Wyandotté/Chapitre IX

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 24p. 113-127).


CHAPITRE IX.


Quoique aussi vieux en expérience qu’en âge, il est en apparence aussi puéril qu’un enfant ; de même qu’un enfant il joue, se litre à mille folies, et va sans cesse d’un endroit dans un autre. Il ne peut tenir en place, et ne paraît pas longtemps satisfait. Enchanté d’avoir à s’occuper de quelque nouveau jouet, il dit ne vouloir plus penser à autre chose ; mais tenir une résolution est impossible à cet esprit léger. Vous n’échappez pas au pouvoir qu’exerce son enfance, et peut-être regretterez-vous l’heure qui vous aura vu vous joindre à ses jeux !
Griffin


L’intention du major était de quitter la Colline ; ce qu’il annonça à sa famille pendant le déjeuner, dans la matinée du lendemain. Sa mère et Beulah reçurent cette communication avec un intérêt bien naturel, qu’elles n’avaient aucune raison de dissimuler ; mais Maud avait si bien imposé silence à ses sentiments, qu’elle ne fit rien paraître du chagrin qu’elle ressentait réellement. Il lui semblait qu’elle se trouvait constamment sur le point de trahir son secret, et elle croyait que cette découverte causerait aussitôt sa mort. Survivre à sa honte était impossible à ses yeux ; elle appela à son aide toute son énergie pour refouler ses pensées au plus profond de son âme. Elle avait été si près de tout révéler à Beulah, qu’elle tremblait à la seule idée du précipice sur la pente duquel elle s’était trouvée, et raffermissait ses résolutions par le souvenir du danger qu’elle avait couru.

Par une mesure de prudence, les projets de départ du jeune homme avaient été tenus secrets dans tout l’établissement. Nick avait disparu dans le cours de la nuit en emportant la malle du major ; il s’était rendu au point désigné, près du ruisseau, où il devait être rejoint par son compagnon de voyage à une heure convenue. Il y avait plusieurs sentiers qui conduisaient à l’établissement ; le plus fréquenté était dans la direction du vieux fort de Stanwix ; il allait du nord au sud, le long des rives de la Mohawk ; c’était la route par laquelle le major était venu. Un autre longeait l’Otségo, et joignait la Mohawk à l’endroit que nous avons plus d’une fois mentionné dans nos premiers chapitres. Comme c’étaient les deux sentiers les plus ordinaires, si l’on peut appeler sentiers ces chemins où la trace des pas était à peine visible, il était plus que probable qu’on y attendrait le voyageur s’il y avait quelque plan convenu pour l’arrêter. En conséquence, le major avait résolu de les éviter tous deux et de marcher hardiment dans les montagnes jusqu’à ce qu’il atteignît la Susquehannah, de traverser ensuite ce ruisseau sur des radeaux, de suivre des bancs de sable le long d’un de ses affluents de l’est jusqu’à la haute terre qui sépare les eaux de la Mohawk de cette dernière rivière ; il traverserait ensuite obliquement les eaux qui, dans cette partie du pays, se dirigent généralement vers le nord ou vers le sud. Évitant Schenectady et Albany, il se dirigerait vers les anciens établissements des émigrés venus du Palatinat, et gagnerait le détroit d’Hudson à un endroit qu’il croyait sûr, quoiqu’il y eût près de là des passages fréquentés dans les montagnes. Il devait voyager comme un propriétaire venant de visiter ses possessions, et son père lui fournit un plan et un vieux titre pour donner plus d’appui à son caractère supposé, dans le cas où il serait soupçonné ou arrêté. Cependant les dangers étaient peu à craindre ; la guerre étant encore trop récente pour qu’on pût s’occuper des défiances qui donnèrent lieu, dans la suite, à tant de vigilance et d’activité.

— Tu tâcheras de nous faire savoir ton heureuse arrivée à Boston, Bob, dit le père ; j’espère de la bonté de Dieu que les choses n’iront pas plus loin, et que nos appréhensions ont donné une trop sombre apparence à ce qui s’est déjà passé.

— Ah ! mon cher père, que vous connaissez peu l’état du pays à travers lequel je viens de voyager, répondit le major en secouant la tête. Des cris au feu n’auraient pas produit plus de mouvement, ni plus d’excitation. Les colonies sont agitées, particulierement celles de la Nouvelle-Angleterre, et une guerre civile est inévitable ; du reste, je suis assuré que, grâce à la puissance de l’Angleterre, elle sera de courte durée.

— Alors, Robert, ne vous engagez pas parmi les habitants de la Nouvelle-Angleterre, s’écria la mère alarmée. Allez plutôt à New-York, où nous avons beaucoup d’amis et beaucoup d’influence. Il sera plus aisé de gagner New-York que Boston.

— C’est vrai, ma mère, mais ce serait peu honorable. Mon régiment est à Boston, les ennemis sont devant Boston ; un vieux soldat comme le capitaine Willoughby vous dira qu’un major est nécessaire à son corps. Non, non ; ce que j’ai de mieux à faire, c’est de me mêler aux aventuriers qui se dirigent vers Boston, jusqu’à ce que je puisse saisir l’occasion de me séparer d’eux et de joindre mon régiment.

— Prends garde, Bob, à ne pas commettre un crime militaire. Peut-être que les officiers provinciaux pourraient, d’après cela, te traiter comme un espion ; ne va pas tomber entre leurs mains.

— Je n’ai pas cette crainte, Monsieur ; actuellement, c’est le sort des colons de combattre pour ce qu’ils s’imaginent être la liberté. Ce dont ils sont capables dans leur zèle, je le sais pour l’avoir vu déjà ; mais les choses n’iront pas aussi loin que vous paraissez l’appréhender. Je crois qu’ils n’arrêteraient pas Gage lui-même si, après avoir traversé leur camp, il manifestait le désir de s’en retourner.

— Tu m’as cependant dit que des armes et des munitions ont été saisies ; que plusieurs officiers retraités du roi ont été arrêtés et faits prisonniers sur parole.

— Cela se dit certainement, mais j’en doute. Heureusement pour vous et pour vos présentes opinions, vous n’avez pas même la demi-solde que l’on donne aux retraités.

— C’est heureux, Bob, quoique tu dises cela en souriant ; avec mes sentiments actuels, je serais réellement fâché d’avoir la demi-solde ou le quart de solde. Au moins je suis libre de suivre les mouvements de ma conscience et les suggestions de mon jugement.

— Eh bien, Monsieur, vous êtes heureux, il faut le reconnaître. Pour moi, je ne comprends pas qu’un homme puisse être libre de manquer à la fidélité qu’il doit à son souverain naturel. — Qu’en pensez-vous, Maud ?

Cela fut dit sur un ton moitié sérieux, moitié plaisant. Maud hésita avant de répondre.

— Mes sentiments s’opposent à la rébellion, dit-elle enfin, quoique ma raison me dise qu’il n’y a pas réellement de souverain naturel ; c’est le parlement qui a fait nos princes, le parlement est donc notre maître légal, notre maître constitutionnel.

— C’est là justement le point en discussion. Les membres du parlement peuvent être les gouverneurs légitimes de l’Angleterre, mais ils ne sont pas les gouverneurs légitimes de l’Amérique.

— C’est assez, dit le capitaine en se levant de table. Ne débattons pas une telle question au moment de nous séparer. Va, mon fils, on ne saurait remplir un devoir trop tôt. Ton fusil de chasse est prêt ainsi que les munitions. Je ferai courir le bruit que tu as été passer une heure dans les bois à la recherche des pigeons. Dieu te bénisse, Bob quoique nous différions d’opinion sur la situation actuelle, tu es mon fils, mon seul fils, mon enfant bien-aimé Dieu te bénisse pour toujours !

Un profond silence succéda à ce cri de la nature ; puis le jeune homme prit congé de sa mère et des jeunes filles. Mistress Willoughby embrassa son enfant. Elle contint sa douleur jusqu’au moment où, seule dans sa chambre, elle pourrait à loisir adresser au ciel ses prières et ses larmes. Beulah, affectionnée et sincère, sauta franchement au cou de son frère ; mais Maud, quoique pâle et tremblante, reçut le baiser d’adieu sans le rendre, quoiqu’elle ne pût s’empêcher de lui dire, avec une intention dont le jeune homme conserva tout le jour l’impression dans son esprit : — Prenez soin de vous-même, ne courez pas inutilement au-devant du danger ; Dieu vous bénisse, mon cher, mon très-cher Bob.

Maud seule suivit des yeux le départ du major. La construction particulière de la Hutte empêchait que des fenêtres du midi on pût voir ce qui se passait au dehors, mais il y avait au grenier une lucarne dans un petit atelier de peinture spécialement à l’usage de Maud ; c’est là qu’elle se réfugia pour soulager son pauvre cœur par d’abondantes larmes, et pour épier jusqu’aux derniers pas de Robert. Elle le vit, accompagné de son père et du chapelain, traverser la pelouse en causant avec une indifférence affectée pour cacher les pensées qui l’occupaient au moment du départ. La lucarne avait été ouverte pour donner de l’air, et Maud écouta de toutes ses oreilles, dans le désir de saisir s’il était possible, encore un son de sa voix ; mais en cela ses efforts furent inutiles, quoiqu’il se fût arrêté pour jeter un dernier regard à la Hutte : son père et M. Woods ne se retournèrent pas, et Maud agita son mouchoir. Il pensera que c’est Beulah ou moi se dit-elle et ce sera pour lui une consolation de savoir combien nous l’aimons. Le major vit le signal et y répondit. Son père se retourna tout à coup et surprit la main qui se retirait de la lucarne. — C’est notre précieuse Maud, dit-il sans penser à autre chose qu’à une affection de sœur. C’est son atelier de peinture, celui de Beulah est de l’autre côté de la porte, mais la fenêtre ne m’en paraît pas ouverte. — Le major tressaillit, envoya d’ardents baisers vers la petite lucarne, puis il continua sa route. Et pour changer de conversation il se hâta de dire, tout en faisant suite autant que possible aux dernières paroles de son père :

— Oui, Monsieur, cette porte rendra l’habitation assez sûre, faites-la placer, je, vous en supplie ; je ne serai tranquille que lorsque j’apprendrai que de ces deux portes l’une ferme les palissades, et l’autre la maison elle-même.

— J’avais l’intention de faire commencer ce travail aujourd’hui même, répondit le père, mais ton départ y a mis empêchement ; j’attendrai un jour ou deux pour laisser ta mère et tes sœurs se tranquilliser un peu, avant de les fatiguer du bruit et des clameurs des travailleurs.

— Mieux vaudrait leur causer cet ennui que de les laisser exposées aux attaques de l’Indien, ou même à une révolte.

De là le major en vint à donner quelques-unes des notions militaires les plus modernes touchant l’art de la défense. Il croyait son père un prodige d’habileté selon la vieille école ; mais quel est le jeune homme qui, après avoir joui pendant dix ou quinze ans des enseignements récents de quelque branche d’instruction, a jamais cru que l’éducation de ceux qui l’ont précédé fût à l’abri des attaques de la critique. Le capitaine l’écouta patiemment, avec cette indulgence que montrent les vieillards pour l’inexpérience du jeune âge, content de faire ainsi diversion à ses tristes pensées.

Pendant ce temps, Maud, tout en larmes, suivait leurs mouvements de la petite fenêtre : elle vit Robert s’arrêter et se retourner plusieurs fois ; elle agita de nouveau le mouchoir, quoiqu’elle pensât ne pas être aperçue, car il poursuivit sa route sans avoir répondu à ce nouveau signal.

— Il ne peut savoir si c’est Beulah ou moi, se dit Maud, peut-être s’imagine-t-il que nous sommes ici toutes les deux.

Le voyageur et ceux qui l’accompagnaient s’arrêtèrent sur les rochers qui dominaient les moulins et causèrent à peu près un quart d’heure avant de se séparer. Ils étaient trop éloignés de Maud pour qu’elle distinguât leurs traits ; mais elle put apercevoir l’attitude pensive et mélancolique du major, qui, appuyé sur son fusil de chasse, avait le visage tourné vers l’habitation et les yeux certainement fixés sur la lucarne. Enfin, à l’heure arrêtée, le jeune soldat secoua à la hâte la main de chacun de ses compagnons, et marcha d’un pas rapide vers le sentier en suivant le cours de la rivière. Maud ne le voyait plus, mais son père et M. Woods restèrent encore une demi-heure sur les rochers, épiant les moments où, sortant des endroits épais de la forêt, on l’apercevait sur les bords découverts de la petite rivière ; ils attendirent que le major fût à une petite distance de l’endroit où il devait rencontrer l’indien, alors deux coups de fusil qui se succédèrent leur apprirent que le jeune homme avait rejoint son guide. Après avoir reçu cet avertissement, tous les deux revinrent lentement vers la maison.

Tel fut le commencement d’une journée pour laquelle se préparaient encore d’importants événements. Le major Willoughby avait quitté son père à dix heures, et avant midi le bruit d’une nouvelle arrivée mettait, tout l’établissement en mouvement. Joël ne sut s’il devait s’alarmer ou se réjouir quand il vit huit ou dix hommes armés gravissant les rochers, et prenant ensuite leur course à travers la plaine du côté de la maison. Il se persuada aussitôt que ce devait être des gens envoyés par les autorités provinciales pour arrêter le capitaine, et croyait avoir lieu de penser qu’on remettrait à un autre la charge lucrative de receveur de l’état, pendant les débats qu’il prévoyait. Il revêtit son habit des dimanches, et se dirigeait vers l’habitation, afin d’être présent à la scène qu’il pensait avoir devinée, lorsque, à sa grande surprise, et aussi à son grand désappointement, il vit le capitaine et le chapelain s’avancer sur la pelouse au-devant des nouveaux venus d’une manière qui montrait assez qu’il n’y avait parmi eux aucun hôte désagréable. Joël alors s’arrêta et dès qu’il eut aperçu deux des étrangers donner de cordiales poignées de main à M. Willoughby et à son compagnon, il revint sur ses pas demi-mécontent et demi-satisfait.

La visite que le capitaine avait été recevoir, au lieu d’être un sujet d’inquiétude pour la famille, était au contraire fort agréable et arrivait tout à fait à propos. C’était Evert Beekman qui, accompagné d’un vieil ami et d’une troupe d’arpenteurs, de chasseurs, etc., se rendait à la concession qu’il possédait dans le voisinage, c’est-à-dire à une distance de cinquante milles, et venait s’arrêter quelque temps à la hutte, sous le gracieux prétexte de présenter ses respects à la famille, mais en réalité pour mener a bonne fin la demande en mariage qu’il avait faite à Beulah depuis un an.

L’attachement qui existait entre Evert Beekman et Beulah Willoughby avait un caractère si simple, si sincère et si naturel, qu’à peine fournit-il matière à un court épisode. Le jeune homme ne s’était adressé à elle qu’avec la permission de ses parents, il fut tout d’abord agréé par la jeune fille ; elle demanda seulement quelque temps pour réfléchir avant de donner une réponse, quand il lui fit cette proposition un jour ou deux avant que la famille quittât New-York.

À la vérité Beulah était un peu surprise que son amant eût retardé sa venue jusqu’à la fin de mai, quand elle s’attendait à le voir au commencement du mois. Comme l’on ne pouvait alors faire parvenir de lettre à moins d’envoyer un messager exprès, Evert était venu en personne faire ses excuses.

Beulah reçut Evert Beekman naturellement et sans la moindre exagération dans les manières, quoique le bonheur calme qui rayonnait sur son joli visage en dît autant que le jeune homme pût raisonnablement désirer. Il était reçu amicalement des parents de Beulah, et pouvait penser que ses espérances seraient comblées ; il n’eut pas à attendre longtemps. La consciencieuse Beulah avait sérieusement consulté son cœur, et s’était avoué en rougissant son attachement pour Beekman. Le jour même de l’arrivée d’Evert, ils furent fiancés. Comme ce petit épisode n’a qu’un lien secondaire avec notre histoire, nous n’insisterons pas sur ce point plus qu’il n’est nécessaire au sujet principal. Ce fut une matinée bien employée, et s’il y eut beaucoup de larmes, il y eut aussi beaucoup de sourires. Dès que la famille se fut réunie sur la pelouse selon sa coutume, dans cette douce saison, toutes choses furent arrêtées entre Beulah et son fiancé, même le jour du mariage, et on eut encore le temps de s’occuper d’autre chose. Pendant que Pline le jeune et l’une des briseuses préparaient le thé, M. Woods engagea la conversation suivante, sur un sujet auquel il n’était cependant pas le plus intéressé :

— Nous apportez-vous quelque nouvelle de Boston ? demanda le chapelain ; je me tue à vous adresser cette question depuis deux heures, monsieur Beekman, sans pouvoir me faire entendre.

Ces paroles dites avec bonhomie, mais tout à fait innocemment, produisirent des sourires et des regards qui semblaient leur prêter l’intention qui n’y était pas. Evert Beekman prit cependant un air grave avant de répondre.

— Pour avouer la vérité, monsieur Woods, dit-il, les choses deviendront, je crois, très-sérieuses. Boston est entouré par des milliers de nos soldats, et nous espérons non-seulement retenir les forces du roi dans la péninsule, mais encore les chasser de la colonie.

— C’est une mesure téméraire, très-téméraire, monsieur Beekman, de prendre parti contre César.

— Woods nous a fait un sermon sur le droit de César pas plus tard qu’hier, Beekman, dit en riant le capitaine, et nous allons le voir ordonner avant peu des prières publiques pour le succès des armes britanniques.

— J’ai prié pour la famille royale, dit le chapelain avec feu, et j’espère pouvoir toujours continuer mes prières.

— Mon cher ami, je ne m’y oppose aucunement. Priez pour tous les hommes, quelle que soit leur condition, pour nos ennemis comme pour nos amis, et en particulier pour nos princes ; mais priez aussi pour que les cœurs de leurs conseillers soient changés.

Beekman paraissait embarrassé. Il appartenait à une famille de whigs déterminés, et on parlait à ce moment même de le nommer colonel de l’un des régiments qui allaient être levés dans la colonie de New York. Il prenait ce rang dans la milice, et personne ne doutait de ses dispositions à résister aux forces britanniques quand le moment en serait venu. Il s’était même dérobé à ce qu’il regardait comme d’impérieux devoirs pour s’assurer de la femme de son choix avant de s’en aller sur le champ de bataille. Sa réponse se ressentit des pensées qui se croisaient dans son esprit.

— Je ne sais pas, Monsieur, s’il est tout à fait sage de prier si instamment pour la famille royale, dit-il. Nous pouvons lui souhaiter le bonheur en ce monde et les consolations spirituelles, puisqu’elle fait partie de la grande famille humaine, mais des prières politiques spéciales doivent se faire avec prudence dans des temps comme ceux-ci. Il est probable qu’elles seraient interprétées comme une pétition directe contre les Provinces-Unies.

— Eh bien ! répondit le capitaine, je ne puis pas être de cet avis. S’il y avait une prière qui eût pour but de confondre le parlement et ses conseillers, je m’y joindrais volontiers ; mais je ne suis pas encore prêt à mettre de côté le roi, la reine, les princes et les princesses, à la considération de quelques taxes et d’un peu de thé.

— Je suis fâché de vous entendre parler ainsi, Monsieur, répondit Evert. Quand vos opinions ont été examinées dernièrement à Albany, j’ai assuré en quelque sorte que vous seriez certainement plutôt avec nous que contre nous.

— Hé bien, je pense, Beekman, que vous vous êtes fait l’interprète de mes propres sentiments. Je crois en effet que les colonies ont raison, quoique je sois encore disposé à prier pour le roi.

— Je suis un de ceux, capitaine Willoughby, qui paraissent hardis dans les occasions les plus graves. Les dispositions des colonies sont redoutables, et les officiers royaux paraissent désireux aussi d’en venir aux mains.

— Vous avez un frère qui est capitaine d’infanterie dans un régiment de la couronne, colonel Beekman ; quelles sont ses vues dans le sérieux état des affaires ?

— Il a déjà renoncé à sa commission, refusant même de la vendre, malgré le privilège qui y était attaché. Le congrès pense en ce moment à le nommer dans l’un des régiments qu’on va lever.

Le capitaine dévint sérieux, mistress Willoughby inquiète, Beulah attentive et Maud pensive.

— Voilà qui me paraît grave, vraiment, dit le premier. Quand les hommes abandonnent leurs premières espérances pour s’imposer des obligations nouvelles, c’est qu’ils ont des vues cachées et ambitieuses. Je ne croyais pas qu’on pût en venir là.

— Nous espérions que le major Willoughby ferait de même. Je connais un régiment à sa disposition s’il voulait se joindre à nous. Personne n’y serait plus volontiers reçu. Nous allons avoir de notre côté Gates, Montgomery et plusieurs anciens officiers des corps réguliers.

— Le colonel Lee se mettra-t-il à la tête des forces américaines ?

— Je ne le pense pas, Monsieur. Il a une haute réputation et beaucoup d’expérience, mais il est si fantasque ; et, ce qui est quelque chose à nos yeux, il n’est pas né Américain.

— Il est tout à fait raisonnable d’avoir égard à de telles considérations, Beekman. Si j’étais du congrès elles m’influenceraient moi qui suis Anglais, et qui dans beaucoup de circonstances resterai toujours Anglais.

— Je suis content d’entendre ces paroles, Willoughby, s’écria le chapelain, elles me causent une juste joie. Un homme doit rester attaché aux devoirs que lui impose sa naissance, quels que soient les dangers à courir.

— Comment faites-vous alors pour concilier vos opinions avec les devoirs de votre naissance ? demanda le capitaine en riant.

Le chapelain fut un peu confus. Il était entré dans la controverse avec tant de zèle, qu’il avait maintenant les sentiments d’un zélé partisan du roi et comme il arrive assez souvent à de tels philosophes, il commençait à apercevoir tout ce qui s’opposait à ses opinions, et à exagérer tout ce qui pouvait les soutenir.

— Comment, s’écria-t-il avec plus de zèle que de fermeté, ne suis-je pas un Anglais selon les idées généralement reçues ? quoique né à Massachussets, ne suis-je pas de famille anglaise et sujet de l’Angleterre ?

— Hum ! dans ce cas Beekman, qui descend des Hollandais, n’est pas lié par les mêmes principes que les nôtres ?

— Non pas par les mêmes sentiments, c’est possible, mais sûrement par les mêmes principes. Le colonel Beekman est un Anglais de construction et vous un Anglais de naissance.

Mistress Willoughby et Beulah rirent beaucoup en entendant cette réponse, mais aucun sourire n’avait passé sur les lèvres de Maud depuis l’instant où ses yeux avaient perdu Robert de vue. Les idées du capitaine semblèrent se tourner vers une autre direction, et il garda quelque temps le silence avant de prendre la parole.

— Dans les circonstances où nous sommes placés les uns par rapport aux autres, monsieur Beekman, dit-il, il serait à propos de ne pas faire de réticences sur les points sérieux. Que n’êtes-vous arrivé une heure ou deux plus tôt, vous auriez rencontré un visage bien connu de vous, celui de mon fils, le major Willoughby.

— Le major Willoughby, mon cher monsieur ! s’écria Beekman avec un mouvement de surprise peu agréable, je le supposais avec l’armée royale à Boston. Vous dites qu’il a quitté la Hutte, j’espère que ce n’est pas pour Albany.

— Non : j’avais quelques raisons d’abord pour désirer le voir prendre cette direction, et aussi pour qu’il pût vous voir ; mais des représentations sur l’état du pays m’ont fait changer d’idée. Il voyage secrètement, ayant soin d’éviter les principales villes,

— En cela, il a bien fait, Monsieur. Quoique je doive me rapprocher du père de Beulah, j’aurais été fâché de voir Bob précisément en ce moment. S’il n’y a aucun espoir de le gagner à notre cause, le mieux dans ces jours-ci est d’être éloignés l’un de l’autre autant que possible.

Ceci fut dit gravement et fit complétement apprécier à ceux qui l’entendirent le sérieux caractère d’une querelle qui menaçait d’armer le frère contre le frère ; et, comme d’un consentement unanime, le discours changea, chacun désirant effacer de ses pensées de pénibles impressions.

Le capitaine, sa femme, Beulah et le colonel eurent de longs et intimes entretiens dans le cours de la soirée. Maud n’était pas fâchée d’être laissée à elle-même et le chapelain consacra son temps à l’ami de Beekman qui, à la vérité, était un inspecteur et avait suivi le jeune homme, partie pour sauver les apparences, partie pour son service. Les gens qui les accompagnaient avaient été distribués dans les différentes cabines de l’établissement dès le moment de leur arrivée.

Quand les sœurs se furent retirées dans leur chambre, Maud s’aperçut que Beulah avait quelque chose à lui communiquer. Cependant elle ne lui adressa aucune question. Enfin Beulah prit la parole.

— C’est une terrible chose, Maud, pour une femme de contracter les nouveaux devoirs, les nouvelles obligations d’une épouse.

— Elle ne les contracterait pas, Beulah, si elle ne ressentait pour l’homme de son choix un amour qui la soutiendra dans leur accomplissement. Toi qui as tes parents, tu dois sentir cela, et je ne doute pas que tu ne le fasses.

— Tu m’étonnes, Maud ! Mes parents ne sont-ils pas les tiens ? Notre amour pour eux n’est-il pas mutuel ?

— Je suis honteuse de moi-même, Beulah. Aucune fille n’eut jamais de parents qui lui soient plus chers. Je regrette mes paroles, et te prie de me pardonner.

— C’est ce que je serai très-heureuse de faire. C’était une grande consolation pour moi de penser que lorsque je me verrais forcée de quitter la maison, je laisserais auprès de mon père et de ma mère une fille soumise, et qui les aime autant que toi, Maud.

— Tu as eu raison, Beulah ; je les aime de tout mon cœur. Tu as eu raison dans un autre sens, car je ne me marierai jamais ; j’y suis décidée.

— Eh bien, ma chère, il en est beaucoup qui sont heureuses sans jamais se marier, plus heureuses même que si elles se mariaient. Evert a un cœur bon, ferme, aimant, et je sais qu’il fera ce qu’il pourra pour m’empêcher de regretter ma famille ; mais aurons-nous jamais plus qu’une mère, Maud ?

Maud ne répondit pas, quoiqu’elle parût surprise des paroles de Beulah.

— Evert a fait tant de raisonnements à mon père et ma mère, continua la fiancée en rougissant, qu’ils ont cru devoir nous marier tout de suite. Croirais-tu, Maud, qu’il a arrêté ce soir que la cérémonie se fera demain ?

— C’est bien précipité, Beulah. Pourquoi se sont-ils aussi vite décidés ?

— C’est à cause de l’état du pays. Je ne sais comment Evert a fait, mais il a persuadé à mon père qu’aussitôt que je serais sa femme, nous serions tous plus en sûreté a la Hutte.

— J’espère que tu aimes Evert Beekman, chère, très-chère Beulah.

— Quelle question, Maud ! Supposes-tu que debout devant un ministre de Dieu, j’ose donner ma foi à un homme que je n’aimerais pas ? D’où te viennent ces doutes ?

— Je n’ai pas de doutes. Je suis folle, car je te sais aussi consciencieuse que les saints du ciel ; cependant, Beulah, je crois que je ne serais pas aussi tranquille que toi près de quelqu’un que j’aimerais.

La charmante Beulah sourit, mais ne ressentit aucune inquiétude. Elle connaissait trop bien les sentiments de son âme pure et calme pour se défier d’elle-même, et elle s’imaginait aisément que Maud ne serait pas aussi tranquille dans des circonstances semblables.

— Peut-être as-tu bien fait, répondit-elle en riant, de prendre la résolution de ne pas te marier, car où trouverait-on un amant assez dévoué et assez romanesque pour toi ? Aucun ne t’a plu l’été dernier, quoique le moindre encouragement eût pu en amener une douzaine à tes pieds, et ici tu n’en as pas un seul, si ce n’est le bon et vieux M. Woods.

Maud serra les lèvres et devint sérieuse, mais elle sut se commander à elle-même et répondit à la plaisanterie de sa sœur.

— C’est très-vrai, dit-elle, il n’y a pas de héros pour moi, à moins que ce ne soit le cher M. Woods et lui, le pauvre homme ! on dit qu’il a eu une femme qui l’a guéri du désir d’en avoir une autre.

M. Woods ! je n’ai jamais su qu’il ait été marié. Qui donc te l’a dit, Maud ?

— Je l’ai appris de Robert, répondit Maud en hésitant. Il parlait un jour de ces choses-là.

— De quelles choses, ma chère ?

— Je crois que c’était de mariages entre parents ; car M. Woods a épousé une cousine germaine. Bob était trop jeune quand cette dame mourut pour pouvoir se la rappeler. Le pauvre homme ! elle lui a rendu la vie dure. — Il doit être loin de la Hutte en ce moment, Beulah.

M. Woods Je l’ai laissé avec papa il y a quelques minutes, causant de la cérémonie de demain.

— C’est de Bob que je parlais.

Les yeux des deux sœurs se rencontrèrent et toutes deux rougirent, tandis que chacune se représentait l’image de celui qui occupait toutes ses pensées : mais elles gardèrent le silence, et peu de temps après firent leur prière.

Le lendemain, Evert Beekman et Beulah Willoughby furent mariés. La cérémonie se fit aussitôt après le déjeuner dans la petite chapelle. Il n’y eut de présents que les parents et Michel O’Hearn, que ses fonctions de sacristain empêchaient de prier avec les assistants, ce qui tranquillisait sa conscience. L’honnête Irlandais avait été mis dans le secret à la pointe du jour ; et après avoir balayé le temple, il avait revêtu son habit des dimanches, en l’honneur de la circonstance.

Une mère aussi tendre que mistress Willoughby ne pouvait pas renoncer à ses droits sur son enfant, sans répandre des larmes. Maud aussi pleura, mais ce c’était pas autant par sympathie pour Beulah que pour une tout autre cause. Le mariage, du reste, fut simple et sans aucune manifestation de grands sentiments. C’était une de ces unions raisonnantes qui promettent d’être heureuses. Il y avait entre les deux jeunes gens parfaite conformité de rang, de fortune, d’âge et d’habitudes. Rien ne choquait les principes reçus dans ce prudent assemblage. Evert était aussi digne de Beulah, qu’elle était digne de lui. Il y avait sécurité dans l’avenir de chaque côté, et pas un doute ni une crainte ne se mêlèrent aux regrets, si l’on peut appeler regrets les pensées en quelque sorte inséparables d’une cérémonie si solennelle.

Le mariage était fait ; le bon père et la tendre mère avaient pressé sur leurs cœurs la jeune mariée qui souriait à travers ses larmes ; Maud l’avait étreinte dans un affectueux embrassement, et le chapelain avait réclamé son baiser, quand se présenta l’honnête sacristain.

— Moi aussi, je viens avec vos amis souhaiter tout le bien possible à vous, à votre mari, à vos enfants, à tous ceux enfin qui vivaient avant vous, et à tous ceux qui vivront après. Je vous ai connue quand vous étiez toute petite, il y a bien des années de cela, et je n’ai jamais vu une expression fâcheuse sur votre joli visage. Je me proposais depuis longtemps de vous dire ces paroles. J’en désire autant pour miss Maud. Oh ! n’est-elle pas charmante aussi. C’est dommage qu’il n’y ait pas là quelque joli garçon pour la prendre par dessus le marché, il est malheureux pour lui qu’il se fasse attendre. Que Dieu vous bénisse tous, même le prêtre, quoi qu’il ne soit pas notre prêtre à tous : voilà mes bons souhaits dits et faits.