établir, de 33,735,000 l. st.
et un emprunt de 18,500,000 livres réduit à 11,000,000
par le produit de l’income-tax ayant été contracté pour couvrir le déficit, la dépense totale avait été de 44,735,000 l. st.
dans laquelle les frais de la guerre entraient pour 19,215,000
Total des dépenses 44,739,000 l. st.

¬¬¬D’autre part, au commencement de 1793, le capital de la dette publique fondée s’élevait au chiffre de 232,789,398 liv. sterl.;


Soit 232,789,398 l. st.
Depuis le commencement des hostilités jusqu’au 1er janvier 1800, il fut emprunté ou consolidé en rentes perpétuelles une somme totale de 125,154,000 liv. sterl., qui, en raison des conditions de la négociation, augmenta ce capital de 183,677,000
et le porta au chiffre de 416,466,398 l. st.
Report 416,466,388 l. st.
auquel il convient d’ajouter celui de 7,502,633
créé par les deux emprunts contractés pour le compte du gouvernement autrichien, qui, ayant cessé au bout de deux années d’en exécuter les conditions, retombèrent définitivement à la charge de l’Angleterre en lui imposant une dépense annuelle de 497,000 liv. sterl. Total de la dette fondée 423,969,031[2]
En sept ans, le capital de la dette fondée s’était donc accru de 191,179,033 livres sterling; quant à celui de la dette à terme, qui, à la fin de 1792, était de 30,036,024 liv. sterl., il avait diminué par l’effet des mesures prises pour en arrêter le développement, et il ne se composait plus que de la créance permanente de la banque, soit 11,686,000 l. st.
plus du montant des billets de l’échiquier à elle remis pour le service courant ou de ceux en circulation 6,500,000 18,186,000
Le capital de la dette publique était donc au 1er janvier 1800 de 442,155,031 l. st.

et les sept années de guerre l’avaient augmenté de 179,329,609 l. st.


Mais les accroissemens d’impôts, de dépenses et de la dette publique n’avaient arrêté dans leur développement ni le commerce, ni l’industrie. La valeur totale des importations, qui en 1792 avait été de 49,659,000 livres, fut en 1798 de 27,275,000 livres. Celle des exportations, qui en 1792 avait été de 24,904,000 livres sterl., fut en 1798 de 33,800,000 liv. sterl. Il y avait donc augmentation pour la première de 7,616,000 livres sterling, et pour la seconde de 8,816,000 livres sterling.

En 1792, les exportations avaient excédé les importations de 5,245,000 liv.: en 1798, elles les excédèrent de 6,525,000 liv.; mais parmi les marchandises importées, la plupart constituaient pour le pays un véritable accroissement de richesses, ainsi le produit de ses pêcheries et tous les articles provenant des possessions et colonies anglaises aux Indes occidentales et orientales. La compagnie des Indes seule en avait importé en 1798 pour 1,620,000 l., et M. Rose évalue en moyenne pour cette année et les trois précédentes la balance commerciale au profit de l’Angleterre à 14,800,000 liv. sterl.

A quelles causes faut-il attribuer ce progrès de la richesse publique au milieu d’une guerre si prolongée et si coûteuse? Dans le discours qu’il avait prononcé au commencement de la session de 1792, Pitt, en constatant les résultats obtenus pendant neuf années de paix, avait signalé les principales : L’esprit entreprenant et explorateur de la race anglo-saxonne, son caractère énergique et industrieux, son esprit d’ordre et d’économie, qualités puissantes dans la lutte où elle était engagée, et dont elle donnait de si éclatans témoignages ;

La constitution anglaise et le respect dans toutes les classes de la société pour des institutions qui, conciliant le principe de liberté avec celui d’autorité, mettaient le pays, par le contrôle sérieux et efficace de ses représentans, à l’abri des empiétemens du pouvoir et des entreprises plus ou moins réfléchies et utiles où il pouvait l’engager. — La guerre contre la France était populaire, et en la poursuivant avec énergie Pitt ne faisait que répondre au sentiment national. Aussi chacun le soutenait avec la confiance que le jour où il serait possible de conclure une paix conforme aux intérêts et à l’honneur du pays, le gouvernement, responsable devant le parlement, ne refuserait pas de la signer. De là le concours dont il était entouré, ces souscriptions publiques si rapidement remplies, ces emprunts si aisément contractés, cette sécurité avec laquelle le commerce et l’industrie se livraient à leurs spéculations.

D’autres causes cependant contribuaient encore à ce progrès, les unes nées des événemens, les autres qui tenaient à l’habileté même du premier ministre : ainsi la suprématie acquise sur toutes les mers par la marine anglaise, la protection qu’elle donnait au pavillon national, le débouché assuré à tous les produits indigènes ou autres transportés sous ce pavillon, — l’honnêteté dans le gouvernement et l’exécution rigoureuse de tous les engagemens contractés par l’état, — les diverses mesures prises pour maintenir et fortifier le crédit public, telles que le paiement des traites du trésor à un terme plus rapproché, les consolidations successives des bons de la marine et de l’échiquier, — l’action constante de l’amortissement dont le fonds, au milieu de tous les embarras et de tous les besoins du trésor, n’avait jamais été détourné de sa destination et avait toujours fourni un acheteur aux créanciers de l’état désireux de réaliser un capital. Il faut ajouter enfin qu’en choisissant les nouvelles taxes le gouvernement avait tenu grand compte de l’effet qu’elles pourraient avoir sur le commerce et l’industrie, qu’il avait épargné autant que possible les matières premières ainsi que les objets de première nécessité, et qu’elles portaient principalement sur les articles de luxe et de convenance.

Quelques mois encore, et l’administration de Pitt touchait à sa fin; l’opinion qui a longtemps attribué la résolution qu’il prit de se démettre du pouvoir à la répugnance qu’il aurait eue de conclure lui-même une paix devenue nécessaire, n’est justifiée ni par les principes qui jusqu’alors avaient dirigé sa politique, ni par sa conduite après sa sortie des affaires. Pitt n’avait jamais été systématiquement opposé à la paix, et nous avons vu qu’à diverses reprises, malgré l’avis de plusieurs de ses collègues, et contrairement aux sentimens personnels du roi, il avait tenté de négocier avec les divers pouvoirs successivement établis en France; mais, s’il désirait cette paix honorable pour son pays, il tenait essentiellement aussi à ce qu’elle fût entourée de garanties qui en assurassent la durée, et il ne voulait pas exposer l’Angleterre à être surprise par de nouvelles hostilités au milieu d’un désarmement, ou après l’accomplissement de conditions qui auraient affaibli sa puissance. C’est l’absence de ces garanties qui l’année précédente l’avait déterminé à ne pas accepter les ouvertures faites par le premier consul : outre le peu de confiance que lui inspiraient les antécédens et le caractère personnel du général Bonaparte, il ne croyait pas au maintien d’un pouvoir sorti d’une insurrection militaire, et qu’une autre insurrection provoquée par quelque général mécontent pouvait à son tour renverser.

Toutefois les faits n’avaient pas répondu à sa prévision : l’ordre public rétabli en France, le retour au respect des lois, une impulsion éclairée et énergique imprimée à toutes les branches de l’administration, la gloire du drapeau français, un instant obscurcie, devenue plus éclatante que jamais par la conquête rapide de l’Italie, et les succès de l’armée du Rhin, avaient rallié autour du premier consul presque tous les partis. Le pays, heureux d’avoir retrouvé après tant d’orages un gouvernement protecteur et régulier, l’armée, fière de voir à la tête de l’état le plus glorieux de ses généraux, reconnaissaient également son pouvoir, et le premier consul était devenu le chef incontesté de la France. Toutes les chances de durée étaient en sa faveur, et la paix de Lunéville, le traité de neutralité armée signé entre les puissances du nord, laissaient de nouveau l’Angleterre isolée. On se trouvait donc en présence d’un gouvernement parfaitement établi, puissant au dehors et au dedans, désireux de donner des témoignages de sa modération, et s’il y avait moyen de traiter avec lui à des conditions dignes et avantageuses, refuser de le faire eût été déclarer qu’on voulait combattre jusqu’à la ruine totale de l’une des deux nations rivales, et mettre ainsi contre soi l’opinion publique de l’Europe. Pitt était à la fois trop sensé et trop modéré pour vouloir entraîner son pays dans de pareilles aventures. Aussi fut-il le premier à engager ses successeurs à négocier avec la France : consulté par eux sur toutes les questions à résoudre, il conseilla même plusieurs concessions importantes, entre autres l’abandon de l’île de Malte, et lorsque le traité de paix signé à Amiens fut soumis au parlement, il en fut le plus ferme et le plus éloquent défenseur.


« L’objet de la guerre, dit-il, a été notre défense propre et celle du reste de l’Europe. Nous avons cherché la sécurité et n’avons jamais eu d’autre but dans les diverses phases de cette longue lutte. Sans doute, pour y parvenir, nous avons voulu renverser un gouvernement fondé sur des principes anarchiques; mais, si malgré nos efforts il subsiste encore, nous avons du moins réussi à dompter la fièvre révolutionnaire et à ruiner les espérances du parti jacobin, dont le système destructeur s’est anéanti lui-même par l’établissement d’un despotisme militaire. Cette leçon ne sera pas perdue pour le monde entier, et quant à nous, qui devons renoncer désormais à faire rentrer la France dans ses anciennes limites, conformons notre ligne de conduite aux événemens, et, puisque nous n’avons pu réussir complètement dans nos entreprises, cherchons du moins à nous assurer la jouissance du plus grand bien auquel nous puissions prétendre. En tenant ce langage, j’ai la confiance de ne pas être en désaccord avec moi-même, car lorsque, l’an dernier, j’ai refusé d’entrer en négociation avec le premier consul, j’ai déclaré cependant que je n’aurais aucune objection à traiter avec lui, si jamais la situation devenait ce qu’elle est aujourd’hui, et j’ajoute qu’en continuant la guerre nous aurions exposé le pays aux plus grands périls. »


Ces paroles ne permettent pas de douter des sentimens de Pitt, et, s’il eût quitté le pouvoir pour ne pas avoir à conclure la paix, il est probable qu’il se serait tout à la fois abstenu d’en diriger officieusement les négociations et d’en défendre l’opportunité ainsi que les clauses devant le parlement. Sa détermination eut donc d’autres causes que cette prétendue répugnance à traiter avec le premier consul, et les documens historiques récemment publiés ne laissent aucune incertitude à cet égard.

Depuis un an, l’Irlande était définitivement incorporée à l’Angleterre; mais l’acte qui avait réglé les clauses de l’union avait rencontré une vive résistance dans le parlement irlandais, et n’y eût peut-être pas été adopté sans l’adhésion que lui avait donnée le parti catholique. Dans diverses conférences avec ses chefs, lord Cornwallis, lord-lieutenant, et lord Castlereagh, secrétaires d’état, désireux d’assurer le succès de la mesure proposée, crurent, sans prendre aucun engagement ni faire aucune promesse, pouvoir cependant exprimer la confiance que le cabinet anglais ne serait pas contraire à une réforme de la législation concernant les catholiques : de là chez ces derniers des espérances qui déterminèrent le concours de la plupart d’entre eux et assurèrent la neutralité des autres. Non-seulement Pitt crut le gouvernement moralement engagé à leur égard, mais il était aussi d’avis qu’après les avoir assujettis pendant plus d’un siècle à un régime exceptionnel, il n’y avait plus aucun péril pour l’église, la constitution et les libertés de l’Angleterre à les faire rentrer dans le droit commun. Il soumit donc à l’examen de ses collègues plusieurs propositions ayant pour objet de modifier la formule du serment, d’accorder une rémunération au clergé catholique, d’admettre les catholiques dans les emplois publics, de ne plus les exclure du parlement, et d’établir sur de nouvelles bases la perception des dîmes. La majorité du cabinet y donna son adhésion, tandis que la minorité, tout en les approuvant en principe, en contesta l’opportunité; mais cette grande réforme ou plutôt ce grand acte de justice ne devait s’accomplir que trente ans plus tard, et il échoua alors devant les scrupules du roi.

En vain, dans deux lettres dictées par la plus haute raison politique et un sentiment parfait d’équité, Pitt représenta au roi George III que, le parti jacobite ayant cessé d’exister, il n’y avait plus à craindre ni guerre civile, ni guerre religieuse, ni prétentions au trône de la part des princes étrangers ou catholiques, que les catholiques, jadis ennemis de l’ordre établi, y étant ralliés désormais, le serment exigé d’eux n’avait d’autre résultat que de priver le pays des services de sujets loyaux et fidèles ; en vain il lui représenta l’avantage pour l’état de s’attacher le clergé catholique par une rémunération et de se donner ainsi les moyens d’exercer sur lui un contrôle efficace : le roi, convaincu qu’en adhérant au plan proposé il violerait le serment prêté à son couronnement, fut inflexible, il se croyait obligé par ce serment à maintenir intacts les principes fondamentaux de la constitution anglaise, parmi lesquels il plaçait au premier rang la condition pour tous les serviteurs de l’état d’appartenir à l’église établie et de recevoir la sainte communion conformément à ses rites. Une fois de tels scrupules entrés dans un esprit aussi honnête, mais aussi étroit que celui de George III, il était difficile qu’ils en sortissent, si sa conscience n’était pas éclairée par l’avis de personnes dont le caractère religieux et le savoir juridique pussent, en pareille matière, lui inspirer quelque confiance. Loin de là, il fut confirmé dans ses sentimens par l’opinion du chancelier et celle de plusieurs prélats opposés, les uns par principe, les autres par des motifs d’opportunité, à toute modification dans l’état des catholiques, et il crut faire une grande concession à Pitt en lui offrant de s’engager l’un et l’autre à garder désormais le silence le plus complet sur cette question. « Ce sera, lui écrivit-il, une contrainte que je m’imposerai par affection pour M. Pitt; mais je n’irai pas plus loin, car je ne puis sacrifier mon devoir à aucune considération. This restraint I shall put on myself from affection for M. Pitt ; but further I cannot go : for I cannot sacrifice my duty to ony consideration. »

Peut-être dans l’espoir que le temps et de meilleurs conseils affaibliraient ces répugnances, mais ne voulant pas leur sacrifier des droits et des intérêts trop longtemps méconnus, Pitt eût-il consenti à ne pas saisir immédiatement le parlement de la question catholique et même à user de son influence sur ses amis pour les engager à ne pas la soulever encore, s’il avait pu avoir la confiance que le jour où elle y serait inévitablement discutée, il n’y rencontrerait pas l’hostilité personnelle du roi. N’ayant pu à cet égard obtenir l’assurance qu’il demandait, il crut devoir, au mois de février 1801, résigner ses fonctions de premier ministre, et le témoignage de M. Canning ne laisse aucun doute sur les raisons qui l’y déterminèrent. « Il est sorti, dit-il, du pouvoir, non pas tant à cause de la résistance qu’il a rencontrée de la part du roi sur la question catholique que de la façon dont cette résistance s’est produite. S’il l’eût tolérée, sa position dans le cabinet comme premier ministre eût été bien différente de celle qu’il avait eue jusqu’alors. »

C’est en effet le principe essentiel et le grand avantage du régime parlementaire que le pouvoir y est exercé au nom du souverain par des ministres responsables, agissant à leurs risques et périls dans la plénitude du mandat dont ils sont dépositaires, sortis pour la plupart de la majorité du parlement, soutenus par elle, représentant ses opinions, qui sont aussi celles de la majorité du pays, et y conformant leur politique. Le chef de l’état, couvert par eux, plane au-dessus de tous les partis, et, pour conserver intacte la majesté du trône et le respect qui lui est dû, il doit s’abstenir de prendre part à leurs différends ; son rôle est d’exercer un contrôle supérieur et de veiller à ce que la politique de ses ministres reste en harmonie avec les sentimens et les intérêts du pays. Si elle lui paraît s’écarter de ces conditions, il a le droit de changer le cabinet, et, en cas de dissentiment à cet égard avec le parlement, de faire un appel au pays ; mais, dès que ce dernier a prononcé, son devoir est de se conformer à sa décision, et il est tenu également de ne jamais faire intervenir son influence personnelle dans les luttes parlementaires ou électorales, parce qu’en engageant ainsi sa responsabilité il exposerait sa personne à des attaques compromettantes pour la dignité et la sécurité de la couronne. Pitt ne pouvait consentir à la moindre déviation de ces principes fondamentaux. Non-seulement elle eût été contraire à la constitution, mais, en constatant un désaccord entre lui et le roi, elle l’eût affaibli aussi bien dans le cabinet que dans le parlement, encouragé les dissidences, altéré cette influence supérieure qu’il avait exercée pendant dix-sept ans, et sans laquelle il ne pouvait gouverner utilement l’état.

Du reste, cette influence n’était déjà plus la même, et une autre des conditions essentielles du gouvernement représentatif ne se trouvait plus qu’imparfaitement remplie. Dépositaire de l’autorité, un cabinet ne saurait avoir de force pour l’exercer, si ses membres ne sont point unis étroitement dans les mêmes vues et les mêmes principes. Il doit former un tout complètement homogène sous la direction d’un chef qui en soit le lien et lui imprime son action politique. Or des symptômes de division commençaient à se manifester dans le cabinet présidé par Pitt; il y avait diversité complète de vues sur des questions capitales, celle de la paix, qui ne pouvait tarder à revenir, celle de l’émancipation des catholiques, qui ne pouvait rester longtemps suspendue, et le jour où elles se présenteraient l’une ou l’autre, la rupture était inévitable. Ces considérations contribuèrent aussi à déterminer la résolution de Pitt. Il quitta donc le pouvoir, non pas pour satisfaire à un sentiment d’amour-propre blessé ou pour échapper à une situation pleine d’embarras, mais pour rester fidèle aux conditions fondamentales du gouvernement de son pays, que nul n’a pratiquées avec plus de gloire et proclamées avec plus d’éloquence. Du reste, à mesure que s’éloignent ces temps de lutte, les préjugés disparaissent et la lumière se fait. Pitt ne fut pas l’ennemi haineux de la France, mais il fut l’adversaire ardent de ses principes révolutionnaires, de la propagande qu’elle voulut en faire dans toute l’Europe, et de son esprit de conquête. D’un autre côté, si, dans cette époque de troubles et d’agitation, il dut parfois recourir à l’emploi de mesures de rigueur pour maintenir l’ordre public et faire respecter le principe d’autorité, il ne faut pas oublier que, loin de chercher à restreindre les libertés de son pays, il voulut rendre à une partie de ses concitoyens celles qui depuis longtemps leur étaient injustement refusées, que jusqu’au moment où éclatèrent les hostilités il fut un ardent partisan de la réforme parlementaire, et que ses plus belles harangues furent en faveur de l’émancipation des esclaves. Par la puissance du talent, l’éclat de l’éloquence, par son respect des lois et un désintéressement auquel tous les partis ont à l’envi rendu hommage, Pitt était digne de gouverner un pays libre. L’Angleterre n’a pas eu de plus grand ministre, d’homme d’état plus libéral, et dont elle doive davantage honorer la mémoire. Nul n’a plus fait pour sa prospérité et sa grandeur, et c’est lui qui l’a mise dans la situation qu’elle occupe depuis soixante-dix ans en Europe. Qu’il nous soit donc permis, en terminant cette étude, d’invoquer le témoignage d’un ancien ministre, whig par principe et par tradition, qui, ayant bien voulu un jour causer avec nous de cette époque au milieu de laquelle s’était écoulée sa jeunesse, nous dit : « Plus l’histoire en sera connue, plus le nom de Pitt grandira au-dessus de celui de tous les hommes d’état de son temps. »


A. CALMON.

  1. Voyez la Revue du 15 mai.
  2. Dans ce chiffre est compris le montant de la dette déjà amortie.
    De 1786 à 1793 il avait été racheté un capital de 9,444,850 l. st.
    De 1793 à 1800, il fut racheté de l’ancienne dette 22,235,739
    — — de la nouvelle 11,688,702
    De l’une et de l’autre avec le prix du land tax 16,046,727
    Total des rachats 59,416,018 l. st.