Wyandotté/Chapitre VII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 24p. 83-98).


CHAPITRE VII.


Nous sommes tous ici ! le père, la mère, la sœur, la frère nous nous chérissons tous. Chaque siège est rempli. Que les indifférents ne viennent pas se mêler à nous. Ce n’est pas souvent que notre famille se trouve ainsi réunie tout entière autour du foyer de nos pères. Bénis soient ces lieux et cette assemblée. Qu’en ce jour tout souci soit oublié ; soumettons-nous au pouvoir de l’aimable paix ; que la bonne affection règle les heures : nous sommes tous ici.
Sprague


Les serviteurs se retirèrent pour la plupart, les uns dans leurs demeures, les autres à leurs travaux ; quelques-uns seulement restèrent pour recevoir des ordres ultérieurs. Parmi ces derniers étaient Joël, le charpentier et le forgeron ; ils venaient se joindre au chef de l’établissement et à son fils, pour s’entretenir des changements que le présent état de choses pouvait rendre nécessaires au dedans et au dehors de la hutte.

— Joël, dit le capitaine quand les trois hommes furent à portée de l’entendre, tous ces événements nous obligent à changer nos moyens de défense.

— Le capitaine suppose-t-il que le peuple de la colonie veuille nous attaquer ? demanda le rusé surveillant avec emphase.

— Peut-être pas le peuple de la colonie, monsieur Strides, car nous ne nous sommes pas encore déclarés comme ses ennemis, mais il y a des adversaires plus redoutables.

— Il ne me paraît pas probable que les troupes du roi, en désordre elles-mêmes, viennent s’aventurer ici ; c’est qu’il serait plus aisé de venir que de s’en retourner. D’ailleurs, le butin les dédommagerait à peine des frais de la marche.

— Peut-être pas ; mais il ne s’est jamais livré de combats, dans ces colonies, sans que quelques tribus sauvages s’y soient trouvées engagées avant même que les blancs soient entrés en ligne.

— Pensez-vous réellement, Monsieur, qu’il y ait de ce côté un danger sérieux ? s’écria le major avec étonnement.

— Sans doute, mon fils. Le couteau à scalper sera à l’œuvre dans six mois, et il y est peut-être déjà, si la moitié de tes récits et des bruits du dehors est vraie. — Telle est l’histoire américaine.

— Je pense plutôt, Monsieur, que vos appréhensions pour ma mère et mes sœurs peuvent vous égarer. Je ne crois pas que les autorités américaines elles-mêmes approuvent jamais ces mesures horribles que rien ne saurait justifier ; et si les ministres anglais étaient assez cruels pour adopter une pareille politique, l’honnête indignation d’un peuple humain les forcerait certainement d’abandonner le pouvoir.

Quand le major eut cessé de parler, il se retourna et surprit la contenance de Joël ; il fut frappé de l’intérêt avec lequel ce dernier épiait ses paroles empreintes d’une chaleureuse franchise.

— L’humanité se laisse facilement séduire par toutes ces harangues politiques, Bob, répondit tranquillement le père, mais elles produisent peu d’effet sur un vieux soldat. Que Dieu te fasse revenir de cette guerre avec la même ingénuité et le même naturel sensible que tu avais avant de partir d’ici.

— Le major redoute à peine les sauvages : serait-il pour eux ? dit Joël ; et, si ce qu’il dit de l’humanité des conseillers du roi est vrai, il sera encore en sûreté de ce côté.

— Le major sera du côté où son devoir l’appelle, monsieur Strides ; que vous importe ? répondit le jeune homme avec un peu plus de hauteur que la circonstance ne l’exigeait.

Le père regretta que son fils eût été aussi indiscret, il ne vit pas d’autre remède que de reporter l’attention des trois hommes sur ce qui avait été dit au commencement de l’entretien.

— Ni les souhaits des Américains ni ceux des Anglais n’auront d’influence sur le caractère de cette guerre, dit-il. Sa direction tombera dans les mains de ceux qui tiennent plus à la fin qu’aux moyens, et les succès excuseront suffisamment les torts. Telle a été l’histoire de toutes les guerres de mon temps, et il est probable que ce sera l’histoire de celle-ci. Je crois qu’il y aura très-peu de différence, de quelque côté que nous nous placions ; il y aura des sauvages à combattre dans l’un et l’autre cas. Ces portes doivent être mises en place ; c’est une des premières choses à faire, Joël et je crois nécessaire d’élever des palissades autour du rocher. La hutte, bien barricadée, ne sera pas prise aisément sans l’artillerie.

Joël parut frappé de cette idée, quoiqu’il ne semblât pas la trouver favorable. Ce ne fut qu’après avoir étudié la maison et les portes massives pendant une minute ou deux, qu’il fit part de ses sentiments sur ce sujet, et encore hésitait-il.

— Tout cela est très-vrai, capitaine, dit-il, l’habitation serait, il me semble, plus sûre si les portes étaient suspendues : mais on ne sait pas, peut-être serait-ce une sécurité, peut-être n’en serait-ce pas une. Tout dépend du côté où viendra le danger. Cependant, comme les portes sont faites, il est dommage de ne pas les placer si on peut en trouver le temps.

— Il faut trouver le temps, il faut placer les portes, interrompit le capitaine, trop accoutumé aux doutes de Joël pour l’écouter patiemment ; non-seulement on placera les portes, mais les palissades devront être plantées, les fossés creusés, et la circonvallation complétée.

— Cela doit être, comme le dit le capitaine, lui qui est le maître ici. Mais le temps est précieux au mois de mai : nos plantations ne sont qu’à moitié faites et il nous reste encore des terres à labourer. Les moissons ne viennent pas sans semence, pas plus pour les grands que pour les petits ; et il me semble que c’est rendre inutiles les bienfaits du Seigneur que de suspendre des portes et de creuser des fossés, quand aucun danger réel n’oblige à prendre des mesures de prudence.

— C’est là votre opinion, monsieur Strides, mais ce n’est pas la mienne. J’entends me défendre d’un danger réel, mais qui est encore hors de la vue, et je veux qu’on place ces portes aujourd’hui même.

— Aujourd’hui même ! Tous les gens de l’établissement ne pourraient achever cet ouvrage en moins d’une semaine. Ces portes devront être placées suivant les principes de la mécanique ; il faudra au moins deux ou trois jours au charpentier et au forgeron pour préparer l’ouvrage, nous emploierons bien un jour pour suspendre chacun des côtés. Pour ce qui regarde la circonvallation, il faudra couper, arracher, creuser, enfoncer, tout cela occupera toutes les mains et empêchera les plantations.

— Cela ne me paraît pas, Bob, aussi rude que le dit Joël. Ce travail des portes est pénible certainement et peut nous prendre un jour ou deux et, quant au reste, j’ai vu des baraques construites en une semaine, si je me souviens bien. Tu dois avoir quelques connaissances là-dessus. Quelle est ton opinion ?

— Je pense que cette maison peut être palissadée dans ce peu de temps ; je réponds de la sécurité de la famille, et avec votre permission je reste et je surveillerai les travaux.

Cette offre fut acceptée avec joie ; et le capitaine, accoutumé à être obéi dans les choses importantes, ordonna de laisser là aussitôt les ouvrages commencés. Seulement il fut permis à Joël de continuer les plantations. Comme il était nécessaire de creuser un fossé, cet ouvrage si simple pouvait se commencer à l’instant, aussi le major le fit-il entreprendre sans même être rentré dans la maison.

Il fallût d’abord creuser une ligne à six ou sept pieds de profondeur, pour entourer toute la construction à une distance d’environ trente pas de la maison. Cette ligne passait de chaque côté de la hutte, et rendait les flancs plus sûrs que le front, devant lequel se trouvait la plaine sur une surface légèrement inclinée. En une heure le major eut tracé la ligne avec exactitude, et six ou huit hommes se mirent à creuser le fossé. D’autres furent envoyés dans les bois avec ordre de couper une quantité suffisante de jeunes châtaigniers, et à midi il y en avait déjà une charge d’abattue. Cependant rien n’était encore fait aux portes.

À vrai dire, le capitaine était ravi. Ce spectacle lui rappelait sa vie militaire ; il allait de tous côtés, donnant des ordres, avec tout le feu de sa jeunesse qu’il sentait renaître. Mike, enterré comme une taupe, avait déjà creusé à une profondeur de plusieurs pieds, que les Yankees avaient à peine commencé leur travail. Quant à Jaime Allen, il allait à ouvrage avec réflexion mais on vit bientôt ses cheveux blancs au niveau de la terre. Le travail n’était pas dur, quoique le terrain fût un peu pierreux, et tout cela se faisait avec autant de rapidité que de succès. Toute cette journée et les trois suivantes, le rocher parut animé ; les attelages étaient mis en mouvement, les charpentiers sciaient, les laboureurs creusaient avec ardeur. Plusieurs trouvaient l’ouvrage inutile, illégal même ; mais aucun n’osait hésiter sous les yeux du major, que son père avait investi du commandement. Le quatrième jour, Joël termina ses plantations, quoiqu’il eût fait de longues pauses pour regarder avec étonnement la scène d’activité et de bruit que présentait le rocher. Il fut alors obligé de se joindre aux autres, avec les quelques hommes qui étaient restés sous sa direction.

Pendant que se creusait le fossé, on avait préparé les palissades. Les jeunes arbres avaient été coupés à une longueur de vingt pieds et taillés d’un côté en pointe. Des mortaises destinées à recevoir les traverses, furent disposées à des distances convenables, et l’on fit des trous pour les chevilles ; cette préparation faite, les charpentes furent enclavées dans le fossé, aux endroits les plus élevés, ensuite on posa les traverses. La pente fut alors élevée en ligne droite, et les barricades solidement enfoncées. Ces derniers travaux exigeaient du soin et du jugement ; aussi furent-ils confiés spécialement à la direction du prudent Jamie, le major ayant découvert que les Yankees étaient trop impatients pour bien faire. Le sergent Joyce s’entendait particulièrement à l’arrangement des barricades, et donnait au travail général un air tout à fait militaire.

— Mieux vaut l’ouvrage bien guidé que l’ouvrage précipité, dit l’Écossais, tout en dirigeant les travailleurs. Les choses sont bien faites avec moins de bruit et de confusion. Placez les charpentes plus perpendiculairement, braves gens.

— Oui-dà, arrangez-les aussi, mes gars, ajouta le vénérable ex-sergent.

— Voilà de singulières plantations, dit Joël, et il en viendra de singuliers grains. Pensiez-vous que ces jeunes châtaigniers ne grandiraient jamais ?

— Maintenant, Joël, ce n’est pas pour accroître que nous travaillons, mais pour préserver l’accroissement humain que nous avons, pour empêcher les barbares du désert de tondre nos têtes avant que la faux du temps ne nous ait recueillis pour la moisson de l’éternité. Ces sauvages sont à redouter partout où ils ne trouvent pas des forts ou des barricades pour les arrêter.

— Je ne critique pas tout, Jamie, quoique, à mon avis, il eût mieux valu faire des plantations qui eussent servi au bétail pendant les mois de l’hiver. Je puis voir juste dans certaines choses et mal dans d’autres.

— Vous voyez mal en cela, heureusement pour nous, monsieur Sthroddle, s’écria Mike du fond de la tranchée, où il se servait d’un bélier avec tout le zèle d’un paveur. Vous voyez mal, heureusement pour nous et les nôtres, dis-je, monsieur Strides. Si vous n’approuvez pas une fortification dans un temps de guerre, vous n’avez qu’à vous dépêcher de charger vos épaules du havresac. Ce que nous désirons, c’est de fortifier la maison, et d’empêcher que pas un cheveu de la tête du maître, ni de celles qui lui sont chères, ne soit arraché tant que Jamie, Mike et le sergent seront là. Je souhaite voir tomber les sauvages dans cette tranchée et qu’un enterrement général nous délivre de ces vagabonds. J’entends dire de tous côtés que ce sont les enfants du diable.

— N’êtes-vous pas cependant l’ami de Nick, qui me paraît être le spécimen de son peuple ?

— Nick est à moitié civilisé ; il vous en voudrait s’il vous entendait l’appeler un spécimen.

Joël s’en alla en murmurant sans que les laboureurs pussent savoir s’il approuvait les travaux auxquels il était obligé de prêter son aide, ou s’il partageait le zèle de Mike pour ses maîtres.

En une semaine les constructions furent terminées, à l’exception des portes.

Ce fut un samedi qu’on plaça la dernière palissade, et tous les signes des travaux récents disparurent afin de rendre autant que possible au rocher sa beauté primitive. La semaine avait été tellement remplie par ces occupations que le major n’avait pu se livrer à ces entretiens intimes qu’il aimait avoir avec sa mère et ses sœurs. Les fatigues du jour faisaient que chacun se rendait de bonne heure à son lit, et les conversations étaient plutôt affectueuses et gaies que communicatives.

Le principal était fait. Quand les décombres eurent été enlevés, le capitaine engagea sa famille à venir avec lui sur la pelouse jouir d’une délicieuse soirée de la fin du mois de mai. La saison était précoce et le temps plus doux que de coutume, même dans cette vallée abritée. Pour la première fois de l’année, mistress Willoughby consentit à apporter le thé sur une table permanente qui avait été placée à l’ombre d’un bel orme, probablement pour quelque fête champêtre d’un caractère aussi simple.

— Allons, Wilhelmina, donnez-nous une tasse de ce thé odoriférant, que nous possédons heureusement en abondance, avec ou sans taxe. Je perdrais ma caste si l’on savait quelle dose de trahison américaine nous avons ainsi engloutie ; mais une tasse de thé dans la forêt semble légère sur la conscience d’un homme après une longue fatigue. Je suppose, major Willoughby, que les troupes de Sa Majesté ne dédaignent pas le thé au milieu de ces agitations.

— Loin de là, Monsieur, nous l’estimons beaucoup ; on dit que le porto et le xérès des différentes tables de Boston sont maintenant très-négligés. Je suis un amateur du thé pour lui-même, quoique je ne me connaisse guère à ses différentes qualités. — Farrel, dit-il à l’homme qui aidait Pline l’ancien à arranger la table, quand vous aurez fini, vous irez me chercher la corbeille que vous trouverez sur la toilette dans ma chambre.

— Vraiment, Bob, dit la mère en souriant, vous avez jusqu’ici fait peu d’honneur à cette corbeille. Vous ne nous avez pas dit encore un mot de toutes les jolies choses qu’elle contient.

— Je me suis occupé du soin de notre sûreté, voilà mon excuse. Maintenant qu’une apparence de sécurité me donne le temps de respirer, ma reconnaissance reçoit une impulsion soudaine. Quant à vous, Maud, je regrette d’être obligé de vous accuser de paresse ; quoi, pas une seule marque de votre souvenir !

— Est-ce possible ! s’écria le capitaine, qui versait l’eau dans la théière. Maud est la dernière que j’aurais soupçonnée d’une pareille négligence je t’assure, Bob, que personne n’écoute avec plus d’intérêt qu’elle les détails de ton avancement et de tes mouvements.

Maud ne fit aucune réponse. Elle pencha la tête de côté, dans une conviction secrète que sa sœur pouvait seule deviner. Mais Beulah s’était si bien accoutumée à regarder Robert et Maud comme frère et sœur, que même ce qui s’était passé n’avait produit aucun effet sur ses opinions, ni donné à ses pensées une direction nouvelle. À ce moment arriva Farrel ; il plaça la corbeille sur le banc à côté de son maître.

— Maintenant, ma très-chère mère, et vous, jeunes filles, je puis rendre à chacun ce qui lui est dû. D’abord, je confesse ma propre indignité, et reconnais que je ne mérite pas la moitié des attentions que vous m’avez témoignées par ces différents cadeaux ; ensuite, nous allons descendre dans les détail.

Le major alors montra les articles contenus dans la corbeille, trouvant les mots de mère et de Beulah attachés sur les uns et sur les autres. Mais rien n’indiquait que sa jeune sœur eût même pensé à lui. Le capitaine en parut surpris. — C’est vraiment bizarre, dit-il sérieusement ; j’espère, Bob, que tu n’as rien fait pour mériter cela ; je serais fâché que ma petite fille reçût une injure.

— Je vous assure, Monsieur, que je n’ai aucune conscience d’un pareil acte, et je puis solennellement protester contre toute intention offensante. Si je me suis rendu coupable, je prie Maud de me pardonner.

— Vous n’avez rien fait, Bob, rien qui m’ait offensée, s’écria Maud vivement.

— Pourquoi, alors, l’as-tu oublié, mignonne, quand ta mère et ta sœur ont fait tant de choses pour lui ?

— Des cadeaux obligés, mon cher père, ne sont pas des cadeaux. Je n’aime pas à être contrainte à faire des présents.

En entendant ces paroles, le major comprit qu’il ferait mieux de remettre les derniers articles dans la corbeille, pensant terminer ainsi les discussions. Grâce à cette précipitation, l’écharpe ne fut pas vue. Heureusement pour Maud, qui était prête à fondre en larmes, le service du thé prévint de nouvelles allusions sur ce sujet.

— Tu m’as dit, fit observer le capitaine à son fils, que ton ancien régiment a un nouveau colonel, mais tu as oublié de le nommer. J’aime à croire que c’est mon vieux camarade, Tom Wahingford, qui m’a écrit l’année passée qu’il en avait l’espérance.

— Le général Wallingford a obtenu un régiment de chevau-légers c’est le général Meredith qui est à la tête de mon ancien corps ; il est maintenant dans ce pays, où il commande une des brigades de Gage.

Maud était tellement identifiée avec la famille de la hutte, qu’à deux exceptions près, personne ne pensa à elle quand le nom du général Meredith fut prononcé ; il était cependant l’oncle de son père. Ces deux exceptions étaient le major et elle-même. Le premier n’avait jamais entendu ce nom sans penser à la charmante compagne de son enfance, sa sœur nominale, et Maud commençait à s’inquiéter de ses parents naturels. Mais elle crut qu’il était de son devoir de ne pas faire paraître ses sentiments en présence de ceux que, depuis son enfance, elle avait considérés comme ses plus proches parents, et qui continuaient à la regarder comme leur fille. Elle aurait donné tout au monde pour adresser à Bob quelques questions sur le parent dont il avait parlé, mais elle ne pouvait le faire devant sa mère ; elle se décida à attendre que le jeune homme pût satisfaire à ses demandes sans inconvénient.

Nick s’avançait en regardant les fortifications avec étonnement ; il arriva près de la table avec cet air indifférent qui le caractérisait, puis il s’arrêta en jetant encore les yeux sur les ouvrages récents.

— Vous le voyez Nick, je redeviens soldat dans mes vieux jours, dit le capitaine. Il y a quelques années que vous et moi ne nous sommes rencontrés dans une ligne de palissades. Que pensez-vous de nos travaux ?

— Quoi faire de cela, capitaine ?

— C’est pour nous défendre des Peaux-Rouges qui peuvent arriver avec l’envie de nous scalper.

— Et pourquoi scalper ? la hache pas déterrée ; enfoncée si profondément que pouvoir pas être retrouvée avant dix, deux, six ans.

— Oui-dà, ce serait long, vraiment ; mais vous autres, gentilshommes rouges, vous avez l’adresse de l’arracher avec promptitude quand l’occasion s’en présente. Je suppose que vous savez, Nick, qu’il y a des troubles dans les colonies.

— On a parlé autour de Nick, répondit l’Indien d’une manière évasive, Nick pas lire, pas entendre, pas causer beaucoup, causer le plus avec l’Irlandais, pas comprendre lui.

— Mike n’est pas très-lucide, je le sais, répondit le capitaine en riant, mais c’est un brave homme, toujours disposé à rendre service.

— Pauvre tireur, tirer un but et toucher l’autre.

— Il n’est pas bon carabinier, je l’admets, mais il s’entend à manier le shillelah. Vous a-t-il donné quelques nouvelles ?

— Tout ce qu’il dit, nouvelles, beaucoup de nouvelles ; dix plutôt qu’une. Capitaine, prêté à Nick un quart de dollar hier.

— Certainement, Nick ; je suppose que vous l’aviez dépensé d’avance chez le meunier pour du rhum. Dois-je comprendre que vous voulez me le rendre ?

— Certainement rendre une pièce aussi bonne que l’autre. Nick, homme d’honneur ; Nick tenir sa parole.

— Voilà qui est rare, Nick ; je ne vous aurais pas cru capable d’une telle exactitude.

— Le chef tuscarora, toujours honnête homme ce qu’il dit, il faire. Bon argent, capitaine.

— C’est juste, il est de bon aloi, mon vieil ami ; je ne dédaigne pas de le recevoir ; il pourra me servir prochainement à faire un autre prêt.

— Pouvoir prendre li et prêter un dollar à Nick, Nick le rendre demain.

Le capitaine protesta contre la sécurité que l’Indien avait évidemment voulu lui donner, et refusa, avec bonté cependant, de prêter une somme plus forte. Nick parut désappointé, et s’en alla aussitôt du côté des fortifications avec l’air d’un homme offensé.

— Voilà un singulier camarade, Monsieur, dit le major. Je m’étonne réellement que vous le laissiez aux environs de la hutte. Ce serait peut-être une bonne idée de l’éloigner, maintenant que la guerre a éclaté.

— C’est plus facile à dire qu’à faire. Une goutte d’eau ne serait pas plus aisément détournée de cette source qu’un Indien de la partie de la forêt qu’il a résolu de visiter. C’est toi-même qui l’as amené ici, Bob ; devrais-tu nous blâmer de tolérer sa présence ?

— Je l’ai amené, Monsieur, parce qu’il m’a reconnu, même sous ce costume, et qu’il était sage de s’en faire un ami. Et puis j’avais besoin d’un guide, et j’étais assuré que personne mieux que lui ne connaissait le chemin. C’est un coquin dont il faut se défier, cependant ; et je trouve que son caractère a changé depuis mon enfance.

— Aucunement, Bob. Nick a toujours été le même depuis trente ans que je le connais. C’est un misérable, sans doute, car sans cela sa tribu ne l’aurait pas chassé. La justice indienne est sévère, mais elle est naturelle. Jamais un homme n’est mis au ban des Peaux-Rouges sans qu’on se soit bien assuré qu’il n’est pas digne de jouir des droits des sauvages. En garnison, nous avons toujours considéré Nick comme un habile fripon, et nous le traitions en conséquence. Quand on se tient sur ses gardes avec un tel homme, il est peu dangereux ; et la crainte salutaire que j’inspire à ce Tuscarora le tient en respect pendant ses visites à la hutte. Le principal méfait dont il se rend coupable ici, c’est d’engager Mike et Jamie à boire avec lui le santa-cruz ; mais le meunier a reçu l’ordre de ne plus leur vendre de rhum.

— Je trouve que vous ne rendez pas justice à Nick, fit observer l’excellente mistress Willoughby à son mari ; il a de bonnes qualités ; mais vous autres, soldats, vous appliquez toujours vos lois martiales à la faiblesse de vos semblables.

— Et vous autres, femmes au cœur tendre, ma chère Wilhelmina, vous croyez tout le monde aussi bon que vous-mêmes.

— Souvenez-vous, Hugh, de cette maladie de votre fils pour laquelle le Tuscarora s’empressa d’aller dans la forêt chercher les herbes que les médecins avaient indiquées comme devant le guérir. C’était difficile à trouver, Robert, mais Nick se rappela en avoir vu à cinquante milles de là ; et, sans même que nous l’eussions demandé, il alla à cette distance pour se les procurer.

— Oui, c’est vrai, répondit le capitaine d’un air pensif, quoique je doute de l’efficacité de ces herbes. Chacun a quelques bonnes qualités et, je dois l’avouer aussi, de mauvaises. Mais voilà notre homme, et je ne veux pas lui laisser voir qu’il est l’objet de nos remarques.

— C’est très-juste, Monsieur ; il ne faut pas que de pareilles gens puissent s’imaginer qu’ils ont quelque importance.

Nick revenait en effet, après avoir examiné avec satisfaction les changements qu’on avait faits. Il s’arrêta un moment près de la table, et prenant un air digne qui ne lui était pas habituel, il s’adressa au capitaine.

— Nick, vieux chef, dit-il ; il a assisté souvent au conseil du Feu, comme capitaine ; pouvoir pas dire tout ce qu’il sait ; avoir besoin de connaître la nouvelle guerre.

— Cette fois, Nick, c’est une querelle de famille ; les Français n’ont rien à y faire.

— Comment, Yankees contre Yankees ?

— Est-ce que les Tuscaroras ne déterrent pas quelquefois la hache contre les Tuscaroras ?

— Le Tuscarora tue le Tuscarora oui, provoquer et tuer son ennemi particulier, mais le guerrier tuscarora jamais scalper les femmes et les enfants de sa tribu.

— Il faut avouer, Nick, que vous êtes bon logicien ; nous disons en Angleterre les chiens ne se mangent pas entre eux, et cependant le grand père d’Angleterre a levé la hache contre ses enfants d’Amérique.

— Lesquels suivent la droite route, lesquels suivent la route tortueuse ? quoi vous penser de cela ?

— Je ne suis pas partisan de tout cela, Nick, et je désirerais de tout mon cœur que les querelles ne se fussent pas engagées.

— Est-ce que vous avoir le dessein de revêtir l’uniforme et marcher encore comme capitaine, suivant tambour et fifre comme autrefois ?

— Je ne le crois pas, mon vieux camarade. Passé soixante ans, on aime mieux la paix que la guerre et je me propose de rester chez moi.

— Pourquoi bâtir un fort ? pourquoi entourer une maison comme un parc de moutons ?

— Parce que j’ai l’intention de rester ici. La palissade suffira pour arrêter ceux qui voudraient marcher contre nous. Vous m’avez vu me défendre dans une position plus difficile.

— Vous, pas avoir de portes, murmura Nick. Anglais, Américains, Peaux-Rouges, Français, tous pouvoir entrer à leur gré. Pas être bon laisser des femmes avec les portes ouvertes.

— Merci, Nick, s’écria mistress Willoughby ; je vous sais mon ami, et je n’ai pas oublié les herbes pour mon fils.

— Cela être bon, répondit l’Indien avec importance. Papoose presque mort aujourd’hui, demain jouer et courir ; Nick guérir l’enfant avec ces herbes.

— Oh ! vous êtes ou vous deviendrez tout à fait médecin ; je me souviens du temps où vous aviez la petite vérole.

L’Indien se tourna vers mistress Willoughby avec la rapidité de l’éclair, ce qui la fit tressaillir.

— Vous souvenir de cela, mistress capitaine. Qui l’a donné à Nick ? qui a guéri Nick ?

— Sur ma parole, Nick, vous m’avez presque épouvantée. Je ne vous ai donné la maladie que pour votre bien. Je vous ai sauvé la vie en vous inoculant, tandis que les soldats mouraient autour de vous pour avoir négligé ce soin.

L’animation qui s’était peinte sur la physionomie du sauvage fit place à une expression de bienveillance et de profonde reconnaissance pour le bienfait qu’il avait reçu. Il prit dans ses mains noires et nerveuses la main blanche et douce de mistress Willoughby, puis faisant tomber la couverture qu’il avait jetée négligemment sur ses épaules, il lui fit toucher les manques de l’inoculation.

— Vieilles marques, dit-il en souriant, nous bons amis, cela s’effacer jamais.

Cette scène toucha le capitaine ; il jeta un dollar à l’Indien qui le laissa à ses pieds sans paraître le remarquer, et qui se tournant vers les fortifications, montra du doigt les portes ouvertes.

— Grands dangers passent par petits trous, dit-il d’un ton sentencieux ; pourquoi laisser les grands trous ouverts ?

— Il faudra placer ces portes la semaine prochaine, dit te capitaine, et cependant il est presque absurde d’appréhender des dangers sérieux dans cet établissement si reculé, et lorsque la guerre ne fait que de commencer.

Rien ne se passa plus sur la pelouse qui soit digne d’être rapporté. Après le coucher du soleil, la famille rentra dans la maison, et se confia pour la nuit, comme de coutume, aux soins de la providence divine. Comme d’un commun accord, on ne fit aucune allusion à la guerre civile et aux résultats qu’on en attendait : quand le moment de se séparer fut venu, le major resta seul avec ses sœurs dans la pièce qui lui servait à la fois de parloir, de cabinet de toilette et de salle d’étude ; elle précédait cette qu’il appelait plus spécialement sa chambre.

— Vous ne nous quitterez pas de sitôt, Robert, dit Beulah en prenant la main de son frère avec une confiante affection ; il me semble que mon père n’est ni assez jeune, ni assez actif, ou plutôt ne s’alarme pas assez pour se soutenir dans des temps comme ceux-ci.

— C’est un bon soldat, Beulah, si bon que son fils ne peut rien lui apprendre. Je voudrais pouvoir dire que c’est un aussi bon sujet ; je crains qu’il ne penche du côté des colonies.

— Le ciel en soit loué ! s’écria Beutah. Oh ! que son fils suive la même direction.

— Non, Beulah, répliqua Maud avec un accent de reproche, tu parles sans réflexion ; maman regrette amèrement que papa ait de telles opinions. Elle pense que le parlement a raison et que les colonies ont tort.

— Quelle chose qu’une guerre civile ! s’écria le major. Voilà le mari contre sa femme, le fils contre son père, le frère contre la sœur. Ah ! j’aimerais mieux être mort que de vivre pour voir cela.

— Non, Robert, ce n’est pas ça, ajouta Maud. Ma mère ne s’oppose jamais aux idées de mon père. Les bonnes épouses, vous le savez, ne se conduisent jamais ainsi. Elle priera seulement pour qu’il ne s’engage pas dans une route sur laquelle ses enfants le verraient avec regret. Quant à moi, je ne compte pour rien là-dedans.

— Et Beulah, Maud, n’y est-elle pour rien aussi ? Beulah priera-t-elle pour la défaite de son frère, pendant toute cette guerre ? C’est sans doute le pressentiment de cette différence d’opinions qui vous a portée à m’oublier, tandis que Beulah et ma mère passaient tant d’heures à remplir la corbeille.

— Peut-être êtes-vous injuste envers Maud, Robert, dit Beulah en souriant. Personne ne vous aime plus que notre sœur, personne n’a pensé plus à vous pendant votre absence.

— Pourquoi alors la corbeille ne contient-elle aucune preuve de ce souvenir ? pas même une chaîne de cheveux, une bourse, une bague ? quelque chose enfin qui me montre que je n’ai pas été oublié.

— Et quand cela serait, dit Maud avec vivacité, en quoi suis-je plus blâmable que vous-même ? Où sont les preuves que vous avez pensé à nous.

— Les voilà, reprit le major, posant devant ses sœurs deux petits paquets sur lesquels leurs noms étaient marqués. Ma mère a le sien aussi, et mon père n’a pas été oublié.

Les exclamations de Beulah prouvèrent combien elle était reconnaissante de ces présents, composés principalement d’objets de toilette et de bijoux. Elle embrassa d’abord le major, et déclarant qu’il fallait que sa mère vît ce qu’elle avait reçu, elle se précipita hors de la chambre. Maud ne fut pas moins charmée, ce que montraient assez ses joues en feu et ses yeux pleins de larmes, mais elle contint davantage l’expression de ses sentiments. Après avoir examiné chaque chose avec plaisir, pendant une minute ou deux, elle vint d’un mouvement impétueux vers la corbeille, en renversa le contenu sur la table, jusqu’à ce qu’elle eût trouvé l’écharpe, qu’elle agita vers le major, en lui disant avec un léger sourire :

— Et cela, incrédule, n’est-ce rien ? N’a-t-il fallu qu’une minute pour le faire ? Qu’en pensez-vous ?

— Cela ? s’écria le major avec surprise, en développant le brillant travail ; n’est-ce pas une des vieilles écharpes de mon père qui me revient par droit d’héritage ?

Maud laissa les bijoux qu’elle regardait, et saisissant deux coins de l’écharpe, elle en fit remarquer la fraîcheur et la beauté.

— Est-elle vieille ? a-t-elle été portée ? demanda-t-elle d’un ton de reproche : votre père ne l’a même jamais vue, Robert ; personne ne l’a jamais portée.

— Est-ce possible ! ce serait l’ouvrage de plusieurs mois ? car vous ne pouvez pas l’avoir achetée ?

Maud parut désolée de ces doutes. Dépliant tout à fait l’écharpe, elle en éleva le milieu à la hauteur de la lumière, et montra du doigt certaines lettres qui y avaient été brodées, d’une manière assez ingénieuse pour échapper à l’observation ordinaire, mais assez distinctement pour qu’on pût les lire en regardant le travail avec plus d’attention. Le major prit l’écharpe à son tour, et y lut ces mots : Maud Meredith. Laissant tomber l’écharpe, il leva les yeux pour regarder la donatrice, mais elle s’était enfuie. Il la suivit, et entra dans la bibliothèque au moment où elle allait s’échapper par une autre porte.

— Je suis offensée de votre incrédulité, dit Maud en essayant de rire de ce qui venait de se passer, et je ne veux pas rester pour entendre vos mauvaises excuses. Des frères devraient-ils traiter ainsi leurs sœurs ?

— Maud Meredith n’est pas ma sœur, répondit-il sérieusement, Maud Willoughby pourrait l’être. Pourquoi ce nom de Meredith ?

— C’était comme un renvoi de vos propres paroles. Ne m’avez-vous pas appelée miss Meredith, la dernière fois que je vous ai vu à Albany.

— C’était une plaisanterie, ma chère Maud, et non pas une chose faite avec délibération, comme le nom brodé sur cette écharpe.

— Oh ! les plaisanteries se préméditent aussi bien que les crimes.

— Dites-moi, ma mère et Beulah savent-elles qui a fait cette écharpe.

— Et comment se serait-elle faite, Bob ? Pensez-vous que je sois allée y travailler dans les bois, comme une jeune fille romanesque qui a un secret à cacher aux regards curieux de ses persécuteurs ?

— Je ne sais qu’en penser. Mais ma mère a-t-elle vu, ce nom ?

Maud rougit jusqu’au blanc des yeux, mais elle avait tellement l’habitude et l’amour de la vérité, qu’elle fit un signe de tête négatif.

— Beulah non plus ? elle ne l’eût pas permis, j’en suis certain.

— Beulah non plus, major Willoughby, dit Maud eh prononçant ce nom avec un respect affecté. L’honneur des Willoughbys est préservé de toute tache, et tout le blâme doit tomber sur la pauvre Maud Meredith.

— Vous dédaignez donc le nom de Willoughby, et vous vous proposez sans doute de le quitter plus tard. J’ai remarqué que vous aviez signé votre dernière lettre du seul nom de Maud ; cependant vous ne l’aviez jamais fait auparavant : en aurais-je deviné la raison ?

— Puis je garder toujours un nom qui ne m’appartient pas ? Mon vrai nom va bientôt m’être donné dans les actes légaux. Rappelez-vous, monsieur Robert Willoughby, que j’ai vingt ans. Quand on me rendra compte de ma fortune, il ne faudra pas faire un faux. Un peu d’habitude est nécessaire pour m’apprendre à me servir de ma propre signature.

— Mais notre nom ne peut vous être odieux ; y renonceriez-vous, sérieusement pour toujours ?

— Le vôtre ! Quoi ! le nom vénéré de mon très-cher père, de ma mère, de Beulah, de vous-même, Bob !

Maud n’acheva pas. Elle fondit en larmes et disparut.