William Pitt, premier lord de la trésorerie/01

La bibliothèque libre.
William Pitt, premier lord de la trésorerie
Revue des Deux Mondestome 51 (p. 381-423).
02  ►
WILLIAM PITT
PREMIER LORD DE LA TRESORERIE.

I.
LES FINANCES DE LA PAIX.

Ce que j’ambitionne, c’est la considération et non le pouvoir, disait un jour Pitt à Canning, — my ambition is character not office, — et la plupart des hommes d’état anglais pourraient à bon droit répéter ces belles paroles, parce que la considération s’attache plus en Angleterre à la fidélité aux principes qu’à l’exercice de l’autorité. Dans l’opposition comme au pouvoir, leur situation est également grande : s’ils aspirent au gouvernement, c’est moins pour l’éclat du rang ou le crédit qu’il leur donne que pour le triomphe de leur opinion et de leur parti, et le jour où, pour l’obtenir ou le conserver, ils dévieraient de leur ligne politique, immédiatement s’éloignerait d’eux l’autorité morale qui fait leur force et leur honneur. Nul parti ne pouvant prétendre à gouverner sans l’assentiment de l’opinion, les hommes politiques cherchent à l’éclairer dans des débats dont le véritable caractère est trop respecté pour que jamais on ait cherché à leur infliger la dénomination de guerre de portefeuille : chacun y rivalise de patriotisme, de talent, d’éloquence, et de ces luttes sont sortis les Chatham, les Burke, les Fox, les Pitt, les Peel, c’est-à-dire les plus nobles gloires dont puisse s’enorgueillir un pays libre et intelligent.

Parmi ces hommes illustres, nul n’a exercé sur les destinées de son pays une influence plus considérable que Pitt. Lorsqu’il entra au ministère en 1783, il trouva l’Angleterre épuisée par une longue et désastreuse guerre, et dix-sept ans après, quand il en sortit, il la laissa, malgré les charges d’une autre guerre, plus riche, plus prospère et plus puissante qu’elle n’avait jamais été. Sans aucun doute, ses grandes réformes administratives, l’ordre rétabli par lui dans les finances, le respect scrupuleux des engagemens de l’état, dont il fit un des principes essentiels du gouvernement de l’Angleterre, contribuèrent à produire ce résultat : il faut ajouter cependant que ni ses combinaisons ni ses opérations financières n’eussent eu le même succès, si la sanction du parlement ne leur eût pas assuré le concours du pays, et que la source des emprunts eût été bientôt tarie, si la fidélité aux contrats, au lieu d’avoir la garantie de la nation tout entière, n’eût reposé que sur la loyauté du souverain. En effet, il ne saurait y avoir de bonnes finances sans bonnes institutions, et par bonnes institutions l’on entend ici celles qui, au lieu de rendre une seule autorité l’arbitre suprême des destinées d’un état, y garantissent les droits, les libertés, les intérêts privés et publics par l’organisation de pouvoirs qui s’équilibrent entre eux. Lorsqu’il dépend de la volonté unique d’un souverain de jeter le pays dans les hasards de la guerre, de lui imposer telles charges ou dépenses qu’il lui convient, la confiance fait défaut; on ne veut s’engager avec lui qu’à des conditions dont l’avantage compense les risques du contrat. La Russie et l’Autriche sont là pour attester ce que sont les finances des empires régis par le pouvoir absolu. Si au contraire les actes du gouvernement sont soumis à un contrôle sérieux et efficace, alors la sécurité s’établit, et le cours des fonds anglais, celui des fonds français avant 1848[1], témoignent de la vitalité du crédit dans les pays libres. Et ce n’est pas seulement au point de vue financier que cette opinion est vraie : un gouvernement qui est soutenu par les sympathies librement exprimées d’une nation est toujours d’autant plus fort pour agir et pour négocier. En 1783, la situation de l’Angleterre, sortie vaincue et humiliée de sa lutte avec l’Amérique, était à tous égards moins favorable que celle de la France, et cependant quelques années après, grâce à ses institutions, elle était en pleine prospérité, tandis que la France était en révolution. Plus tard encore, tandis que cette dernière suivait héroïquement, mais à regret, son chef dans les aventures où il l’entraînait, grâce encore à la force que leur donnaient ces mêmes institutions, les médiocres successeurs de M. Pitt finissaient par dicter à Vienne les conditions de la paix. Notre projet n’est pas de faire l’histoire de Pitt, déjà si parfaitement racontée dans ce recueil[2], ni de le suivre dans toutes les circonstances de sa vie politique. C’est surtout au point de vue financier que nous avons voulu examiner son administration, qui se partage en deux périodes bien distinctes : l’une de paix, depuis 1783 jusqu’à la fin de 1792; l’autre de guerre, depuis 1793 jusqu’à 1801. La première est peu connue, parce qu’elle eut moins d’éclat au dehors, et cependant c’est alors que Pitt, créant les finances de l’Angleterre, constituant son crédit, se montra peut-être plus grand ministre qu’il ne le fut dans la seconde. Celle-ci est toute remplie par la lutte engagée contre la révolution française, les nécessités qui en furent la conséquence, les moyens auxquels il fallut recourir pour y pourvoir. Cette étude aura son utilité, si elle démontre ce que peuvent pour la prospérité d’une nation un régime de vraie liberté, un système de ferme politique en harmonie avec le sentiment du pays, et le crédit fondé sur la bonne foi publique.


I. SITUATION DE l’ANGLETERRE A LA FIN DE 1783. — EMPRUNT. — BILL DE COMMUTATION. — RÉFORMES ADMINISTRATIVES (1784-1785).

Lorsqu’au mois de décembre 1783, à l’âge de vingt-quatre ans, Pitt fut appelé aux fonctions de premier lord de la trésorerie, il se trouva en présence des difficultés politiques et financières les plus graves, et ce ne fut qu’après avoir résolu les premières qu’il lui fut possible d’aborder utilement les secondes. Le célèbre ministère de coalition Fox-North venait d’être dissous à la suite du rejet par la chambre des lords du bill sur le gouvernement des Indes, proposé par Fox. La majorité qui l’avait soutenu dans la chambre des communes se retourna compacte contre ses successeurs, et pendant quatre mois Pitt lutta sans succès contre elle; mais le pays n’avait en général approuvé ni la coalition ni ses causes. Cette opposition systématique, en arrêtant la solution de questions importantes, mécontenta davantage encore, et chaque jour l’opinion publique se manifestait à cet égard d’une façon plus vive. Enfin, encouragé par les témoignages d’adhésion qu’il recevait de toutes parts, Pitt crut pouvoir recourir au moyen constitutionnel de la dissolution, et les élections, en modifiant la force des partis, lui donnèrent une majorité qui, à la première épreuve, fut de 282 voix contre 114. Assuré désormais du concours du parlement, il s’occupa de pourvoir aux nécessités d’une situation financière des plus critiques.

La guerre d’Amérique, qui venait de se terminer par le traité de paix avec la France, avait augmenté le capital de la dette fondée de 90,000,000 livres sterling[3], et le chiffre annuel des intérêts de 4,120,000 livres sterling. D’un autre côté, pressé par des besoins incessans, lord North avait eu recours à des négociations et à des expédiens qui, en élevant la dette à terme ou dette flottante à plus de 33 millions de liv. sterl., avaient affaibli le crédit du trésor. Le prix des consolidés 3 pour 100 était tombé à 54, et le revenu public, atteint dans toutes ses branches, était encore diminué par une contrebande active qu’avaient développée les désordres de la guerre. Ainsi les taxes permanentes, c’est-à-dire celles qui n’étaient pas soumises au vote annuel du parlement, la douane, l’excise, le timbre, ne produisaient guère plus de 10 millions de liv. sterl., entièrement absorbés par l’intérêt de la dette fondée, qui était de 8 millions, par la dotation de la liste civile et d’autres dépenses dont ces taxes étaient le gage spécial. En sus de ces services, il fallait encore acquitter les dépenses annuelles de l’armée de terre, 4 millions de livres sterling, celles de la marine, 3 millions de livres sterling, celles de l’artillerie et des fortifications, 600,000 livres sterling, les services divers, les intérêts de la dette flottante, soit un total de 9 millions de livres sterling. Les seules ressources à y affecter étaient 2 millions 1/2 provenant des impôts sur la drèche, sur la terre, et de taxes additionnelles peu productives établies par lord North. L’insuffisance pour les services ordinaires seuls était donc de 6,500,000 liv. sterling. Il restait à payer sur les services antérieurs 1,500,000 livres sterling; le trésor devait en outre rembourser à la banque 2 millions de livres sterling que cet établissement lui avait avancés sans intérêts en 1781 comme condition du renouvellement de son privilège, et il fallait ainsi aviser au moyen de se procurer une somme de 10 millions de livres sterling pour assurer en 1784 la marche des services et faire honneur aux engagemens contractés.

Il n’y avait donc pas là seulement des embarras actuels et momentanés dont il eût toujours été possible de se dégager avec des expédiens plus ou moins habiles et des sacrifices plus ou moins onéreux. La tâche à remplir était autrement importante. Il s’agissait de relever le moral d’un pays abattu par les revers en lui faisant connaître l’étendue de ses ressources, de ranimer les transactions, de restaurer le crédit et de rétablir l’ordre dans l’administration de l’état. Dans la vie des peuples comme dans celle des individus, il ne suffit pas d’occasions propices pour sortir d’une situation fâcheuse; il faut surtout l’esprit de conduite, une direction intelligente, et dans cette circonstance Pitt fut le guide que l’Angleterre eut la bonne fortune de trouver. Comprenant la grandeur de sa mission, il résolut de l’accomplir par la réforme des abus, par l’ordre et l’honnêteté dans l’administration publique, la simplification des impôts, la régularité dans la perception des revenus et le paiement des dépenses, surtout par l’acquittement scrupuleux des dettes de l’état. Il se mit donc à l’œuvre avec le sentiment des services qu’il avait à rendre, avec l’énergie d’un esprit convaincu, et cette confiance de la jeunesse qui, lorsqu’elle n’est pas de la présomption, attire les sympathies et gagne les suffrages.

Il fallut d’abord aviser au plus pressé, c’est-à-dire aux moyens de se procurer les 10 millions de livres sterling nécessaires pour solder les dépenses courantes et les engagemens échus. La banque ayant consenti à ce que le remboursement de sa créance de 2 millions de livres sterl. fût différé d’une année, Pitt espéra, au moyen de quelques reliquats, de quelques excédans de revenus au-delà des prévisions, des ressources de l’ancien fonds d’amortissement, ramener les besoins à couvrir au chiffre de 6,000,000 de livres sterling, et, pour se procurer cette somme, il eut recours à un emprunt. Jusqu’alors, la négociation des emprunts avait eu lieu à l’amiable et aux conditions débattues et arrêtées entre le chancelier de l’échiquier et les souscripteurs. C’est dans cette forme que l’année précédente lord Cavendish en avait contracté un de 12 millions de livres sterling. 7,500,000 avaient été concédés directement à onze banquiers, et 4,500, 000 liv. st. répartis entre divers capitalistes, quelques fonctionnaires et des amis particuliers du ministre. Ce mode de procéder était devenu pour le gouvernement un moyen de patronage et d’influence, et l’intérêt public était souvent sacrifié à celui du cabinet ou à des considérations privées. Pitt en avait alors vivement signalé les inconvéniens en démontrant que si, dans le dernier emprunt, la concession eût été faite avec publicité et concurrence, elle l’eût été à des conditions bien plus favorables pour l’état, reproche parfaitement fondé du reste, car la prime fut immédiatement de 8 pour 100, et la perte pour le trésor de 550,000 liv. sterl. Conséquent avec les vues qu’il avait exprimées avant son entrée au pouvoir, désireux de mettre un terme à des abus fâcheux, et croyant d’ailleurs qu’outre le mérite d’être plus sincère, le système de l’adjudication publique avait celui de mieux garantir les intérêts du trésor, Pitt résolut d’y recourir. Il fit donc annoncer que l’emprunt de 6 millions de livres sterling serait concédé sous cette forme, et, ainsi qu’il l’avait prévu, cette annonce amena une concurrence : deux compagnies s’organisèrent et déposèrent leurs propositions cachetées. L’ouverture en eut lieu devant le gouverneur de la banque; l’emprunt fut adjugé à celle qui offrit de prêter au taux le moins élevé, et Pitt put certifier sur l’honneur au parlement que pas un seul shilling n’avait été retenu par lui pour être distribué entre les amis de l’administration. C’était là une importante innovation, dont le but, à la fois utile et honnête, était trop évident pour que la moindre critique pût être exprimée, et c’est dans cette forme qu’à une seule exception près, dont nous aurons occasion de parler, tous les emprunts furent concédés par la suite. Le même système, introduit plus tard en France, y a été appliqué jusqu’en 1852.

Après avoir ainsi pourvu aux besoins de l’année, Pitt s’occupa de liquider les charges léguées par le passé. La dette à terme, on vient de le voir, était de 33 millions de livres sterling, dont une partie, environ 11 millions 1/2, provenait d’emprunts successivement faits à la Banque d’Angleterre; 4 millions 1/2 étaient dus à la compagnie des Indes, et le surplus consistait en bons de la marine, de l’artillerie, des vivres, et en billets de l’échiquier, qui pesaient lourdement sur toutes les négociations du trésor. Pitt entreprit d’éteindre ces divers effets par deux consolidations, dont l’une, de 6,600,000 livres sterling, eut lieu en 1784, l’autre, de 11 millions, l’année suivante, et il profita de cette circonstance pour faire l’essai d’un fonds 5 pour 100 qu’il préférait aux 3 et 4, parce qu’une dette contractée dans un fonds supérieur, créant une marchandise moins abondante, lui paraissait devoir être d’une libération plus facile et plus prompte. « J’ai toujours cru, dit-il dans la discussion qui eut lieu à ce sujet à la chambre des communes, qu’un fonds élevé vaut mieux qu’un fonds inférieur, que le 4 pour 100 est préférable au et le 5 au 4. La raison en est que, dans toutes les opérations de finances, il faut toujours avoir en vue les moyens de libération. Racheter et éteindre graduellement la dette doit être le but d’un gouvernement sage : toutes les opérations doivent être préparées et dirigées vers cette fin. »

De pareils principes se trouvaient en complète opposition avec ceux qui étaient admis et pratiqués à cette époque, et, malgré le désir qu’avait eu Pitt de contracter l’emprunt de 6 millions en 5 pour 100, il avait dû y renoncer en présence des répugnances exprimées par les banquiers. Ces répugnances étaient fondées sur ce que, le prix du 5 pour 100 étant plus voisin du pair que celui des fonds inférieurs et la possibilité du remboursement ou d’une réduction d’intérêt étant plus prochaine, le 5 offre moins d’avantage que le 3 pour 100. Néanmoins, convaincu de l’utilité de l’entreprise, Pitt voulut en faire l’essai. D’après le cours des fonds publics, le prix des rentes 5 pour 100 données en échange des effets retirés aurait dû être de 95; mais, pour faciliter l’opération, il ne les émit qu’à 93, et préféra faire ce léger sacrifice sur les intérêts dans l’espoir d’un dédommagement avantageux par une libération plus prompte. De plus, pour mieux engager encore les porteurs de bons à accepter ses propositions, il déclara que le nouveau fonds ne pourrait être remboursé, et que l’intérêt ne pourrait en être réduit que lorsque 25 millions des rentes 3 et 4 pour 100 auraient été rachetés. Les porteurs d’effets, déterminés par les conditions qui leur étaient offertes et désireux de recouvrer la disposition de leur capital, déprécié sur la place sous la forme qu’il avait, acceptèrent ces diverses propositions, et le total des rentes provenant des deux consolidations s’éleva à 878,000 livres sterling. Les rentes créées par l’emprunt de 6 millions furent de 315,000 liv. sterl. Il y avait donc Là une nouvelle charge annuelle et permanente de 1,193,000 livres sterling, à laquelle il fallait affecter des ressources spéciales pour en assurer l’acquittement régulier. Quelque obéré que fût le pays, Pitt n’hésita point à proposer au parlement la création de nouveaux impôts. « Ma tâche, lui dit-il, est ingrate. Je risque de soulever contre moi bien des mécontentemens; mais je suis trop pénétré des obligations que me crée la haute position qui m’a été confiée pour ne pas les remplir. D’ailleurs j’ai confiance dans le bon sens et le patriotisme du peuple anglais, et j’ai, comme ministre des finances, une règle dont je suis résolu à ne pas m’écarter, celle de ne jamais rien lui déguiser. Le trésor a contracté des engagemens, et il faut y faire honneur. Ce n’est qu’à cette condition que la confiance pourra renaître, et le crédit public se relever. Devant une pareille considération, il n’y a pas à hésiter, et à défaut de ressources disponibles il est indispensable de recourir à des taxes additionnelles pour s’en procurer. » S’associant aux sentimens du ministre, la chambre vota les taxes proposées sur les permis de chasse, les patentes de marchands vendeurs des objets soumis à l’excise, la soie écrue, la vaisselle d’or et d’argent, les chevaux de course, les domestiques des deux sexes, les prêteurs sur gages, les boutiques, les chapeaux, rubans, calicots, etc. Le produit probable en était évalué à 1,200,000 livres sterling, et ainsi se trouvèrent liquidées les dernières charges de la guerre d’Amérique.

Vaut-il mieux en effet, comme le disait Pitt, emprunter dans un fonds élevé que dans un fonds inférieur? Le remboursement du capital de la dette fondée n’étant pas exigible, peu en importe le chiffre pour l’état. La seule charge qui lui incombe est celle des arrérages, et son principal souci doit être dès lors de combiner ses négociations pour qu’ils soient le moins élevés possible. Ce que doit rechercher le prêteur au contraire, c’est la chance de voir augmenter le prix de sa rente pour en retirer un prix supérieur au capital versé, s’il veut vendre, et la marge est d’autant plus grande pour le rentier que le taux auquel il prête est plus éloigné de celui auquel le trésor pourrait lui imposer une réduction d’intérêt par la menace d’un remboursement. Prenons pour exemple le dernier emprunt contracté en France. 315 millions de francs ont été empruntés à 3 pour 100 au taux de 66 fr. 30 c. Pour chaque 66 fr. 30 c. qu’il doit recevoir, le trésor s’est reconnu débiteur de 3 fr. de rente et de 100 fr. de capital, et par conséquent, pour 315 millions qui lui seront versés, le capital nominal de sa dette sera accru de 441,700,000 fr., et le chiffre de la rente annuelle de 13,253,000 fr. Sans doute le trésor pourra insensiblement se libérer par l’amortissement, en admettant que le fonds n’en soit pas employé à d’autres besoins; mais il ne pourra obliger les porteurs de rentes à opter entre un remboursement ou une réduction d’intérêt que lorsque les cours auront dépassé 100 fr. Il y a ainsi pour eux une marge à parcourir de 34 fr. avant que cette alternative puisse leur être imposée, et c’est l’avantage qu’ils paient en prêtant à un taux moins élevé. Si au contraire, en admettant que la situation l’eût permis, l’emprunt avait été contracté en 4 1/2 au taux de 95 fr., qui était celui de ce fonds au 10 janvier 1864, la rente annuelle créée eût été de 14,921,000 francs, et le capital reconnu par l’état de 331,570,000 fr. ; mais quelle eût été la chance pour le trésor? C’est qu’avec le retour de circonstances favorables le prix du 4 1/2 pour 100, puis du 4 dépassant le pair, il y eût eu dès lors possibilité d’obtenir des réductions successives d’intérêts qui en auraient abaissé le chiffre bien au-dessous de celui stipulé dans le fonds 3 pour 100. Et tel est, il faut le dire, un des côtés les plus fâcheux de la conversion faite il y a deux ans du 4 1/2 en 3 : pour 157 millions qu’a touchés le trésor, il a aliéné la faculté de réduire dans des temps propices de 50 millions de francs l’intérêt annuel de sa dette, sans que l’unification de cette dernière ait produit les avantages annoncés. On disait que la concurrence du 4 1/2 empêchait le 3 de s’élever, et que, s’il n’y avait plus qu’une seule nature de dette, les cours prendraient leur essor. Le contraire est arrivé, et le 3 pour 100 est plus bas qu’il n’était alors, car le 4 1/2, fonds essentiellement paisible et presque immobilisé dans les portefeuilles, déclassé par la conversion, est venu s’ajouter aux valeurs qui encombrent la place, et la spéculation seule a profité de cette mesure.

Pour conclure sur ce point, nous croyons que dans un état financier prospère, au milieu de circonstances politiques heureuses, si un état a des emprunts à contracter, il doit préférer le fonds élevé pour rester maître de la position vis-à-vis de ses créanciers ; mais si la situation est chargée, si l’avenir est peu assuré, c’est dans le fonds inférieur qu’il doit traiter pour avoir moins d’arrérages à payer en laissant à ses préteurs, en échange des sacrifices qu’ils font sur les intérêts, de larges chances d’augmentation de capital. Ce fut au reste la loi à laquelle dut se conformer Pitt, et si dans le temps de paix il put emprunter et consolider en 5, plus tard, au milieu de la guerre, il fut obligé de le faire en 3.

Il ne suffisait pas cependant d’avoir paré aux nécessités du présent et d’avoir liquidé les charges du passé. Il fallait aussi assurer et accroître les ressources de l’avenir en faisant produire aux impôts existans tout ce qu’ils étaient susceptibles de donner et en supprimant des abus onéreux qui, par la faveur, le temps ou la négligence, s’étaient introduits au sein de l’administration. Encouragé par le succès de ses premières mesures, Pitt entreprit résolument cette double tâche, sans être arrêté ni par les difficultés de l’exécution ni par la crainte de blesser des intérêts puissans. On a dit quel préjudice causait la contrebande. Elle s’exerçait sur la plus grande échelle, et tous les efforts faits pour en arrêter le développement avaient échoué. Des capitaux considérables étaient engagés dans cette coupable et fructueuse industrie, qui trouvait des complices dans toutes les classes de la société. On évaluait à plus de quarante mille le nombre des agens qu’elle employait sur terre et sur mer. Les matelots de la marine royale désertaient pour y servir; les chaloupes côtières et les marins du cabotage étaient presque tous occupés au transport et au débarquement des marchandises qu’ils allaient prendre au large sur les bâtimens qui les apportaient des lieux de provenance ou des entrepôts. Les fermiers de la côte trouvaient plus avantageux de les transporter avec leurs chevaux que de se livrer aux travaux de culture. Les ouvriers des villes abandonnaient leurs ateliers pour participer aux profits de ce commerce illicite, et enfin les employés mêmes de la compagnie des Indes, au lieu d’envoyer en Angleterre leurs capitaux par les moyens ordinaires, les convertissaient en chargemens de thé qu’ils y faisaient introduire en contrebande par des sociétés étrangères organisées à cet effet. Il y avait donc là une perte considérable pour le trésor, un préjudice pour l’agriculture, et une cause de profonde démoralisation. Pitt crut qu’il fallait combattre un pareil fléau, non-seulement par la répression, mais aussi en détruisant dans leur source les profits qui en étaient l’aliment. Dans cette pensée, il proposa au parlement un ensemble de mesures sévères qui furent adoptées sans division. Tous les bâtimens soupçonnés de se livrer à la contrebande purent être saisis jusqu’à quatre lieues de la côte, et, en cas de culpabilité, durent être détruits, à moins qu’ils ne fussent propres au service de la marine royale. Il fut défendu d’en construire de la dimension et du tonnage de ceux qui servaient habituellement à ce trafic, et les vaisseaux armés ne purent plus s’éloigner au-delà d’une certaine distance sans une permission de l’amirauté. Enfin toute attaque contre un bâtiment de l’état affecté au service de la douane ou de l’excise, ou contre tous officiers de la marine royale ou employés du trésor, et toutes personnes qui les assisteraient dans l’exercice de leurs fonctions, dut être punie comme un crime capital.

Mais de simples mesures répressives auraient été impuissantes à détruire le mal; il fallait encore l’attaquer par les tarifs, car il n’était pas douteux qu’aussi longtemps que les droits perçus sur les marchandises principaux objets de la contrebande resteraient au taux élevé où ils étaient, les fraudeurs feraient d’assez grands profits pour se résoudre à braver toutes les mauvaises chances qu’on leur opposait. Il importait donc de réduire les droits de telle façon que la contrebande n’offrît plus aucun bénéfice. C’étaient surtout les esprits et le thé qui en étaient l’objet. D’après les évaluations les plus approximatives, la consommation de cette dernière denrée s’élevait en Angleterre à 13 millions de livres sterling; 5 millions au plus étaient vendus par la compagnie des Indes, de telle sorte que 8 millions entraient en fraude. Des maisons de commerce s’étaient organisées sur le continent pour en fournir au fur et à mesure des besoins de la contrebande, et on supposait qu’il y avait à cette époque 5 millions de livres de thé à Hambourg, 3 millions à Ostende, et des quantités considérables dans d’autres lieux, destinées à être introduites frauduleusement en Angleterre. Les droits perçus sur ces articles étaient à la fois de douane et d’excise; ils étaient de 50 pour 100 sur la valeur, plus de 2 shillings 5 pence par chaque livre, et produisaient annuellement 700,000 livres sterling. Pitt proposa de les supprimer et de les remplacer par un droit de 12 1/2 pour 100 de la valeur, qui permettrait au négociant honnête de vendre cette denrée, introduite régulièrement, au prix le plus bas auquel pût la livrer le contrebandier. Ce droit, en ne tenant pas compte de l’accroissement, probable cependant, de la consommation, ne devait produire que 170,000 livres, et il y aurait eu dès lors une diminution de revenu de plus de 500,000 livres, dont la situation financière ne permettait pas de faire le sacrifice. Pour la compenser, le ministre proposa d’augmenter la taxe sur les fenêtres, et d’en exempter toutes les maisons non soumises à la taxe des pauvres et de l’église, de telle sorte que les personnes, pour la plupart indigentes, qui les habitaient devaient profiter de la réduction de droits sur le thé sans être obligées de rien payer à la place. Pitt évaluait à 900,000 livres le produit de la nouvelle taxe : il y avait donc à espérer de cette combinaison un surcroît de revenu de 200,000 liv., et en même temps la contrebande serait paralysée, le commerce régulier se développerait, la compagnie des Indes emploierait vingt bâtimens et deux mille marins de plus au transport du thé, et les profits de ce commerce, au lieu de passer presque tous entre les mains de négocians étrangers, rentreraient dans les voies légitimes et enrichiraient le pays.

Le plan de Pitt, accueilli avec faveur par l’opinion publique, fut cependant attaqué par Fox, qui soutint qu’il était injuste et vexatoire de faire payer, sous la forme d’un droit sur les fenêtres, un impôt sur le thé à des personnes qui n’en consommaient peut-être pas; mais il n’y avait pas une seule famille en Angleterre, riche ou pauvre, dans laquelle dès lors on ne fît chaque jour usage de thé, et le revenu supprimé devant être remplacé par un autre moins onéreux et plus considérable, il y avait tout profit pour le consommateur et le trésor dans l’échange proposé. Le projet ministériel fut adopté à une immense majorité, et le bill qui l’a consacré est connu sous le nom de «bill de commutation.» Toutefois la campagne contre la contrebande n’eût pas été complète, si on ne lui avait pas aussi enlevé le moyen de trafiquer sur les spiritueux. La distillation des esprits à l’intérieur donnait également lieu à de grandes fraudes, et celle des mélasses entre autres, qui, dans la ville de Londres, acquittait 32,000 livres de droits en 1778, n’en rendait plus que 1,098 en 1783. Pitt proposa en conséquence d’augmenter les droits sur les esprits indigènes, d’en mieux régler la perception, de diminuer ceux qui frappaient les esprits étrangers, et la motion qu’il fit à ce sujet fut adoptée sans opposition.

Les bons effets de ces diverses mesures ne tardèrent pas à se faire sentir. La contrebande, vivement attaquée, n’opéra plus qu’avec peine; le commerce, n’ayant presque plus d’intérêt à frauder, préféra acquitter les droits, la nouvelle taxe sur les fenêtres fut perçue sans soulever aucune réclamation, et au commencement de la session de 1785 Fox fut le premier à reconnaître ces heureux résultats. Cette session fut principalement consacrée à l’examen des résolutions préparées par Pitt afin de mettre un terme à des abus et privilèges préjudiciables pour le trésor et onéreux pour le public. Ainsi des agens supérieurs de l’administration étaient dépositaires de sommes de l’emploi desquelles ils ne rendaient aucun compte, et que souvent ils plaçaient à leur profit. Le chiffre s’en élevait à 2 millions de livres sterling. Pitt les fit rentrer au trésor, et, pour prévenir le retour de semblables irrégularités, le parlement institua, sur sa demande, une commission de cinq membres irrévocables aussi longtemps qu’ils rempliraient fidèlement leur mandat, et chargés, avec les pouvoirs les plus étendus, d’apurer les comptes de tous les ministères.

Le service des trésoriers de la marine donnait lieu à un abus bien plus grave encore. En quittant leur emploi, ces fonctionnaires n’étaient pas tenus de restituer immédiatement les fonds souvent considérables qu’ils avaient entre les mains : l’un d’eux en était détenteur depuis quarante ans, et en 1785 il y avait quatre comptes de cette nature à apurer. Un état de choses aussi irrégulier ne pouvait être maintenu, et Pitt fit décider que désormais les fonds affectés au service de la marine seraient, en sortant de l’échiquier, déposés à la banque, que les trésoriers y prendraient seulement les sommes nécessaires pour acquitter les dépenses courantes de peu d’importance, et que les grosses seraient soldées au moyen de mandats tirés sur cet établissement. Enfin chaque année les trésoriers durent rendre leurs comptes, et en sortant de fonction remettre leur balance à leurs successeurs.

Les membres de la chambre des lords et ceux de la chambre des communes avaient le droit de franchise pour les lettres qu’ils recevaient et celles qu’ils écrivaient. Leur privilège était illimité quant au nombre et quant au lieu de destination, et la seule garantie requise était leur signature mise sur le dos de celles qu’ils étaient censés expédier. Plusieurs d’entre eux avaient trouvé le moyen d’en faire une source de profit. Ainsi ils cédaient, moyennant remise, des provisions d’enveloppes signées par eux à des maisons de banque et de commerce, ou bien encore des lettres leur étaient adressées en des lieux où ils ne résidaient pas, et d’autres personnes, qui étaient les véritables destinataires, les recevaient sous leur nom en franchise. On évaluait à 170,000 livres sterling la perte occasionnée annuellement au trésor par ce trafic déloyal, et Pitt, sans être arrêté par la crainte de mécontenter plusieurs de ses amis, proposa au parlement de décider que chaque membre de l’une ou l’autre chambre n’aurait droit à la franchise que pour dix lettres par jour, que celles expédiées par eux seraient revêtues de leur signature, qu’ils devraient, non-seulement en écrire de leur propre main l’adresse entière, mais encore y mettre le jour, le mois et l’année, et que celles qui leur seraient envoyées ne leur seraient délivrées gratuitement qu’au lieu où ils se trouveraient. Ces diverses mesures furent adoptées : le trésor en retira un profit important, et elles ont été appliquées jusqu’en 1839, époque à laquelle la franchise a été complètement supprimée.

D’autres plans de réformes non moins utiles n’obtinrent pas le même succès. Ainsi, dans les diverses branches de l’administration publique, il y avait des sinécures concédées par brevets et qui procuraient de gros bénéfices à leurs possesseurs; il y avait aussi des emplois dont les titulaires touchaient les émolumens sans cependant les remplir eux-mêmes; il y en avait d’autres pour lesquels il était passé en usage que ceux qui les occupaient percevaient sur le public des rétributions dont le montant excédait de beaucoup leur traitement officiel. Pitt voyait là des économies à réaliser pour le trésor et des charges vexatoires à supprimer pour le public : déjà en 1783 il avait fait à ce sujet une motion que lord Cavendish avait combattue en alléguant qu’il était parfaitement inutile de saisir le parlement de la question, les ministres ayant le droit d’introduire dans leurs départemens respectifs les réformes qu’ils jugeaient convenables; mais les ministres changent : dans un même cabinet, ils peuvent ne pas avoir ni des vues semblables, ni la même résolution, et Pitt pensa que le meilleur moyen de rendre la mesure générale serait de la faire consacrer par la voie législative. Sur une nouvelle motion qu’il fit à cet effet, le parlement décida qu’il serait nommé une commission chargée de s’enquérir du montant des émolumens, gratifications, rétributions perçues dans les divers services publics, de rechercher les abus qui s’y pratiquaient, et de proposer les moyens propres à en assurer la marche d’une façon plus économique et plus satisfaisante. Son but était de supprimer la plupart des sinécures en dédommageant ceux qui les possédaient, d’obliger tous les titulaires d’emplois à les remplir eux-mêmes, et d’augmenter le traitement des fonctionnaires qui n’étaient pas suffisamment rétribués, afin de pouvoir retrancher ou du moins réduire de beaucoup la perception des gratifications; mais, pour arriver à ce résultat, il aurait fallu changer les conditions d’existence d’un grand nombre de personnes, froisser des intérêts que l’on considérait comme droits acquis : de tous côtés des réclamations s’élevèrent, la réforme fut ajournée, et ne commença à être sérieusement exécutée qu’à partir de 1820.


II. — AMORTISSEMENT, TRAITÉ DE COMMERCE AVEC LA FRANCE, BILL DE CONSOLIDATION (1786-1787).

Ce fut dans la session de 1786 que fut prise la plus importante de toutes les mesures qui signalèrent l’administration de Pitt, celle qui fonda définitivement le crédit public de l’Angleterre, la constitution de l’amortissement.

La dette perpétuelle et fondée date en Angleterre de 1695. Avant cette époque, les emprunts contractés par l’état étaient acquittés en capital et intérêts par annuités avec le produit d’impôts spécialement affectés à chacun d’eux, et qui étaient supprimés dès que le remboursement intégral avait eu lieu. Lorsque la dette eut atteint un chiffre élevé, on trouva plus commode et moins onéreux de la rendre perpétuelle, ainsi qu’on l’avait déjà fait en Hollande, et de n’avoir plus à payer que des intérêts. Des arrangemens furent pris avec les créanciers du trésor, les impôts créés pour garantir les sommes qu’ils avaient prêtées furent maintenus pour assurer le paiement des arrérages, et en 1716 il fut décidé que l’excédant du produit serait consacré à racheter le capital de la dette; mais cet excédant fut détourné de sa destination primitive pour être appliqué aux dépenses courantes ou au solde des intérêts de nouveaux emprunts, si bien qu’on finit par le classer chaque année au nombre des voies et moyens de l’exercice. Cela fut d’autant plus regrettable que, par suite des réductions successives de l’intérêt de la dette, en 1717 de 6 à 5 pour 100, en 1727 de 5 à 4, en 1750 de 4 à 3 1/2 et en 1755 de 3 1/2 à 3, le fonds d’amortissement, qui dans le principe était de 500,000 livres sterling, s’éleva au chiffre de 1 million, et qu’une pareille ressource affectée annuellement au rachat du capital aurait agi avec un puissant effet.

En 1786, lorsque toutes les dépenses occasionnées par la guerre d’Amérique eurent été liquidées, le capital de la dette fondée avait atteint le chiffre de 239 millions de livres sterling[4], et une situation aussi chargée excitait les craintes les plus vives. Les uns craignaient que, dans le cas d’une nouvelle guerre, il ne fût impossible de recourir au crédit, et que l’Angleterre se trouvât ainsi impuissante pour la soutenir; d’autres redoutaient une banqueroute prochaine, et tous s’accordaient pour demander, dans l’intérêt du bien-être et de la sécurité du pays, qu’on avisât le plus tôt possible au moyen de diminuer un pareil fardeau. Organe du sentiment général, la commission des comptes s’exprimait en ces termes : « La dette publique est devenue si considérable que les têtes les plus habiles et les cœurs les plus généreux doivent réunir leurs efforts pour chercher le mode le plus convenable et le plus efficace de la réduire ; on est en paix, le moment est donc favorable, et on doit en profiter. Le mal est tel qu’il n’admet ni ajournemens, ni palliatifs, ni expédiens. Il faut l’attaquer avec vigueur et fermeté : le crédit public, qu’il est essentiel de maintenir, l’honneur, qu’il est de notre devoir de conserver, et la justice due aux créanciers de l’état exigent que ce qui peut être fait soit fait what can be done should be done. »

Il y avait donc là tout à la fois un vœu public à satisfaire et un grand résultat à obtenir; mais, pour libérer l’état, il fallait des ressources, et Pitt ne voulait pas les chercher dans une aggravation des impôts, déjà si lourds, et qu’il avait d’ailleurs considérablement augmentés. Ce fut seulement lorsqu’il crut être assuré que, par l’effet des réformes et des mesures adoptées sur sa proposition, le produit des taxes existantes laisserait un excédant disponible qu’il se détermina à proposer un plan d’amortissement. Et d’abord il voulut que le parlement constatât par lui-même le résultat de toutes les mesures prises depuis deux ans, et recherchât quel pourrait être à l’avenir le montant approximatif des dépenses et des revenus annuels du pays. Sur sa demande, une commission présidée par William Grenville fut nommée au commencement de la session pour se livrer à cet examen. Dans son rapport, elle établit que le revenu de l’année précédente avait été de 15,379,182 livres sterling, que celui de l’exercice courant serait de 15,397,171 livres sterling, et qu’il y avait lieu d’en espérer l’accroissement par suite du progrès de la richesse publique, du développement des affaires industrielles et commerciales, et des poursuites énergiques dirigées contre la contrebande. Elle croyait donc pouvoir l’évaluer pour l’avenir au minimum de 15,397,000 livres sterling. Quant aux dépenses, elle les portait à 14,478,000 livres sterling. On avait ainsi le droit de compter sur un excédant annuel de recettes de 919,000 livres sterling; mais pendant quelque temps encore, à raison des charges considérables léguées par la guerre, les dépenses devaient excéder le chiffre normal de 14,478,000 livres sterling. Il fallait achever des vaisseaux dont la construction était commencée, payer des traitemens de demi-solde aux officiers mis en disponibilité, donner des secours aux veuves de ceux qui avaient été tués, ainsi qu’aux réfugiés américains; le tout pouvait monter à 3 millions et être soldé en trois ou quatre années. Toutefois il y avait peu à s’en préoccuper, parce qu’on y affecterait les économies réalisables sur le budget de la guerre, le produit de la vente de quelques biens de la couronne et le montant d’avances à restituer par la compagnie des Indes, et l’excédant de 900,000 livres sterling resterait ainsi disponible.

Cet excédant, porté à 1 million par la création de taxes sur des objets de parfumerie et par une application plus sévère de celles qui pesaient déjà sur les esprits et les bois étrangers, devint la base du plan d’amortissement présenté par Pitt, et dont il suffira d’indiquer ici les principales dispositions. Un million de livres sterling devait être affecté chaque année au rachat des rentes sur la place au cours du jour. Les valeurs ainsi rachetées n’étaient pas éteintes. Le revenu devait en être ajouté au fonds d’amortissement, opérer avec lui, et on avait calculé qu’au bout de vingt-huit ans, par le concours incessant des intérêts composés, en les supposant à 5 pour 100, la dotation de l’amortissement aurait atteint le chiffre de 4 millions de livres sterling et racheté un capital de 100 millions de rente, soit à peu près la moitié de la dette. Ce résultat toutefois ne pouvait être obtenu que si cette dotation n’était pas détournée de sa destination : il fallait donc la déclarer inaliénable. Pour plus de sûreté, l’emploi devait en être confié à des commissaires dont la haute position et le caractère personnel fussent une garantie de la résistance qu’ils opposeraient à toute tentative de détournement, et de la fidélité scrupuleuse avec laquelle ils accompliraient leur mandat. Les commissaires seraient le président de la chambre des communes, le chancelier de l’échiquier, le maître des rôles, le gouverneur et le sous-gouverneur de la Banque d’Angleterre, et enfin le chef de comptabilité de la haute cour de chancellerie. Les fonds leur seraient remis tous les trois mois, devraient être employés au rachat dans le courant du trimestre, et toute autre affectation deviendrait ainsi impossible.

Ce fut le 29 mars que Pitt développa sa proposition devant la chambre des communes dans un discours elaborated and far extended, ainsi que le qualifia Fox, et il put, avec un sentiment de satisfaction bien légitime, y exposer les avantages réalisés pendant deux années d’une administration aussi éclairée que laborieuse. De 18 millions, les dépenses annuelles avaient été réduites à 14 millions 1/2, malgré l’augmentation de 1,200,000 livres sterling de rentes pour acquitter les charges du passé. De 12 millions 1/2, le revenu s’était élevé à 15 millions 1/2, et le produit des nouveaux impôts n’entrait dans cet accroissement que pour 1,200,000 livres environ. Au lieu d’un déficit de 6 millions, un excédant de recettes d’un million paraissait désormais assuré, et le pays pouvait entreprendre avec confiance la libération de sa dette. Pitt devait donc être fier à juste titre, car ce succès était principalement dû à son habile initiative et à ses constans efforts, et en terminant son exposé il se borna à rappeler avec autant de modestie que de convenance la part qui pouvait lui en revenir. « Quand on songe, dit-il, que le pays sort d’une guerre qui l’a forcé d’ajouter des millions à des sommes déjà immenses, que toutes les nations et même la majeure partie d’entre nous croyaient que jamais nous ne pourrions soutenir le poids d’une charge aussi énorme, et qu’au lieu d’être épouvantés d’un tel aspect, nous osons considérer attentivement notre situation et former un plan solide et permanent pour en sortir, il est impossible que les nations qui nous entourent n’aient pas une haute idée de nos ressources et de notre énergie, et ne nous rendent pas dans leur estime cette prééminence que nous méritons à tant de titres. A Dieu ne plaise que je veuille m’attribuer le moindre mérite en vous soumettant ces résolutions! Cependant je dois me trouver particulièrement heureux de remplir une tâche si différente de celle de mes prédécesseurs, et, au lieu de venir vous proposer des dépenses, d’avoir la bonne fortune de vous proposer la diminution de nos charges. Le plan que j’ai l’honneur de porter devant vous est depuis longtemps l’objet de tous les désirs et de toutes les espérances de ce pays, et je suis glorieux de penser que mon nom sera inscrit sur cette colonne qui va être élevée à la foi publique et à la prospérité nationale. »

Les évaluations des recettes et dépenses furent contestées par Sheridan et défendues par William Grenville, président du comité qui les avait vérifiées et approuvées ; mais le principe et le système d’amortissement ne trouvèrent que des approbateurs. Fox demanda seulement que dans le cas où des emprunts seraient contractés par le trésor, les commissaires pussent y souscrire au lieu d’employer au rachat les fonds qu’ils auraient à leur disposition, et Pitt ayant adhéré à cette modification, le bill fut adopté à l’unanimité dans les deux chambres. Pour bien constater l’importance qu’il y attachait et le caractère tout particulier d’intérêt public qu’il lui paraissait avoir, le gouvernement crut devoir lui donner une consécration spéciale et solennelle, et en conséquence, contrairement aux usages, le roi se rendit à la chambre des lords pour le sanctionner.

Ainsi fut établi en Angleterre sur des bases certaines l’amortissement, qu’ont adopté depuis lors toutes les nations soucieuses de leur crédit. En procurant un acheteur à toutes les rentes portées sur le marché, l’amortissement en raffermit le prix; en assurant la libération de l’état dans un délai donné, il prévient la crainte que peut inspirer le poids d’une dette publique considérable et facilite les moyens de faire des emprunts à des conditions avantageuses. De plus, à mesure que les fonds de l’état s’élèvent, le commerce et l’industrie se procurant plus aisément les capitaux qui leur sont nécessaires, il en résulte un accroissement de capital dans le pays, une activité plus grande dans les manufactures et une production de richesse qui compensent heureusement le prix plus élevé auquel la dette doit être rachetée ; mais ces bons effets ne sauraient être obtenus, s’il n’y avait pas continuité dans le rachat, confiance dans la durée de cette opération, si le prêteur pouvait craindre un détournement du gage qui lui a été affecté, et c’est à la fidélité avec laquelle, au milieu des besoins les plus pressans, le principe de l’amortissement a été respecté en Angleterre que le royaume-uni a dû de pouvoir contracter ces énormes emprunts dont les ressources l’ont mis à même de lutter pendant vingt-trois ans contre la France. Pitt fit là pour le crédit de son pays une œuvre essentielle, dont l’efficacité ne fut pas niée pendant le temps de crise que l’Angleterre eut à traverser, et qui permit en 1813 de rayer du capital de la dette une somme rachetée de 238,231,241 livres sterling, c’est- à-dire un chiffre égal au montant total de cette dette en 1786; mais, les fonds publics s’étant relevés avec la paix, peu à peu l’utilité de l’amortissement fut mise en doute, et de plus en plus contestée. On lui reprocha d’imposer une charge trop onéreuse au trésor par le rachat à des prix très élevés de rentes émises dans les bas cours, et lord Grenville lui-même, le président du comité de 1786, devint un de ses plus ardens adversaires. En 1828, il publia un écrit dans lequel, après avoir rappelé la part active qu’il avait prise à la mise en vigueur de l’amortissement, les avantages qu’en avait retirés le pays, il en signalait les inconvéniens actuels, et en 1829 il fut décidé que désormais il ne serait affecté au rachat de la dette que l’excédant annuel des recettes sur les dépenses. Avec un crédit aussi éprouvé que celui de l’Angleterre, des conditions de stabilité comme les siennes, un parlement dont le contrôle puissant permet d’espérer toutes les économies réalisables, une rente 3 pour 100 dont le prix approche du pair, le parti pris et le système adopté en 1829 sont assurément possibles; mais la situation de tous les états n’est pas semblable à celle de l’Angleterre, et pour eux, nous ne craignons pas de le dire, le respect de l’amortissement est une condition essentielle de crédit. Si en France l’amortissement eût continué de fonctionner, l’état aurait pu racheter avec grand profit, à des prix bien inférieurs à ceux de l’émission, une partie des rentes créées avant 1848, presque sans perte une partie de celles émises depuis lors, et il est probable que son action puissante, en maintenant les cours, eût donné le moyen de faire les récens emprunts à des conditions bien meilleures.

Tout en élaborant et faisant exécuter à l’intérieur les grandes mesures dont nous venons de parler, Pitt préparait et discutait avec le cabinet de Versailles les bases du traité de commerce et de navigation qui, d’après une des clauses du traité de paix de Paris, devait, dans le délai de deux années, être passé entre la France et l’Angleterre. Ce traité fut signé par M. Eden, plénipotentiaire anglais, et M. de Vergennes, ministre des affaires étrangères de France, le 26 septembre 1786, et le 15 janvier suivant une convention additionnelle supprima de nombreuses prohibitions, réduisit nombre de tarifs et détermina les conditions auxquelles divers articles pourraient être réciproquement introduits dans les deux pays. Outre les avantages incontestables que devait en retirer le commerce anglais, le revenu public devait aussi en profiter. Ainsi on faisait grand usage en Angleterre de batistes françaises introduites par la contrebande, parce que l’importation n’en était pas permise; les batistes purent désormais entrer moyennant un droit modéré. Ainsi encore l’importation régulière des eaux-de-vie n’était que de 30,000 livres, et il en entrait par fraude près de 1,800,000 livres; par suite de la réduction considérable du tarif qui les frappait, le commerce devait trouver à l’avenir plus de risques que de profits à s’y soustraire. Les vins français, soumis désormais aux mêmes droits que ceux de l’Espagne et du Portugal, purent, sans les écarter du marché anglais, remplacer avantageusement dans la consommation les vins indigènes, d’une fabrication pernicieuse. Il y avait donc tout lieu d’espérer une augmentation importante dans le chiffre des recettes de douane.

Le traité et la convention, soumis au parlement au commencement de la session de 1787, y furent vivement attaqués par Fox et ses amis, comme contraires aux principes qui avaient jusqu’alors dirigé la politique commerciale de l’Angleterre, dont l’intérêt traditionnel était de n’entretenir avec la France aucun rapport amical, et, ainsi que le raconte Macaulay, Pitt s’entendit accuser d’être un fils dégénéré et de faire frémir sous les pavés de l’abbaye de Westminster les os de son illustre père ; mais toute critique de la part de Fox était d’autant plus inopportune que lui-même, étant secrétaire d’état, avait préparé le traité de paix de 1783, que la clause relative aux arrangemens commerciaux y avait été introduite avec son assentiment, et qu’il avait proclamé alors la nécessité d’établir et de fortifier les relations d’intérêt entre les deux pays. Pitt le lui rappela et insista sur les avantages de toute nature que l’Angleterre retirerait du nouveau régime commercial : développement de son industrie, progrès de sa marine marchande, débouché considérable pour les produits de ses manufactures, accroissement du revenu public, enfin garantie plus solide de paix avec la France.


« Je n’hésiterai pas, disait-il, à m’élever contre le principe trop fréquemment avancé, que la France est ou doit être l’implacable ennemie de l’Angleterre. Cette idée révoltante ne peut avoir de fondement : c’est une supposition radicale que n’autorise aucune preuve tirée de l’histoire des nations et des hommes, c’est aussi une insulte à la société politique, insulte qui ne peut être conçue que par l’esprit pervers de quelques hommes. Cependant elle a été propagée, cette idée : on a dit que ce traité jetait l’Angleterre dans les bras de son éternelle ennemie. On raisonne comme s’il ne devait pas seulement détruire toute espèce d’animosité, mais comme s’il devait nous enlever tous nos moyens de défense, comme si par ce traité nous abandonnions une partie de nos forces de terre ou de mer, comme si notre commerce devait être restreint, notre navigation gênée, nos colonies abandonnées, et enfin comme si toutes les fonctions de l’état devaient tomber dans une apathie complète. Quels motifs y a-t-il à toutes ces suppositions? Croit-on que ce traité nous empêcherait de répondre aux attaques de la France avec moins de vigueur ou de courage? Au contraire, comme il doit nous procurer un accroissement de prospérité, il nous mettrait encore mieux en état de les repousser; mais il est vrai qu’il peut bien faire davantage, ce traité: en établissant plus particulièrement des rapports d’union et d’amitié entre les deux nations, il peut éloigner le moment où nous aurons besoin de rappeler toutes nos forces. Par suite de la bonne harmonie qui existera entre elles, leurs mœurs, leurs habitudes pourront se faire des emprunts réciproques au grand profit de l’une et de l’autre

« Qu’il me soit toutefois permis de le dire : il est étrange qu’on ose avancer, comme je sais que le bruit en a été propagé dans le public, que ce traité est mauvais pour nous parce qu’il sera avantageux pour la France. Il serait en effet bien singulier que ce pays consentît à ce qui nous serait utile sans y chercher de son côté une réciprocité. Ce que je ne crains pas d’avancer, c’est que ce traité est encore plus profitable à l’Angleterre qu’à la France. Les motifs en sont clairs et précis : cette dernière y gagne pour les vins et autres productions; nous gagnons de même pour nos produits et dans une proportion bien plus grande. Elle s’est acquis un marché de 8 millions d’habitans, et elle nous en a ouvert un de 24 millions………….

« La France est peut-être de tous les pays de la terre celui qui jouit au plus haut degré de toutes les faveurs de la Providence : sol, climat, productions, elle possède tout. L’Angleterre au contraire n’est pas favorisée de la nature, mais elle jouit, grâce à Dieu, à son heureuse constitution et à ses lois, d’une énergie, d’une hardiesse d’entreprise et d’une industrie qui lui tiennent lieu de tout : ces motifs doivent suffire pour qu’il s’établisse entre les deux pays des rapports d’intimité profitables à tous les deux, et non pas cette inimitié nationale que l’on présente comme devant être la base de leur politique réciproque. »


Du reste la nation anglaise avait apprécié et reconnu toutes ces considérations et tous ces avantages : ni l’industrie ni le commerce n’avaient réclamé, nulle pétition n’avait été signée et colportée, nulle part on n’avait tenu de meeting pour y protester contre ce prétendu sacrifice des intérêts anglais aux intérêts français, et les deux chambres, en adoptant à une immense majorité le traité et la convention, ne firent que consacrer le sentiment de l’opinion publique. Elles crurent même devoir accompagner leur vote d’une adresse au roi pour le remercier d’avoir conclu avec le roi Louis XVI un traité de commerce et de navigation. «si propre à encourager entre la Grande-Bretagne et la France des rapports avantageux, en assurant la durée d’une paix bienfaisante. » En France, les sentimens furent partagés. L’industrie accueillit le traité par les clameurs les plus vives, et se plaignit d’être complètement sacrifiée. Parmi les consommateurs, tout au contraire l’anglomanie fut portée à l’extrême. L’importation des produits de fabrique anglaise, qui en 1785 n’avait été que de 6 millions de francs, dépassa en 1787 18 millions, en 1788 10 millions, et dans cette dernière année la balance commerciale entre les deux nations fut, au profit de l’Angleterre, de 30 millions de francs; mais, sur 60 millions de francs qu’elle expédia en France, il y avait pour 19 millions de francs environ de houille ou de matières premières dont profitèrent les manufactures françaises, et il est probable que, les produits de ces dernières se perfectionnant et se vendant à meilleur compte par l’effet de la concurrence, et d’un autre côté l’engouement des premiers jours venant à passer, le niveau eût fini par s’établir. Du reste, la révolution française et la guerre qui en fut la suite survinrent trop tôt pour que, d’après ces premiers résultats, il soit permis de préjuger les conséquences économiques que le traité aurait pu avoir définitivement pour les deux nations. Nous croyons cependant avec Pitt que, si les relations pacifiques entre elles eussent été renouées plus tôt, il se serait établi une fréquentation et des rapports d’intérêts qui eussent amené une émulation salutaire, et que probablement elles ne se seraient pas bornées à se faire un emprunt réciproque de leurs goûts, de leurs mœurs, de leur esprit et de leurs arts industriels. L’exemple d’une vie politique alors dans tout l’éclat de son développement en Angleterre eût peut-être exercé une heureuse influence sur le choix et la pratique des institutions que cherchait à se donner la France, et la liberté eût pu y être fondée avec un concours de forces et des garanties qui lui ont manqué depuis lors.

Peu de jours après l’adoption du traité de commerce, Pitt proposa à la chambre des communes une mesure financière depuis longtemps réclamée, celle de la révision de la législation et des tarifs de douane, d’excisé et de timbre. L’état existant donnait lieu aux plus légitimes réclamations : c’était un véritable chaos, source d’abus de perception aussi préjudiciables pour le trésor que pour le contribuable. Pitt résolut d’y mettre un terme, et, parmi toutes les réformes entreprises sous son administration, il n’en est pas qui ait été plus utile, mieux élaborée, accueillie avec une faveur plus générale et menée à meilleure fin. Le bill de consolidation est encore aujourd’hui une des bases principales du système financier de l’Angleterre.

Ainsi que l’on a déjà eu l’occasion de le dire, tous les emprunts contractés avaient été garantis par la création de taxes dont le produit leur était spécialement affecté, et d’autres avaient été aussi établies pour faire face à l’accroissement des dépenses publiques. Plusieurs d’entre ces taxes, bien que le mode d’assiette en fût différent, portaient sur les mêmes articles, qui se trouvaient ainsi imposées à la fois sur la valeur pour les besoins généraux, sur le poids pour tel emprunt, sur le volume pour tel autre, à tant pour cent de ce dont ils étaient déjà grevés pour un troisième. On comptait dans la douane seulement soixante-huit espèces de taxes, et nombre d’objets étaient assujettis à quatorze droits divers. Il était donc impossible ou du moins très difficile au commerce de s’y reconnaître, et, pour éviter des pertes de temps ou des discussions inutiles, il fallait s’en rapporter à la bonne foi des agens de l’administration, auxquels une longue pratique avait donné la clé de ce dédale. Il arrivait même souvent que ces derniers, au lieu de contrôler les déclarations et calculs présentés à leur bureau, se chargeaient, moyennant rétribution, de les faire, et de pareils procédés étaient absolument contraires aux règles d’une bonne administration. La même confusion et les mêmes irrégularités se retrouvaient dans le timbre et dans l’excise, quoique à un moindre degré. Les administrations précédentes avaient cherché les moyens d’y remédier, mais elles avaient reculé devant la crainte d’altérer le gage du créancier de l’état et devant les difficultés qui pourraient en être la conséquence. Pitt fut plus hardi : il se mit résolument à l’œuvre, et, après avoir consulté les hommes les plus versés dans les questions d’impôts, après s’être renseigné auprès des représentans des principales branches d’industrie et de commerce, il pensa que le mode de solution le plus simple était de supprimer toutes les taxes de douane, d’excisé et de timbre, et de les remplacer sur chaque article par un droit unique, dont le taux serait fixé de façon à donner le même produit que les précédens. L’ensemble de tous ces produits constituerait un fonds dit consolidé, qui serait affecté au service de la dette publique; l’excédant, s’il y en avait, serait employé à solder les dépenses de l’exercice courant, et en cas d’insuffisance il y serait pourvu au moyen de ressources votées à cet effet. Il soumit en conséquence à la chambre des communes plus de trois mille résolutions, et donna sur chacune les explications qui lui furent demandées avec un à-propos, une lucidité et une connaissance de la matière qui excitèrent l’admiration et les applaudissemens de ses adversaires eux-mêmes. « La mesure proposée, dit Burke, était évidemment si nécessaire, si désirable, si avantageuse, et elle avait été développée avec une clarté et une netteté si remarquables, qu’il croyait qu’il ne convenait ni à lui, ni à ceux de ses collègues dont le devoir était malheureusement de voter souvent contre l’administration, de se borner à y donner un assentiment tacite. Il trouvait donc plus digne de lui et de ses amis de se lever, de rendre justice au talent déployé par le premier lord de la trésorerie, et de le remercier en leur nom et au nom du pays de la façon habile et puissante avec laquelle il avait conçu et exposé le projet de consolidation qui promettait au commerce aisance et facilité, et à l’état un accroissement de revenu. » Fox et d’autres membres de l’opposition vinrent confirmer la déclaration de Burke, et le bill de consolidation fut voté dans les deux chambres du parlement sans qu’aucune objection eût été faite contre le principe.

Les impôts dont le produit constituait le fonds consolidé et les dépenses auxquelles on l’affecta furent déclarés permanens et exemptés par conséquent du vote annuel du parlement. Les dépenses durent se composer des intérêts de la dette fondée, du budget de la liste civile, comprenant tout à la fois la dotation réservée au roi et à sa famille, et aussi la majeure partie des services civils, les frais de fabrication et d’entretien de la monnaie, une augmentation de traitement des membres de la judicature, des primes d’encouragement pour la culture du chanvre. Quant aux autres dépenses ordinaires ou extraordinaires, — celles de l’armée, de la marine, des fortifications, de l’artillerie, des services divers désignés sous le nom de supplies, — elles continuèrent à être votées annuellement ainsi que les voies et moyens (ways and means) destinés à y pourvoir, comprenant le malt tax (impôt sur la drèche), le land tax (impôt territorial) et d’autres, classés sous la dénomination de taxes additionnelles.

Il serait trop long d’examiner ici quelles sont, dans les états où les dépenses et les recettes sont consenties par les représentans élus de la nation, celles qui, sans inconvénient, peuvent ne pas être soumises à la formalité du vote annuel. On conçoit qu’en Angleterre on en ait exempté le fonds consolidé, qui, d’après des engagemens anciens sur la foi desquels les divers emprunts ont été contractés, en est la garantie spéciale et inaliénable; on conçoit que par suite la même exemption ait été étendue au service de la dette publique, charge non-seulement obligatoire, mais sacrée, que la nation anglaise, jalouse de son crédit, tient à honneur d’acquitter scrupuleusement; mais en France aucun gage n’est affecté à la dette, les intérêts en sont payés avec les ressources générales du trésor sans distinction d’origine, et il n’y aurait pas lieu de se départir du principe si salutaire du vote annuel des recettes et dépenses.


III, — ARMEMENS CONTRE LA HOLLANDE ET L’ESPAGNE. — IMPOT SUR LE TABAC. — PROGRÈS DE LA RICHESSE PUBLIQUE (1788-1791).

A peine la session de 1787 était-elle terminée qu’une guerre fut sur le point de s’engager entre la France et l’Angleterre. De graves désordres venaient d’éclater en Hollande : à la suite d’anciens et vifs démêlés entre le parti aristocratique et le stathouder, ce dernier avait été dépouillé par les états-généraux de la majeure partie de ses droits et prérogatives; il avait dû quitter La Haye, et sa femme, une princesse prussienne, y avait été non-seulement insultée, mais même emprisonnée pendant plusieurs heures. Le roi de Prusse avait demandé pour sa sœur et son beau-frère des réparations complètes, ainsi que la punition sévère des coupables; mais les états-généraux s’étaient refusés de la façon la plus hautaine à donner toute satisfaction. Le roi de Prusse avait fait alors les préparatifs nécessaires pour entrer en Hollande, et le roi de France, qui favorisait les projets du parti aristocratique de ce pays, avait réuni quatorze mille hommes à Givet pour l’aider à repousser l’invasion prussienne. L’Angleterre ne pouvait rester neutre dans ce différend : elle ne pouvait pas laisser la Hollande passer sous l’influence absolue de la France et ses côtes devenir des côtes françaises. Le gouvernement anglais fit donc signifier dans le courant du mois de mai 1787 au cabinet de Versailles que, s’il venait au secours des états-généraux, l’Angleterre prendrait immédiatement parti pour le stathouder, et à cet effet il conclut avec le grand-duc de Hesse-Cassel un traité par lequel ce dernier, moyennant une subvention annuelle de 36,000 livres, mettait à sa disposition un corps d’armée de douze mille hommes. En même temps les armemens à l’intérieur étaient poussés avec vigueur, et ordre était expédié dans celles des possessions anglaises où un conflit était possible avec la France de se préparer à la lutte; mais le roi de Prusse ayant fait entrer dix-huit mille hommes de troupes en Hollande sous le commandement du duc de Brunswick, et la France, dont les embarras intérieurs commençaient à devenir très graves, n’ayant pas donné à l’insurrection le concours qu’elle lui avait promis, le stathouder rentra à La Haye au bout de huit jours. Nonobstant ce succès, les représentans de l’Angleterre à la cour de France, le comte Dorset et M. Eden, crurent devoir demander au cabinet français des explications sur ses projets : la réponse fut satisfaisante, et ils signèrent avec M. de Montmorin une convention d’après laquelle les deux gouvernemens s’engageaient à cesser réciproquement leurs armemens et à remettre leur marine sur le pied de paix où elle était le 1er janvier précédent.

L’attitude prompte et énergique prise par le gouvernement anglais dans cette circonstance releva l’Angleterre en Europe, causa une satisfaction générale dans le royaume et valut à Pitt même les éloges de ses adversaires politiques, a L’Angleterre, écrivait à sa cour le comte de Voronzof, ambassadeur de Russie, a joué un rôle ferme et brillant, et la conduite de M. Pitt ressemble fort en cette occasion à celle que son père a tenue, et qui n’était plus connue ni pratiquée dans ce pays depuis sa retraite jusqu’à ce que son fils fut entré dans les affaires. J’ai eu tant d’attachement et de respect pour feu mylord Chatham que je prends un vif intérêt à la considération que son fils s’attire et qui aurait bien réjoui le père, s’il avait vécu jusqu’à ce temps-ci. »

Les arméniens nécessités par les troubles de la Hollande avaient coûté 336,751 livres sterling, et il était du. au duc de Hesse-Cassel 36,000 livres, montant de la première annuité des subsides. Dès qu’il fut réuni au mois de décembre, le parlement sanctionna ces dépenses. A la fin de sa dernière session, il avait décidé, sur la motion de Pitt, et pour sauvegarder la dignité de la couronne, que les dettes du prince de Galles, s’élevant à 181,000 liv. sterl., seraient payées par le trésor public. Il y avait donc là des dépenses extraordinaires considérables à la charge du budget de 1787, et l’excédant de 168,000 livres de recettes ordinaires sur les dépenses de même nature ne suffisait pas pour les acquitter. Néanmoins Pitt ne demanda point la création de ressources spéciales, et la différence fut soldée avec des bons de l’échiquier. La crise par laquelle on venait de passer avait plus particulièrement attiré l’attention du gouvernement sur la situation militaire des colonies anglaises, et l’on avait reconnu que leurs moyens de défense étaient impuissans pour résister à une attaque imprévue. Un comité d’officiers-généraux avait émis l’avis qu’il était indispensable d’y entretenir un plus grand nombre de troupes et d’en fortifier les points les plus vulnérables. En conséquence, dans les premiers jours de la session de 1788, Pitt proposa d’augmenter l’armée de 3,068 hommes, d’affecter à leur entretien un crédit annuel de 80,000 liv. st., et de décider qu’une somme de 315,866 livres sterling, répartie sur plusieurs exercices, serait employée en travaux de fortifications à Gibraltar et dans les colonies. « Nul, dit-il, en fait de dépenses, n’est plus difficile que moi ; mais je soutiens que celles qui, restant dans des limites modérées, doivent avoir pour résultat de mieux assurer le maintien de la paix sont une véritable économie, et la meilleure que ce pays puisse faire. » Malgré l’opposition de Fox, qui en contesta l’opportunité, les propositions du ministre furent adoptées par 242 voix contre 80. Le budget allait donc être grevé à l’avenir de 150,000 livres sterling de dépenses nouvelles, qui furent pour la première fois inscrites dans celui de 1788; mais elles devaient être largement compensées par l’augmentation du revenu public, dont les craintes de guerre n’avaient pu, en 1787, arrêter la marche ascendante. La situation parut même assez favorable à Pitt pour qu’il crût pouvoir soumettre au parlement une mesure d’équité et de justice différée jusqu’alors par suite de toutes les difficultés auxquelles il avait fallu pourvoir immédiatement. Nombre de personnes compromises par leur fidélité à la cause de l’Angleterre avaient pendant la guerre d’Amérique éprouvé des pertes considérables, soit dans leur revenu, soit dans leur propriété. Leurs intérêts avaient été recommandés, par une des clauses du traité de paix, à la sollicitude des législatures des divers états américains; mais cette recommandation n’avait été qu’une affaire de forme, et aucune de leurs demandes n’avait été accueillie. Les réclamans s’étaient donc adressés au gouvernement anglais, et leurs plaintes avaient été soumises à l’examen de plusieurs commissions d’enquête. En droit strict, ils n’avaient rien à prétendre; mais au point de vue de l’équité ils avaient des titres sérieux à la générosité de l’Angleterre, et déjà 500,000 livres sterling leur avaient été distribuées. Ces titres cependant n’étaient pas les mêmes pour tous : ils devaient varier suivant la position des pétitionnaires, la nature et l’étendue des pertes éprouvées. Il y avait encore une autre dette du même genre à liquider : il s’agissait des colons de la Floride orientale qui, à la suite de la cession de ce territoire par l’Angleterre à l’Espagne, avaient dû abandonner leurs habitations ou propriétés. Ils sollicitaient aussi des dédommagemens, et leur demande était d’autant plus légitime qu’ils étaient victimes d’un acte parfaitement volontaire du gouvernement anglais. Pitt fut d’avis de les indemniser complètement, d’allouer à cet effet une somme de 113,952 livres, et, quant aux loyalistes, il proposa de les diviser en trois catégories, et de répartir entre eux, indépendamment de ce qu’ils avaient déjà reçu, une somme de 1,228,239 livres sterl. Certes on ne pouvait qu’approuver le sentiment qui faisait reconnaître une pareille dette; mais Pitt dut se préoccuper de la situation du trésor et rechercher le moyen de rendre pour lui cette nouvelle charge moins onéreuse. En conséquence il proposa de l’acquitter par à-comptes avec des obligations portant intérêt à 3 1/2 pour 100, et remboursables successivement avec les bénéfices d’une loterie. Ce plan fut accepté par le parlement, et ainsi se trouva liquidée à la satisfaction de tous les Intérêts une dette qui, sans être obligatoire, n’en était pas moins sacrée.

Il y avait une denrée qui, depuis l’application des nouvelles mesures relatives au thé, au vin et aux esprits, était devenue l’objet principal de la contrebande : c’était le tabac. Le prix d’achat au lieu de production ne dépassant pas 3 deniers par livre, et le tarif étant de 14 deniers, il y avait entre les deux chiffres une marge trop grande pour ne pas encourager la fraude. Ainsi sur 12 millions de livres de tabac consommés annuellement en Angleterre, 7 millions seulement acquittaient les droits, et il y avait pour le trésor une perte annuelle de 300,000 livres sterl. Pitt pensa que le meilleur moyen de mettre un terme à ce trafic préjudiciable était de confier à l’excise la perception d’une partie de la taxe et de placer les manufactures de tabac sous la surveillance des employés de cette administration. Un bill fut proposé au parlement, où il souleva de nombreuses objections financières et politiques. Plusieurs membres prétendirent que le régime de l’excise était inapplicable au tabac, qu’il en paralyserait le commerce, diminuerait le revenu qu’on tirait le trésor au lieu de l’accroître, et n’aurait d’autre résultat que celui d’augmenter les frais de perception. Fox insista particulièrement sur cette extension dangereuse d’un régime fiscal menaçant pour la liberté et la constitution du pays, qui finiraient par être ainsi sacrifiées à l’accroissement du revenu public. « Quant à moi, dit-il, je maintiens que la proposition de ce bill démontre un oubli total du bienfait de notre constitution, de cette constitution dont il n’est pas un Anglais qui ne se glorifie. On dirait que la liberté et la constitution ne sont plus que de vains mots, que des sons qui n’ont aucun sens réel, et ne sont employés que pour orner les discours parlementaires, une théorie enfin dont la pratique est désormais impossible, et il est certain qu’en adoptant la mesure proposée nous préférerions l’accroissement du revenu à la constitution de notre pays. » Si nous citons ces paroles, c’est pour donner une idée de l’exagération de langage à laquelle l’esprit de parti peut entraîner les hommes les plus éminens et les plus honnêtes; mais, dans une nation aussi sensée que la nation anglaise, devant une assemblée aussi pratique que le sont les parlemens anglais, de pareilles déclamations devaient produire peu d’effet : aussi, en l’absence de Pitt, encore malade, il fut facile à Grenville et à Dundas de les réfuter, et vingt membres seulement votèrent contre le projet ministériel.

La question se présenta de nouveau l’année suivante à l’occasion de plaintes adressées par des fabricans et négocians de tabac. A l’appui de leurs réclamations. Fox et Sheridan reproduisirent les mêmes argumens, et cette fois ce fut Pitt qui se chargea de répondre. Traitant d’abord la question au point de vue financier, il démontra, en s’appuyant de documens officiels, que sous le régime de l’excise le commerce du thé et des esprits avait doublé, et que depuis six mois, sous l’empire du même régime appliqué au commerce du tabac, le droit perçu avait produit 130,000 livres sterling de plus qu’aux périodes correspondantes des années antérieures. On pouvait donc largement en conclure que le bénéfice annuel serait au moins de 300,000 livres sterling. Passant ensuite à la question politique, le premier ministre défendit énergiquement l’excise, et rappela tous les progrès obtenus par le commerce depuis l’emploi de ce mode de perception, non-seulement le plus favorable aux intérêts du trésor, mais encore le seul qu’on pût appliquer à nombre d’objets imposables. « Je défie, dit-il, les honorables membres de prouver qu’il ait jamais causé le moindre préjudice, ni porté la moindre atteinte à la liberté ou à la constitution, et je ne pense pas qu’il puisse y avoir de plus grand ennemi de son pays que celui qui chercherait à exciter les passions populaires contre une branche d’impôts qui produit plus de 6 millions de livres sterling de revenu par an, et dont la suppression conduirait inévitablement l’Angleterre à la banqueroute publique et à cet état d’anarchie et de confusion où se trouve la France. »

Sans doute l’exercice, les inventaires et les conditions de surveillance mises à la circulation sont une gêne pour l’industrie et le commerce; mais par quels autres moyens les remplacer pour atteindre efficacement les diverses matières essentiellement imposables qui y sont en général assujetties, telles que la bière, les vins, les spiritueux, etc.? On pourrait, il est vrai, y substituer la déclaration; mais s’il est des fabricans ou commerçans auxquels la fraude répugnerait, combien d’autres qui, en lutte constante contre l’impôt, ne se feraient pas scrupule d’y échapper ! La question serait donc plutôt d’examiner si en principe les impôts directs doivent être préférés aux impôts de consommation, autrement dit, si des taxes obligatoires sur la propriété et le revenu sont plus avantageuses que des taxes que chacun paie suivant ses goûts et ses besoins, et lorsqu’en 1835 la proposition fut faite à la chambre des communes de supprimer le malt tax, Robert Peel l’écarta en posant l’alternative inévitable du rétablissement du property tax. La convenance des impôts indirects étant donc reconnue, les formalités de l’excise, qui sont aussi celles appliquées en France pour le même genre de contributions, deviennent indispensables, et il ne reste qu’à les simplifier et à corriger ce qu’elles peuvent avoir de gênant et de vexatoire. Aussi, quelques-unes des plaintes relatives aux conditions imposées aux manufactures de tabac comme aux détails de recouvrement ayant paru fondées, Pitt proposa au parlement, pour y faire droit, diverses modifications qui furent adoptées.

Depuis six ans qu’il était au pouvoir, Pitt avait complètement modifié le régime et l’état financiers de l’Angleterre. Par la liquidation et l’acquittement scrupuleux de toutes ses dettes, par l’adoption de la nouvelle forme d’emprunt et la fondation de l’amortissement, il lui avait constitué un crédit supérieur à celui de toutes les autres nations de l’Europe. Par le bill de consolidation, il avait établi son budget, et par la suppression des abus, les mesures prises contre la fraude, la simplification des tarifs, la modification de quelques-uns, la suppression de ceux qui répugnaient trop aux populations, et la création d’impôts nouveaux, choisis de façon à n’être ni antipathiques ni trop onéreux, il avait assuré l’accroissement de ses ressources.

Grâce à tant de soins et d’efforts, il eut enfin la satisfaction de présenter à la chambre des communes, le 19 avril 1790, un budget en parfait équilibre. « Les revenus, dit-il dans son exposé, avaient confirmé toutes ses espérances. En 1786, ils avaient été évalués à 15,500,000 livres sterling, et l’opposition avait trouvé ce chiffre exagéré. Cependant ils avaient atteint promptement celui de 15 millions 3/4, et dans le dernier exercice ils s’étaient élevés à 16 millions l/4, laissant dans l’échiquier un excédant disponible de 621,000 livres sterling. Les documens déposés sur le bureau en faisaient foi, et les services de l’année étaient parfaitement assurés sans qu’il fût nécessaire de recourir ni à un emprunt ni à de nouvelles taxes. De plus, les commissaires de l’amortissement avaient dans les quatre dernières années racheté un capital de 5 millions de rentes 3 pour 100. Une pareille situation était donc des plus avantageuses, et le pays n’en avait jamais connu de semblable. Il la devait sans aucun doute à sa constitution, à son caractère national, et les progrès incessans de son commerce, de son industrie, de sa population, de la richesse publique, ne permettaient pas de douter qu’elle s’améliorerait encore. » Cet exposé fut accueilli avec acclamation par le parlement, et la supériorité de Pitt sur tous ses rivaux, comme orateur et homme d’état, ne pouvait plus être contestée. Lord Stanhope cite à ce sujet l’opinion d’un témoin oculaire, sir Charles Rigby, un des doyens du parlement à cette époque. « Je n’ai aucune partialité pour Pitt, écrivait-il, et cependant je dois dire qu’il est infiniment supérieur à tout ce que j’ai vu jusqu’à ce jour dans la chambre. Je déclare que Fox, Sheridan et tous leurs amis ensemble ne sont rien auprès de lui. Sans aucune aide, sans aucune assistance, il répond à tous avec une facilité merveilleuse, et ils sont devant lui ce qu’est une paille devant le vent : they are just chaff before the wind to him. »

De son côté, le roi, voulant reconnaître ses éminens services, lui offrit l’ordre de la Jarretière, distinction qui depuis 1688 n’avait été accordée à aucun membre de la chambre des communes. Aussi modeste que désintéressé, Pitt refusa cette haute récompense, déclinée plus tard, à son exemple, par Robert Peel. Ce n’est pas du reste seulement en Angleterre que sa situation était grande ; son nom était également honoré en Europe. A la suite d’une mauvaise récolte, le gouvernement français, craignant que les embarras d’une disette ne vinssent aggraver les périls dont il était déjà environné, s’adressa au gouvernement anglais pour lui demander la faculté d’exporter d’Angleterre vingt mille sacs de farine destinés à l’approvisionnement de la ville de Paris. M. Necker écrivit à cette occasion la lettre suivante à Pitt : « J’éprouve en vous écrivant, monsieur, des sentimens bien différens, l’un de tristesse lorsque je réfléchis au sujet de cette lettre, l’autre excité par une plus douce émotion en pensant que je m’approche pour la première fois de ma vie d’un ministre dont les rares vertus, dont les sublimes talens fixent depuis longtemps mon admiration et celle de toute l’Europe. Recevez, monsieur, un hommage qui aura peut-être un léger prix à vos yeux, si vous pensez qu’il vous est rendu par une personne à qui l’expérience a fait connaître les difficultés des affaires publiques, la multitude infinie des combinaisons qu’elles présentent, et quelquefois l’inconstance du jugement des hommes. »

Le parlement dans lequel Pitt avait trouvé depuis six ans un si constant appui touchait à sa fin; mais avant sa dissolution arriva en Angleterre la nouvelle d’un incident qui faillit amener une guerre avec l’Espagne. Le capitaine Cook, dans un de ses voyages sur les côtes occidentales de l’Amérique du Nord, avait exploré à l’île de Vancouver une baie étendue, appelée Nootka, et signalé les avantages que trouverait le commerce à y faire des approvisionnemens de fourrures pour les transporter en Chine. En conséquence, quelques négocians anglais établis au Bengale y avaient envoyé en 1786 deux bâtimens avec l’assentiment du gouverneur-général des Indes, et le résultat de l’entreprise avait été si heureux que deux autres y avaient été expédiés en 1788. Des terrains avaient été achetés aux chefs indigènes, des constructions élevées, et le pavillon anglais y avait été hissé; mais le gouverneur du Mexique, prétendant qu’en vertu d’une bulle du pape tout le territoire de la côte occidentale d’Amérique, depuis le cap Horn jusqu’au 15 degré de latitude, appartenait au roi d’Espagne, avait envoyé à Nootka deux vaisseaux de ligne dont les équipages s’étaient emparés des terrains occupés par les Anglais, ainsi que de leurs établissemens, et avaient abattu leur pavillon pour le remplacer par le drapeau espagnol. Les navires chargés de marchandises qui se trouvaient dans la rade avaient été pris, emmenés dans les ports du Mexique, et les hommes qui les montaient faits prisonniers.

Au premier avis de ces événemens, Pitt avait adressé à la cour de Madrid des représentations énergiques. Il avait été répondu que les droits de l’Espagne sur le territoire de Nootka étaient positifs, que cependant, ces droits étant sans doute ignorés des négocians qui y avaient établi des comptoirs, le vice-roi du Mexique avait ordonné de relâcher les bâtimens saisis et leurs équipages; mais, loin d’offrir quelque indemnité ou satisfaction, le gouvernement espagnol revendiquait la reconnaissance de son droit exclusif de souveraineté, de commerce et de navigation sur les territoires, côtes et mers de cette partie du Nouveau-Monde. Cette prétention ayant été déclarée inadmissible par le cabinet anglais, les bâtimens de la marine espagnole avaient été réunis à Cadix et au Ferrol, et l’Espagne semblait se préparer à la guerre.

Aussi longtemps que Pitt avait pu espérer terminer le différend à l’amiable, la négociation était restée secrète; mais le mystère n’était plus possible : il fallait procéder à des arméniens, et à cet effet obtenir des subsides. En conséquence, ordre fut donné par la presse d’embarquer les matelots sur les bâtimens de l’état, et le 5 mai un crédit de 1 million de livres fut demandé au parlement. Fox ne manqua pas de faire observer que lorsque le premier ministre, dans l’exposé du budget, avait quelques jours auparavant célébré la prospérité du pays, la bonne situation des finances et la probabilité d’une paix durable, il connaissait sans aucun doute les arméniens de l’Espagne, et devait prévoir une rupture prochaine avec cette puissance. Il n’en approuva pas moins les mesures prises, et le crédit fut accordé à l’unanimité.

Bien que désireux de rester en paix avec l’Espagne, le gouvernement anglais dut cependant se préparer à la guerre, et dans cette circonstance l’énergie belliqueuse de Chatham parut revivre dans son fils. Des troupes furent rassemblées, une flotte puissante fut mise en état de prendre la mer, et on réclama de la Prusse et de la Hollande les secours que les traités d’alliance récemment conclus avec elles les obligeaient à fournir. Pendant qu’on poursuivait ces préparatifs avec autant de célérité que de vigueur, les négociations continuaient avec l’Espagne, qui, ayant cru jusqu’alors pouvoir compter sur la France, avait maintenu ses prétentions pleines et entières; mais les progrès que la révolution faisait dans ce dernier pays ne lui laissèrent bientôt plus d’espoir de ce côté. Aussi, en présence des armemens considérables faits par l’Angleterre, à la veille d’entreprendre seule une lutte inégale contre une coalition de trois puissances, la cour de Madrid se décida à accorder les satisfactions réclamées, et une convention fut signée le 28 octobre 1790.

C’était là un éclatant succès, et, ce qu’il y avait de mieux, un succès pacifique dû à l’habileté et à l’énergie du premier ministre. La nouvelle en fut reçue avec joie dans tout le royaume, et les principales villes s’empressèrent d’envoyer au roi des adresses de félicitation. L’effet fut grand aussi en Europe, et M. Eden, devenu lord Auckland, alors ambassadeur à La Haye, écrivait à ce propos : « Je suis convaincu que si nous eussions montré moins de fermeté et d’activité, ou que si même notre flotte ne s’était pas trouvée dans l’état le plus parfait qui ait jamais été constaté dans les annales de la Grande-Bretagne, nous n’aurions pu obtenir une réparation complète. Bref, il n’y a jamais eu d’affaire mieux conduite ni mieux terminée, et jamais notre pays n’a eu une position aussi prédominante parmi les nations de l’Europe. »

Les préparatifs qu’il avait fallu faire avaient coûté 3,133,000 liv. sterl., et pour se procurer cette somme Pitt ne voulut pas recourir à un emprunt qui, en augmentant la dette perpétuelle, eût grevé le pays d’une charge annuelle et permanente. Confiant dans les progrès de la richesse publique, il préféra solder cette dépense, capital et intérêts, en quatre ans, avec le produit d’une contribution extraordinaire. « D’ailleurs, dit le docteur Tomline, son historien et son ami, quelque ingrate que fût la tâche de recouvrer par l’impôt une somme aussi importante dans un aussi court espace de temps, il l’assuma volontiers, dans le désir de donner au monde une preuve incontestable des ressources de son pays et de la facilité avec laquelle le peuple anglais accepte les fardeaux les plus lourds quand ils ont pour objet de maintenir l’honneur national. »

Aussitôt que le nouveau parlement fut réuni, Pitt lui soumit diverses résolutions ayant pour objet d’augmenter les droits sur les esprits indigènes et étrangers, sur le sucre, le malt, les permis de chasse et autres articles, les uns pour deux années, les autres pour quatre. Il ne lui paraissait pas douteux qu’avec le produit de ces surtaxes les dépenses de l’armement ne fussent soldées dans le délai fixé. Il imagina même un moyen d’en hâter l’acquittement : chaque trimestre, l’échiquier remettait à la banque le montant des intérêts à payer aux porteurs de rentes; mais, ces derniers n’étant pas tous également pressés de les toucher, il restait habituellement dans les caisses de la banque une somme disponible qu’elle employait à son plus grand profit. Ce reliquat n’avait cessé d’augmenter depuis quelques années. En 1784, il était de 292,000 livres sterling, en 1786 de 314,000 livres, en 1789 de 547,000, en 1790 de 703,000, et il était probable qu’il s’élèverait encore. Pitt pensa qu’aussi longtemps qu’il ne serait pas réclamé par les ayant-droit, le trésor, au lieu de le laisser à la disposition de la banque, pourrait l’appliquer à ses propres besoins. Il proposa donc au parlement d’en distraire 500,000 livres pour les affecter aux dépenses de l’armement, en donnant toutefois aux créanciers retardataires, pour plus de sécurité, la garantie du fonds consolidé; mais il fut objecté que cette somme pouvait être réclamée d’un moment à l’autre, que du jour où elle avait été déposée à la banque, elle était devenue la propriété des créanciers de l’état, que ce dernier n’avait plus le droit de l’en retirer et d’en disposer sans leur consentement, et qu’il était à craindre que le retrait proposé, en leur donnant lieu de croire que leur gage était diminué, ne portât atteinte au crédit public. Pour lever tous les scrupules, Pitt convint alors avec la banque qu’elle avancerait un demi-million sans intérêt aussi longtemps que le reliquat disponible dans ses caisses ne serait pas inférieur à cette somme. Le résultat était absolument le même, et les diverses mesures proposées par le cabinet au parlement furent dès lors adoptées sans opposition. Peu de jours après, le budget de 1791 fut voté en parfait équilibre de recettes et de dépenses, et aucune circonstance ne vint, dans le courant de l’année, en déranger les prévisions. Les espérances exprimées en 1786 se trouvèrent enfin complètement réalisées.


IV. — SESSION DE 1792. — DISCOURS DU ROI. — EXPOSÉ PAR PITT DE LA SITUATION. — RUPTURE AVEC LA FRANCE.

En ouvrant le nouveau parlement le 31 janvier 1792, après s’être félicité de ce que la situation générale des affaires en Europe donnait lieu de compter sur le maintien de la paix, le roi George III crut pouvoir annoncer que son gouvernement proposerait avant peu dans les dépenses de la marine et de l’armée des réductions qui, combinées avec la progression incessante des recettes publiques, permettraient au parlement de supprimer quelques-unes des taxes existantes et d’augmenter les ressources de l’amortissement. « J’ai le plaisir d’entrevoir, dit-il, que les réductions qui peuvent être faites et l’accroissement continuel du revenu vous mettront à même, après avoir pourvu aux diverses branches du service public, d’établir un système qui puisse décharger mes sujets d’une portion des taxes existantes tout en consolidant le plan de réduction de la dette nationale. » Nous citons ces paroles parce qu’elles provoquèrent dans le parlement une discussion tout à la fois financière et constitutionnelle. Fox et Grey signalèrent ce passage du discours royal comme une atteinte aux privilèges de la chambre des communes, à laquelle seule appartenait l’initiative de toutes les mesures ayant pour objet l’établissement ou la suppression des impôts : on ne pouvait, suivant eux, supposer que la constitution, en confiant aux représentans du pays la mission ingrate de voter les taxes ainsi que les lois nécessaires pour en assurer le recouvrement, eût en même temps donné à la couronne la prérogative populaire d’en proposer l’abrogation. Le bénéfice comme le désavantage devaient donc en revenir à la chambre des communes. Pitt, répondant à Fox, admit que le droit de créer et d’abroger les taxes appartenait exclusivement à la chambre des communes; mais il soutint aussi que de la couronne émanant en général la proposition de toutes les mesures dont l’exécution entraînait le vote d’un crédit ou l’établissement d’un impôt, le roi, après avoir constaté la situation prospère du revenu, avait pu très constitutionnellement exprimer l’espoir que la chambre des communes profiterait d’une occasion aussi favorable pour diminuer les charges dont elle avait dû, dans des circonstances moins heureuses, grever le pays. « Sans doute, ajouta-t-il, si sa majesté avait spécifié les taxes qui pouvaient être supprimées, ou précisé la somme dont le revenu public pourrait être diminué, elle serait sortie de ses attributions; mais en se bornant, dans les termes les plus généraux et les plus irréprochables, à appeler l’attention de la chambre sur la possibilité, dans l’état présent de l’Europe et de l’Angleterre, de réduire jusqu’à un certain point le fardeau qui pesait sur ses sujets, elle n’a fait que remplir un devoir. »

L’incident n’eut aucune suite, et les sentimens de satisfaction et de confiance exprimés par le roi furent confirmés quelques jours après par Pitt dans l’exposé de la situation financière qu’il fit le 17 février 1792 à la chambre des communes. Le succès du ministre était complet, et les résultats de son habile administration ne pouvaient plus être contestés; le pays allait en profiter et être dégrevé d’une partie des charges qu’il avait dû s’imposer pour remplir les engagemens contractés pendant une période de revers.

Depuis 1783, toutes les branches de la fortune publique avaient prospéré. Par le retour de la sécurité, le chiffre des opérations commerciales du royaume avec l’étranger s’était élevé de 28 à 40 millions de livres sterling, et le nombre des bâtimens marchands avait presque doublé. Par toutes les garanties données au crédit, le prix des consolidés 3 pour 100 était monté de 54 à 97 liv., et d’un autre côté le revenu public avait augmenté de li millions de liv. sterl. Un million était le produit de nouvelles taxes, un autre le résultat de mesures prises contre la fraude, et deux millions étaient dus à l’accroissement de la richesse et de la prospérité nationales. En 1791, le revenu public était de 16,730,000 liv.; il avait dépassé de 300,000 celui de 1790 et d’un demi-million le revenu moyen des quatre années antérieures. On pouvait donc sans témérité évaluer en moyenne à 16,200,000 livres celui des années futures. Quant aux dépenses, par l’effet de sages économies et de l’ordre rétabli dans les diverses branches de l’administration, malgré l’accroissement de la dette publique, elles avaient été réduites de 1,200,000 livres, et pouvaient être évaluées pour l’avenir à 15,800,000 liv. Il devait donc y avoir désormais un excédant annuel de 400,000 livres. Pitt proposa d’en affecter 200,000 à l’augmentation du fonds d’amortissement et de réduire jusqu’à concurrence de pareille somme le produit des taxes les plus onéreuses pour les classes pauvres et industrielles, telles que celles sur les servantes, les charrettes, les chariots, les maisons ayant moins de sept fenêtres, et le demi-penny par livre pour les chandelles. Le budget de 1791 ayant laissé un boni disponible de 500,000 liv., il proposa d’employer 400,000 liv. au rachat de la dette, 100,000 livres aux dépenses de l’armement occasionné par le différend avec l’Espagne, et de supprimer immédiatement la surtaxe mise l’année précédente sur le malt. Il exprima la confiance que d’autres réductions pourraient être faites successivement, si des circonstances imprévues ne venaient pas arrêter les progrès de la prospérité nationale en troublant une paix qui lui paraissait devoir être de longue durée. Il espérait aussi qu’il serait possible d’accroître la dotation de l’amortissement, et de ses calculs il résultait qu’elle atteindrait en 1808 le chiffre de à millions de livres. Il établit ensuite qu’on pourrait sans inconvénient réaliser une économie de 200,000 liv. sur les services de la marine et de l’armée en réduisant de 18,000 à 16,000 le personnel de la flotte, et en s’abstenant de renouveler le traité de subsides précédemment conclu avec la Hesse. Enfin, après avoir démontré que le progrès du revenu public avait été constamment en rapport avec celui de la richesse nationale, du commerce et des manufactures, Pitt expliquait à quelles causes il croyait pouvoir attribuer ces brillans résultats. Ces causes étaient d’abord le caractère énergique et industrieux de la nation anglaise, qui, secondé par l’invention et l’emploi des machines ainsi que par le crédit, assurait aux négocians anglais une supériorité incontestable sur les marchés étrangers; son esprit d’entreprise, qui s’était manifesté avec tant d’éclat par l’acquisition de nouveaux marchés dans les diverses parties du globe, et avait été favorisé aussi bien par le traité de commerce passé avec la France que par les troubles qui agitaient ce royaume; enfin son esprit d’économie, qui avait pour conséquence l’accumulation des capitaux, et par suite, comme l’avait si bien démontré le célèbre Adam Smith, l’augmentation de la richesse nationale. Telles étaient les causes immédiates de la prospérité de l’Angleterre; mais elle le devait aussi à d’autres non moins importantes.


« Ces causes (disait Pitt) sont évidemment et nécessairement liées avec la durée de la paix, dont le maintien sur des bases solides et permanentes doit être constamment l’objet principal de la politique étrangère de ce pays. Elles le sont plus particulièrement encore avec la conservation de la tranquillité intérieure et les effets naturels d’un gouvernement libéral et bien réglé. A quoi en effet attribuer ce progrès réalisé dans les cent dernières années avec une rapidité dont on ne trouve aucun exemple aux diverses époques de notre histoire, si ce n’est au calme qui a régné dans ce pays, d’une façon inconnue jusqu’alors, sous le gouvernement juste et modéré des princes illustres de la maison de Hanovre, et aussi à la jouissance plus sincère et plus parfaite de cette constitution, dont les véritables principes ont été fixés et établis par les événemens mémorables de 1688? Ce sont là les grandes et les premières causes qui ont déterminé le développement de toutes celles que nous avons énumérées. C’est aussi l’union de la liberté avec la loi qui, en élevant une barrière également puissante contre les empiétemens du pouvoir et la violence des commotions populaires, assure à la propriété la sécurité dont elle a besoin, vient en aide aux efforts du génie et du travail, fortifie le crédit, lui permet de s’étendre, favorise la circulation et l’accroissement du capital. C’est elle enfin qui forme et élève le caractère national, donne l’impulsion à la grande masse de cette société dans les directions et combinaisons diverses où elle se trouve engagée. A la même source il faut également faire remonter l’industrie laborieuse de la classe si utile des cultivateurs et fermiers, l’habileté et le travail de l’ouvrier, les expériences et améliorations agricoles faites par le propriétaire, les spéculations hardies du riche marchand, les essais hardis du manufacturier entreprenant, et tous en retirent à la fois leur encouragement et leur récompense. Veillons donc sur ce bien essentiel, le premier de tous, conservons-le précieusement, et tous les autres seront à nous. Souvenons-nous que l’amour de la constitution, bien qu’il existe dans tous les cœurs anglais comme une sorte d’instinct naturel, y est cependant fortifié par la raison et la réflexion, et chaque jour confirmé par l’expérience, que nous n’admirons pas seulement notre constitution par un sentiment de respect traditionnel, que nous n’en sommes pas seulement fiers par préjugé ou habitude, mais que nous la chérissons et apprécions parce qu’elle assure le bien-être et la tranquillité des personnes aussi bien que de la nation, et que, mieux que toute autre forme de gouvernement, elle ouvre la voie vers ces fins utiles et pratiques, seul but sensé et raisonnable vers lequel doivent tendre toutes les sociétés politiques...

« Permettez-moi donc de me féliciter, de féliciter la chambre et le pays de cette situation et de cette perspective, heureuses au-delà de mes plus vives espérances. Permettez-moi aussi, avant de finir, de vous exprimer un vœu ardent, une prière fervente et pleine de sollicitude : qu’au milieu de la période de succès où nous nous trouvons, dans l’intérêt du présent et de l’avenir, le parlement ne cesse jamais de porter sur toutes les matières qui concernent le revenu, les ressources et le crédit de l’état, cette même attention vigilante qui nous a dirigés à travers toutes nos difficultés et nous a conduits à cette rapide et prodigieuse prospérité. Puisse le pays marcher toujours d’accord avec la législature! puissent aussi l’esprit, le génie, la loyauté et les vertus publiques de ce peuple grand et libre lui mériter et assurer pour longtemps, avec la faveur de la Providence, la durée de ce bien-être sans exemple! Puisse enfin la Grande-Bretagne rester pendant des siècles en possession de ces avantages essentiels sous la protection et la sauvegarde d’une constitution à laquelle elle en est surtout redevable, et qui est incontestablement la source et la meilleure garantie de tous les biens qui peuvent être chers et précieux à une nation! »


C’est aux institutions dont jouit l’Angleterre, c’est au concours qu’il avait trouvé dans le parlement et le pays que Pitt devait le succès de son administration, et en le proclamant dans ce beau langage il provoqua même les applaudissemens de ses adversaires. Fox et Sheridan furent les premiers à rendre un éclatant hommage aux principes de gouvernement et d’économie politique qu’il venait d’exposer en termes si éloquens. Suivant Fox, le premier ministre avait énuméré avec autant de vérité que de splendeur les causes de la prospérité nationale, et s’il ne le suivait pas sur le même terrain, c’est qu’il ne pourrait que répéter ce qui avait été dit, et n’espérait pas le si bien faire. Il se borna donc à critiquer ses propositions comme prématurées, et il eût trouvé plus sage de ne les soumettre au parlement que lorsqu’une expérience plus longue aurait démontré que l’excédant acquis cette année était bien définitif. Toutefois il déclara ne pas s’opposer au rappel de taxes qu’il avait combattues lors de leur établissement.

Dans une conversation financière qui précéda le vote du budget, Sheridan exprima l’avis que l’excédant disponible des recettes devrait être plutôt employé à la réduction de la dette à terme qu’à celle de la dette fondée. Pitt répondit qu’il lui semblait préférable de racheter cette dernière, parce que, les circonstances devant permettre de diminuer prochainement l’intérêt du à pour 100, le fonds d’amortissement profiterait de la différence, et que, toutes ses ressources étant portées sur le 4, on arriverait ainsi plus vite à les appliquer au 5 pour 100, dont le rachat ne pouvait commencer que lorsque la dette antérieure aurait été diminuée de 25 millions de liv. Fox approuva Pitt de songer à réduire l’intérêt du li pour 100, et se déclara disposé à soutenir une mesure tout à la fois opportune et politique, dont le pays devait retirer un profit annuel de 260,000 livres.

Pitt avait eu d’abord le projet de proposer au parlement, dans la session de 1792, de réduire à 3 1/2 l’intérêt du 4 ; mais il crut préférable d’ajourner cette proposition à l’année suivante, dans l’espoir que la réduction à 3 pour 100 serait alors chose possible. Ce retard fut une erreur regrettable qui priva l’état d’une économie annuelle de 170,000 livres sterling, précieuse dans la période où allait entrer l’Angleterre : tant il est vrai que dans le gouvernement des affaires publiques, comme dans l’administration des intérêts privés, il faut saisir le bien quand il se présente, sans attendre le mieux. L’année suivante, la guerre éclata, et ce fut trente ans après seulement qu’il fut possible de réduire l’intérêt du 5 et du 4.

Il est curieux de constater cette croyance sincère de Pitt à une longue durée de la paix, quelque graves que fussent les événemens qui se passaient alors en France. Déjà dans plusieurs discours et dans divers écrits, Burke avait signalé les dangers de la propagande révolutionnaire et convié les souverains de l’Europe à la réprimer dans son foyer par la force des armes. Pitt lui-même, en plein parlement, avait qualifié d’esclavage intolérable la liberté nominale dont on prétendait jouir en France; il avait cependant applaudi à une partie des réformes opérées, et espérait le triomphe des principes modérés. « A l’état de convulsion où se trouve actuellement la France, disait-il dans la séance du 9 février 1790, succéderont tôt ou tard un accord général et l’établissement d’un état de choses parfaitement régulier, et bien qu’une pareille situation puisse la rendre plus redoutable, elle peut aussi la rendre moins incommode pour ses voisins. Je désire donc le retour de la tranquillité dans ce pays, bien qu’il me paraisse encore éloigné. Lorsque son système de gouvernement sera définitivement constitué, si c’est la liberté bien comprise, la liberté résultant du bon ordre et de bonnes institutions, la France sera une des premières et des plus brillantes puissances de l’Europe. Et quant à moi je ne saurais voir d’un regard jaloux les états voisins s’approprier aussi ces sentimens qui caractérisent tous les membres de la nation anglaise. » Il évitait donc, et c’était là une règle absolue de sa politique, de s’immiscer dans les luttes intérieures de la France, et soit par la voie diplomatique, soit par des voies particulières, il échangeait des explications pacifiques avec les chefs du parti populaire. Il était décidé à maintenir aussi longtemps que possible une paix qu’il considérait comme essentielle au bien-être de l’Angleterre, et de laquelle dépendait le succès de toutes ses combinaisons financières.

Le budget et les propositions qui s’y rattachaient avaient été votés à l’unanimité par les deux chambres du parlement. Cependant, au milieu des témoignages de confiance qu’elles lui donnaient l’une et l’autre, Pitt fut sur le point de subir un échec dans celle des lords. En fixant en 1786 le chiffre de la dotation de l’amortissement, et en l’augmentant depuis cette époque, on n’avait eu en vue que le rachat de la dette existante; mais s’il devenait nécessaire de contracter de nouveaux emprunts, le fonds d’amortissement, opérant également sur ces derniers, perdait une partie de son efficacité. Pitt soumit donc au parlement un projet de bill ayant pour objet de décider qu’au fur et à mesure des nouvelles créations de rentes il serait remis chaque année aux commissaires de l’amortissement 1 pour 100 de leur capital pour être affecté au rachat suivant la règle établie par le bill de 1786. Chaque nouvel emprunt devait donc avoir son fonds propre d’amortissement, qui, opérant à intérêts composés, le rachèterait complètement dans une période de quarante-sept ans au plus, en supposant la rente 3 pour 100 au pair. Le bill fut adopté sans difficulté dans la chambre des communes; mais dans celle des lords il rencontra l’opposition inattendue et violente du lord chancelier Thurlow, qui se laissa aller aux invectives les plus inconvenantes contre son chef et collègue, dont la prétention de vouloir ainsi régler les contrats de l’avenir lui paraissait outrecuidante et inadmissible. « Ce projet, se permit-il de dire, est insensé et impraticable, et son impuissance est égale à la présomption de l’entreprise, and its inaptness is equal to the vanity of the attempt. » Néanmoins le bill passa, mais à une majorité de six voix seulement: la règle si sage qu’il avait pour objet de poser a été, malgré la prédiction du chancelier, suivie en Angleterre aussi longtemps que le système d’amortissement de 1786 y a fonctionné, et elle a été jusqu’à ce jour invariablement appliquée dans tous les pays où ce même système a été introduit. Pitt avait eu plus d’une fois à se plaindre du chancelier, dont le mauvais vouloir lui créait d’incessantes difficultés : il avait patienté autant qu’il avait pu; mais l’injure était trop forte, et il dut exposer au roi les motifs qui ne lui permettaient plus de siéger dans le même cabinet que lord Thurlow. Malgré son affection pour le chancelier, George III n’hésita point, et le jour même il lui fit donner avis d’avoir à remettre le grand sceau.

Pitt était sans fortune. Cependant il avait refusé plusieurs positions lucratives compatibles avec les fonctions de premier ministre. A l’époque de la maladie du roi, lorsque tout donnait lieu de présumer que, si elle se prolongeait, le prince de Galles, en prenant la régence, ne le garderait pas dans ses conseils, il avait également refusé une souscription de 100,000 liv. st., ouverte pour lui dans la Cité et immédiatement remplie. Plus récemment encore, il avait décliné, ainsi que nous l’avons dit, l’ordre de la Jarretière, l’insigne honorifique le plus élevé auquel il soit permis à un sujet anglais d’aspirer. La place de gardien des cinq ports, d’un revenu de 3,000 livres, étant devenue vacante par la mort du comte de Guilford, l’ancien lord North, le roi, qui depuis longtemps voulait assurer à Pitt une situation indépendante, résolut de la lui donner, et lui écrivit de sa main pour lui faire savoir qu’un nouveau refus l’offenserait profondément. Pitt dut céder devant une pareille insistance, et dans aucun parti il ne s’éleva une seule voix pour critiquer une récompense si gracieusement donnée et si parfaitement méritée.

Pitt était parvenu alors au degré le plus élevé de considération, de crédit et de pouvoir qu’il soit permis à un citoyen d’ambitionner légitimement dans un état libre. Exerçant une influence supérieure dans le gouvernement, dans le parlement et le pays, il ne devait cette autorité ni à la faveur du souverain, ni à des manœuvres habilement pratiquées dans les chambres, ni à des complaisances pour les préjugés populaires, mais à la dignité de son caractère, à sa probité, à son désintéressement, à la résolution et à l’énergie avec lesquelles il avait entrepris et opéré des réformes utiles, supprimé des abus invétérés et maintenu l’honneur du drapeau national. A la suite d’une guerre longue et désastreuse, il avait trouvé l’Angleterre appauvrie, sans crédit, et sous son habile administration elle était devenue plus riche et plus prospère qu’elle ne l’avait jamais été. Il l’avait trouvée abaissée et humiliée par ses revers, et il l’avait relevée dans l’estime de l’Europe. Elle pouvait donc à bon droit être fière du ministre qu’elle avait soutenu à son début contre l’opposition des hommes les plus éminens sans autre titre alors à sa confiance que le nom qu’il portait, et bientôt, grâce au concours dont elle l’avait entouré, elle allait éprouver combien il est sage pour une nation de mettre à profit les temps de paix pour se libérer de ses engagemens, diminuer ses charges improductives, améliorer ses institutions et préparer les ressources qui lui seront nécessaires quand les jours de lutte reviendront.

En effet, la paix dont l’Angleterre avait joui pendant neuf ans avec tant de profit touchait à son terme. Au mois de juillet, l’empereur d’Allemagne et le roi de Prusse déclarèrent la guerre à la France, et le trône y fut renversé dans la tragique journée du 10 août. A la suite de cette catastrophe, le gouvernement auprès duquel les diverses puissances avaient accrédité leurs ambassadeurs n’existant plus, celles qui avaient encore des agens à Paris s’empressèrent de les rappeler. L’Angleterre était de ce nombre, et ordre fut donné à lord Gower, son représentant, de revenir; mais le cabinet anglais ne voulait pas rompre avec la France, et la lettre de rappel que lord Gower fut autorisé à communiquer au ministre des affaires étrangères à Paris exprimait la nouvelle assurance d’une neutralité complète. D’un autre côté, M. de Chauvelin, l’ambassadeur français à Londres, ayant exprimé le désir d’y rester sans caractère officiel, lord Grenville, en l’y autorisant, lui fit connaître que, s’il avait quelque communication d’une nature pacifique à lui adresser, il ne rencontrerait aucun obstacle de forme.

Cependant Dumouriez avait fait la conquête de la Belgique. Custine s’était emparé de Worms et de Mayence, partout les Autrichiens et les Prussiens avaient été repoussés par les armées françaises, et la convention nationale avait, le 19 octobre, voté la célèbre proclamation par laquelle elle offrait assistance et fraternité à tous les peuples qui voudraient recouvrer leur liberté. Une certaine agitation, à laquelle M. de Chauvelin et son secrétaire, l’abbé de Talleyrand, étaient soupçonnés de ne pas être étrangers, commençait à se manifester en Angleterre, et dans plusieurs villes des troubles avaient éclaté aux cris de liberté! fraternité ! plus de roi ! plus d’excise! En Écosse, à Dundee, Perth et Aberdeen, il y avait eu des mouvemens d’un caractère plus grave encore, et l’on avait cru y reconnaître l’effet de menées jacobines et aussi celui de menées jacobites dirigées par d’anciens partisans de la maison des Stuarts. Presque en même temps la convention nationale réclamait l’ouverture de la Meuse et de l’Escaut, et plusieurs bâtimens de guerre français remontaient ce dernier fleuve jusqu’à Anvers, malgré les protestations du capitaine de vaisseau hollandais stationné à son embouchure. Les deux rives de l’Escaut jusqu’à une certaine hauteur appartenaient en effet à la Hollande, et elle prétendait avoir seule le droit de naviguer dans cette partie du fleuve. Ce privilège, depuis 1648, lui avait été reconnu par plusieurs traités, et la France elle-même le lui avait garanti en 1785. De son côté, l’Angleterre était tenue vis-à-vis de la Hollande de venir à son secours, si elle était attaquée. Il y avait donc des motifs nombreux et sérieux pour une prompte convocation du parlement, et on le réunit le 13 octobre. Le roi, dans son discours d’ouverture, lui exposa qu’une partie de la nation avait été appelée sous les armes pour réprimer les désordres intérieurs, que son gouvernement s’était imposé la règle rigoureuse de ne pas s’immiscer dans les affaires intérieures de la France, mais que cependant il fallait se prémunir contre des entreprises possibles et se mettre en mesure de secourir un état allié qui, malgré son désir de rester neutre et contrairement à la foi des traités, était menacé d’une attaque prochaine. En conséquence, il fut décidé que le personnel de la marine serait porté de 16,000 à 25,000 hommes, que celui de l’armée de terre serait pour 1793 de 17,344 hommes, et le parlement vota à une immense majorité deux bills ayant pour objet de prohiber l’exportation du blé ainsi que celle des armes et munitions de guerre. Cependant la France devenait de plus en plus pressante au sujet de l’Escaut, et le ministre des affaires étrangères Lebrun chargea le 8 janvier le marquis de Chauvelin de faire connaître à lord Grenville la résolution prise par le gouvernement français d’obtenir de gré ou de force l’ouverture de ce fleuve. Peu de jours après, les troupes françaises reçurent l’ordre d’envahir la Hollande, et le ministre Monge, après avoir annoncé par une proclamation publiée dans tous les ports une prochaine descente en Angleterre, ordonna l’équipement de 30 nouveaux vaisseaux de ligne. On apprit en même temps à Londres l’exécution de Louis XVI, et immédiatement avis fut donné à M. de Chauvelin d’avoir à quitter l’Angleterre dans un délai de huit jours. Des lettres de rappel lui étaient aussi envoyées de France, et de part et d’autre la rupture paraissait inévitable et prochaine. Le 28 janvier, le roi adressa un message à la chambre des communes pour lui faire connaître que vu l’état des affaires il croyait indispensable d’augmenter les forces de la marine et de l’armée, et il ajouta « qu’il comptait sur le concours du parlement pour assurer la sécurité du territoire, venir au secours de ses alliés et combattre les projets d’agrandissement de la France, dont l’ambition exigeait une surveillance plus rigoureuse que jamais à cause de ses nouvelles doctrines politiques et gouvernementales. »

Le lendemain, Pitt proposa à la chambre de voter une adresse au roi pour le remercier de sa communication et lui déclarer qu’elle s’associait complètement à ses vues. Cette motion fut combattue par Fox, Tout en déplorant l’acte odieux qui venait de s’accomplir en France, tout en le flétrissant dans le langage le plus noble et le plus énergique, le grand orateur insista néanmoins sur ce que, le crime ayant été commis dans un état indépendant, l’Angleterre n’avait à exprimer aucun blâme. « L’Angleterre même, dit Fox, n’avait-elle pas contracté des alliances avec le Portugal et l’Espagne ? et cependant leurs gouvernemens étaient coupables des actes les plus atroces de superstition et de despotisme. En avons-nous pris prétexte pour leur déclarer la guerre ? Avons-nous recherché comment leurs princes étaient arrivés au trône ? Pourquoi donc voudrions-nous agir autrement dans cette circonstance ? » Fox s’efforça d’établir ensuite que dans la lutte engagée entre la France et les puissances alliées l’agression avait été du côté de ces dernières. Leur but était le rétablissement du despotisme en France, et l’Angleterre ne saurait y coopérer, parce qu’il était de principe incontestable que la forme du gouvernement d’un état indépendant doit être fixée par ceux qui vivent sous ses lois et non par la force, et que la nation, étant souveraine dans chaque état, a le droit de renvoyer ceux qui la gouvernent quand ils ont abusé de leurs pouvoirs, comme cela s’était fait en 1688 pour Jacques II. Il était loin sans doute d’approuver la conduite des hommes qui exerçaient l’autorité en France, mais il devait rappeler et rétablir les principes. Un des adversaires les plus anciens et les plus importans du cabinet, Wyndham, crut devoir protester contre des théories suivant lui aussi fausses que dangereuses, et surtout contre cette doctrine funeste qui attribuait à la majorité du peuple le droit de faire et défaire les gouvernemens au gré de son caprice ; mais ce n’était ni le cas ni le lieu de discuter à fond de pareilles questions. Il s’agissait pour le moment d’apprécier la nature des rapports de la France avec l’Angleterre. Or, d’après les dispositions avouées des hommes qui gouvernaient ce dernier pays, la guerre entre les deux nations semblait inévitable, et l’Angleterre devait l’entreprendre résolument pour assurer sa sécurité et combattre les principes subversifs qu’on voulait lui imposer par la force des armes. Wyndham conclut donc en déclarant qu’il donnait sans réserve son adhésion à la motion du premier ministre.

De ce jour date la scission définitive qui depuis quelque temps déjà se préparait dans les rangs de l’opposition. Une partie de ses membres, — parmi lesquels on comptait le duc de Portland, jusqu’alors chef du parti whig, les lords Spencer, Longhborough, Fitzwilliam à la chambre des lords, Burke, Wyndham dans celle des communes, — n’avaient cessé de voir avec inquiétude les événemens qui depuis quelques années s’étaient succédé en France, l’action des masses populaires, et le développement rapide des idées démagogiques. Ils redoutaient la propagation en Europe des passions révolutionnaires, auxquelles la convention nationale faisait incessamment appel, et les symptômes qui s’en étaient déjà manifestés dans quelques villes d’Angleterre leur causaient de sérieuses appréhensions. Sans renoncer plus que Pitt et la majorité de ses amis au culte qu’ils professaient pour les institutions libérales de leur pays, ils crurent que, parmi les principes qui étaient la base essentielle de la constitution anglaise, le principe d’autorité étant alors le plus menacé, il importait surtout de le fortifier et de le défendre. Ils craignaient également que l’esprit de conquête qui s’était emparé de la nation française ne détruisît, s’il n’était pas énergiquement combattu, un équilibre nécessaire à la sécurité de l’Europe, et que l’agrandissement de la France ne fût un péril pour l’indépendance et l’influence de l’Angleterre. Ils se rangèrent donc au parti du gouvernement et de la résistance par esprit de conservation. Fox, lord Shelburne, Sheridan, lord Grey, lord Lauderdale au contraire, tout en déplorant les excès de la révolution française, les considéraient comme la conséquence à peu près inévitable d’une grande crise. Cette révolution avait toutes leurs sympathies parce qu’ils espéraient qu’en donnant partout une impulsion puissante à l’opinion libérale, elle aurait pour résultat de substituer des gouvernemens libres aux pouvoirs absolus, et sous l’empire de ce sentiment ils continuèrent une lutte célèbre dans les annales parlementaires. Quelques jours après, le 1er février 1793, la France dénonçait les hostilités à l’Angleterre et à la Hollande. Après avoir vu comment Pitt mit à profit neuf années de paix pour restaurer les finances de son pays, il reste à examiner les moyens par lesquels il parvint à satisfaire aux nécessités d’une guerre générale, dont l’Angleterre eut presque seule à supporter tous les frais.


A. CALMON.

  1. L’emprunt de 150 millions 3 pour 100 contracté en 1841 l’a été au taux de 73 fr. 50 cent.; celui de 200 millions 3 pour 100 contracté en 1844 l’a été au taux de 84 fr. 15 centimes.
  2. Voyez la Revue du 15 avril, 1er mai, 1er et 15 juin 1845.
  3. Soit en valeurs françaises 2,250,000,000 francs.
  4. 5 milliards 975 millions.