Wyandotté/Chapitre XI

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 24p. 140-151).


CHAPITRE XI.


Nul bruit n’éveille, en ce moment l’ombre imposante de la forêt ; le vent n’agite pas le feuillage à l’abri duquel se cache peut-être le danger. Soudain Je vois briller l’œil de l’Homme Rouge. Tout est silencieux encore dans l’obscurité profonde, les oiseaux voltigent sans crainte et la nature moqueuse sourit autour d’eux.
Lunt


L’été de 1776, si rempli d’incidents, avait donné d’abondantes récoltes dans la vallée. Afin de chasser de son esprit les pensées fâcheuses, le capitaine s’était beaucoup occupé des travaux des champs, et il pensait manifester grandement son zèle pour la bonne cause, en engraissant des porcs qui étaient cette année en plus grand nombre qu’à l’ordinaire, et qu’il comptait envoyer au Fort Stanwix avant la fin de la saison. Quoique la famille fût peu éloignée du siège de la guerre, elle n’avait reçu qu’une lettre du major, écrite avec beaucoup de réserve. Il mentionnait simplement l’arrivée des troupes de sir William Howe et l’état de sa parfaite santé. La lettre était adressée à son père, et ce petit post-scriptum la terminait : Dites à ma très-chère Maud que les femmes charmantes ont cessé de me charmer, la gloire occupe mes rêves de chaque jour, comme un ignis fatuus, et que tout mon amour se concentre sur les chers objets réunis à la Hutte. Si j’avais rencontré une femme que j’eusse trouvée la moitié aussi jolie qu’elle, je me serais marié depuis longtemps. — Ceci répondait à quelques paroles étourdies que le capitaine avait tenu à mettre dans sa dernière lettre comme venant de Maud, qui avait refusé d’écrire, et le père, la mère et Beulah ne virent dans cette réponse du jeune homme que le badinage d’un frère envers sa sœur, et rien de plus. Il n’en fut pas de même pour Maud. Quand la lettre eut passé dans toutes les mains, elle l’emporta dans sa chambre où elle la lut et relut une douzaine de fois ; elle avait pris d’abord la résolution de la rendre, mais voyant qu’on l’avait oubliée, elle la garda, sans penser à ce qu’elle faisait. Cette lettre ne la quitta plus, et cent fois les yeux de la jeune fille en suivaient les caractères dans le secret de sa chambre ou dans les promenades qu’elle faisait seule alors dans les bois.

Il n’y avait encore eu sur les frontières aucune de ces scènes de violence qui avaient distingué les guerres précédentes. L’ennemi était sur les côtes, et c’est là que les efforts des combattants avaient été principalement dirigés. Il est vrai qu’une tentative sur le Canada avait été faite, mais elle manqua faute de moyens.

— À quoi bon, Woods, nous embarrasser de tout cela ? dit le capitaine Willoughby, un jour qu’ils s’entretenaient ensemble sur le retard apporté à la pose des portes. C’est une dure besogne, et si nous y employions nos ouvriers cette semaine les récoltes en souffriraient. Nous sommes aussi en sûreté, plus en sûreté même qu’à Hyde Park, où les voleurs sont en si grand nombre, tandis que vos prédications n’ont laissé au Rocher que des pécheurs vulgaires.

Le chapelain n’avait pas grand’chose à objecter à cette manière de voir qu’il partageait. L’impunité avait produit de tels sentiments de sécurité, que ces portes étaient plutôt devenues un sujet d’amusement que de préoccupation sérieuse. L’année précédente, quand Joël vit construire la fortification, il se promit de mettre obstacle à la pose des portes. Et, en effet, cet ouvrage ne put être exécuté de tout l’été ; on en parla bien une fois ou deux, seulement pour le remettre à un moment plus convenable.

Personne dans la vallée ne connaissait encore le grand événement arrivé au mois de juillet. On y avait entendu parler au mois de mai du projet qu’avaient les provinces de se déclarer indépendantes mais la lettre du major se faisait sur cet important événement, et des informations positives n’étaient arrivées par aucun autre canal, autrement le capitaine aurait regardé la révolte comme beaucoup plus grave qu’il ne l’avait pensé, et se serait occupé plus sérieusement de ces portes tout à fait nécessaires à sa sécurité. Elles étaient appuyées, l’une contre le mur, l’autre contre la palissade ; cependant les battants de cette dernière, plus légers que ceux de l’autre, n’eussent demandé que huit ou dix hommes pendant une couple d’heures, pour être fixés sur leurs gonds.

Le capitaine Willoughby avait encore borné ses travaux agricoles à l’ancien emplacement de l’étang des castors ; c’était un site admirable. Tout ce qui pouvait choquer la vue en avait été retiré ; les haies et les labourages étaient d’une régularité parfaite. Les jardins des cabanes d’alentour, arrangés avec un soin extrême, se trouvaient dignes d’un tel voisinage ; les troncs en avaient été arrachés, les surfaces nivelées ; rien ne nuisait aux charmes que la nature avait si abondamment prodigués en cet endroit.

Pendant que les travailleurs étaient de ce côté, les bestiaux paissaient dans la forêt à une distance de plusieurs milles. Non-seulement la vallée, mais les versants des montagnes adjacentes étaient entrecoupés de sentiers battus par les travaux pendant tout le cours de l’année. Ces sentiers charmaient la vue, et Beulah et Maud venaient s’y promener pendant les chaleurs étouffantes de l’été. Les plaines, d’un aspect aussi beau, étaient moins agréables pour les promenades ; les amateurs du pittoresque cherchaient les éminences d’où ils apercevaient le vaste paysage qui s’étendait sous leurs yeux, ou bien ils s’enfonçaient dans les ravins et dans les vallons que les rayons du soleil pouvaient à peine pénétrer.

Beulah était alors mère depuis plusieurs mois. Son petit Evert était né au Rocher, et il occupait toutes les pensées qui n’étaient pas données à son père absent. Ce mariage avait déjà produit quelques changements dans les rapports des deux jeunes filles, mais la naissance de l’enfant en avait apporté plus encore. Les soins donner à ce petit être faisaient les délices de Beulah, et mistress Willoughby avait pour lui l’intérêt tout particulier qui marque l’amour des grand’mères. Toutes deux passaient la moitié de leur temps dans la nursery, pièce disposée entre leurs chambres respectives, laissant Maud livrée à elle-même et pouvant s’abandonner davantage à ses pensées et à ses sentiments. Ces moments de solitude, notre héroïne s’était accoutumée à les passer dans la forêt. L’habitude l’avait si bien aguerrie, qu’aucune appréhension n’avait jamais abrégé ses promenades, ou diminué le plaisir qu’elle y trouvait. Il n’y avait, du reste, aucun danger à craindre d’ordinaire ; jamais on n’avait vu un étranger s’approcher de la vallée par un autre chemin que par le sentier régulier, et l’on avait fait une chasse si active aux bêtes féroces, qu’on n’en voyait pas dans cette partie du pays. Il n’y avait à redouter, en été, que la panthère, et depuis dix ans aucun de ces animaux, n’avait été rencontré par Nick ou par quelques-uns des nombreux gardes forestiers qui fréquentaient les montagnes voisines.

Trois heures environ avant le coucher du soleil, le soir du 23 septembre 1776, Maud Willoughby poursuivait sa route, toute seule, le long des sentiers battus par le bétail, à une petite distance d’un rocher Sur lequel Mike, par ordre de son père, avait fait un siège grossier. C’était un des endroits les plus éloignés des cabanes ; mais dès qu’on était arriva sur l’élévation, la vue pouvait dominer tout le petit panorama qui environnait le site de l’ancien étang. À cette époque, les dames portaient les chapeaux de gipsy, si connus, et dont la forme convenait particulièrement au visage de notre héroïne. L’exercice avait donné de vives couleurs à ses joues, et quoique une expression mélancolique reposât d’habitude sur sa douce physionomie, cette animation donnait à ses yeux un lustre inusité, et à sa beauté un éclat qu’une coquette eut été charmée de posséder. Quoiqu’elle vécût retirée, elle s’habillait toujours selon son rang, simplement, mais avec l’élégance et le bon goût d’une femme bien élevée. Maud, qui avait peu pensé jusque-là à ce qu’elle se devait à elle-même, soignait beaucoup plus sa toilette depuis que Robert lui avait fait comprendre le prix qu’il attachait à ses charmes.

Dans une rêveuse disposition d’esprit, Maud gagna le rocher, et prit sa place accoutumée sur le banc, jetant de côté son chapeau, afin qu’un peu d’air vînt rafraîchir ses joues brûlantes. Elle tourna ses regards vers la charmante vue qui se déroulait sous ses pieds et contempla ce spectacle avec un plaisir toujours nouveau. Les rayons du soleil tombaient obliquement sur les prairies verdoyantes, prolongeant les ombres et donnant à tous les objets une teinte adoucie qui ravissait les yeux. La plupart des gens de l’établissement étaient alors en mouvement ; les hommes travaillaient dans les champs ; les femmes et les enfants, assis à l’ombre, s’occupaient à tourner le rouet ou à des ouvrages d’aiguille. Il y avait là une de ces scènes paisibles de la vie rurale, qu’un poëte serait ravi de décrire, qu’un artiste aimerait à esquisser.

— Que c’est beau ! pensa Maud. Pourquoi les hommes ne se contentent-ils pas de cette simple vie, de l’amour qu’ils devraient avoir les uns pour les autres ? Pourquoi ne peuvent-ils rester en paix soumis aux lois de Dieu ? Nous pourrions vivre tous si heureux ici, sans trembler à chaque fâcheuse nouvelle qui nous arrive d’heure en heure. Beulah et Evert ne se sépareraient pas, tous deux resteraient avec leur enfant, et mon père et ma mère aimeraient tant nous avoir près d’eux en parfaite sécurité ! Et alors Bob, aussi, peut-être amènerait avec lui une femme de la ville, que j’aimerais comme Beulah. – C’était pour Maud une pensée de chaque jour d’aimer la femme de Bob et de le rendre heureux en contribuant au bonheur de ceux qu’il aimait le plus. – Non, je ne pourrais jamais l’aimer autant, que Beulah ; mais elle me sera très-chère, elle devra m’être chère puisqu’elle sera la femme de Bob.

L’expression du visage de Maud vers la fin de ce monologue était d’une singulière tristesse, tristesse qui peignait bien ce qui se passait dans son âme à l’instant même où la résignation et la soumission à ses devoirs la faisaient lutter contre ses propres sentiments.

À cet instant un cri s’éleva dans la vallée. C’était un de ces cris d’alarme spontanés, involontaires, que l’art ne peut imiter, ni la plume décrire, mais qui remplit de terreur celui qui l’entend. Aussitôt après on vit les hommes du moulin arriver au sommet de la colline qui dominait leurs habitations, leurs femmes les suivaient en en traînant leurs enfants après elles, et faisant des gestes frénétiques. Le premier mouvement de Maud fut de s’enfuir, mais elle réfléchit qu’il était trop tard et qu’il serait plus sûr et plus sage de rester. Ses vêtements étaient sombres, et elle ne pensait pas pouvoir être aperçue à la distance à laquelle elle était placée et ayant derrière elle un amas de rochers. Alors la scène devint telle qu’il n’y eut plus moyen d’hésiter, et une sorte de curiosité involontaire se mêla à ses alarmes.

Le premier cri de la vallée fut suivi de l’apparition de ceux qui fuyaient le moulin ; ils se dirigèrent vers la Hutte, appelant les laboureurs les plus proches pour les engager à fuir avec eux. Il ne parvenait vers le roc que des sons indistincts, mais on ne pouvait se méprendre sur les gestes. En une demi-heure, la plaine fut animée par les fugitifs ; quelques-uns rentraient dans leurs cabanes pour emmener leurs enfants, et tous ensuite prenaient la direction de la palissade. En cinq minutes les routes et les chemins bordés de haies, près du Rocher, furent couverts d’hommes, de femmes et d’enfants pressés de trouver un refuge. Quelques-uns des premiers franchirent les portes et se mirent en quête de leurs armes.

Le capitaine Willoughby était à cheval au milieu de ses laboureurs quand les cris d’alarme frappèrent ses oreilles. Accoutumé aux périls, il courut au-devant des fugitifs du moulin, causa un moment avec le meunier qui ne pensait à rien qu’à sa sûreté, puis il marcha hardiment vers la colline. Maud trembla quand elle vit son père s’exposer à ce point ; à sa froide contenance, elle devina que l’ennemi était encore loin. Enfin il agita son chapeau, quand il fut arrivé près de ceux qui étaient réunis dans la vallée ; elle crut même entendre son cri. Il revint ensuite vers la Hutte. La pelouse était couverte des fugitifs que le capitaine atteignit, tandis que quelques hommes armés sortaient déjà de la cour. Gesticulant comme s’il donnait des ordres, le capitaine passa au milieu de la foule, toujours à cheval et disparut dans la cour. Une minute après, il reparut, suivi de sa femme et de Beulah qui pressait le petit Evert sur son sein.

Un peu d’ordre commençait à s’établir. En comptant les gens de tout âge et des deux couleurs, il y avait à ce moment dans la vallée trente-trois hommes capables de porter les armes. À ceux-là on pouvait ajouter dix ou quinze femmes, qui à l’occasion avaient bien su abattre un daim et pouvaient être considérées comme plus ou moins dangereuses ; elles stationnaient avec une carabine ou un mousquet à la main. Le capitaine avait eu quelque peine à ranger les premiers, qui ne connaissaient pas les plus simples évolutions de l’infanterie. Il avait nommé divers caporaux et donné à Joël le titre de sergent. Joyce, le vieux vétéran, remplit les fonctions d’adjudant. Vingt hommes furent aussitôt rangés en bataille, dans la plaine, devant la grande porte ouverte, sous les ordres immédiats de Joyce, et toutes les femmes et les enfants que Maud avait vu courir vers le lieu du refuge, entrèrent en dedans de la fortification. À cet instant le capitaine appela ceux qui n’étaient pas alignés avec les autres, et leur fit placer les portes de l’enceinte extérieure.

Maud aurait alors quitté l’éminence où elle était placée, mais à ce moment un corps d’Indiens apparut sur les rochers, les couronnant d’une nuée menaçante de cinquante guerriers armés. La jeune fille avait un ruisseau entre elle et la Hutte. Il lui fallait au moins une demi-heure pour gagner par les sentiers détournés le pont qui le traversait, et il n’était guère possible d’y arriver avant les étrangers. Il valait mieux qu’elle attendît et dirigeât sa conduite d’après les événements qu’elle voyait, que de courir en aveugle vers des dangers inconnus.

Les Indiens ne paraissaient pas pressés d’avancer. Évidemment ils cherchaient à se reconnaître, et attendaient que leur nombre s’accrut. Il y eut bientôt soixante-dix ou quatre-vingts guerriers réunis. Après quelques minutes d’inaction, un coup de fusil fut tiré vers la Hutte, comme pour essayer l’effet produit par la sommation, ainsi que la portée de la balle.

À ce signal, les hommes rangés dans la plaine se retirèrent en dedans des palissades, mirent leurs armes en faisceaux et se joignirent à ceux qui tâchaient de mettre les portes à leurs places. En voyant son père faire retirer les femmes et les enfants dans la cour, Maud supposa que la balle était tombée près d’eux. C’était vrai, cependant personne n’avait été atteint.

Les portes qu’on destinait à la palissade étaient plus légères que celtes qu’on avait construites pour la maison même. La difficulté était de les placer exactement sur leurs gonds ; cette difficulté venait de leur grandeur. Il y avait assez de forces physiques pour réussir à la placer sur la fortification elle-même, s’il l’avait fallu, mais quant à ce qui regardait l’objet principal, l’adresse était plus nécessaire que la force, et la proximité de farouches ennemis tout couverts de leurs peintures de guerre, devait nécessairement nuire au sang-froid des ouvriers. La pauvre Maud perdit le sentiment de son propre danger, dans le désir de voir suspendre les porter si longtemps oubliées, et elle se leva deux ou trois fois dans une excitation fébrile quand elle vit le battant qu’on élevait tomber en dehors ; les gonds ne s’étaient pas rencontrés. On se remit à l’œuvre avec persévérance, tandis que deux sentinelles étaient placées pour surveiller les Indiens et signaler à temps leur approche. Maud s’agenouilla en ce moment et pria avec ferveur ; puis elle s’éleva un peu plus sur les rochers, pour ne perdre rien de ce qui se passait. Enfin un battant fut placé ; elle en fut assurée quand elle vit son père le faire jouer sur ses gonds. Ce fut pour elle un immense soulagement, quoiqu’elle eût trop souvent entendu parler des guerres des Indiens, pour penser qu’un tel obstacle les empêcherait d’attaquer ce côté de la garnison. La manière froide avec laquelle agissait son père, lui prouva qu’il avait pour le moment la même sécurité, son objet principal étant de prendre ses précautions pour la nuit.

Quoique Maud eût été soigneusement élevée et qu’elle possédât la délicatesse des femmes de sa classe, elle avait pris quelque chose du feu et de la résolution d’une habitante des frontières. La forêt, par exemple, n’avait pas pour elle de dangers imaginaires. Mais quand il y avait des sujets d’alarme, elle cherchait à s’en tirer avec calme et intelligence. Telle était sa situation actuelle. Elle se rappelait tout ce qu’elle avait appris ou entendu, et elle l’appliquait aux circonstances présentes.

Les hommes de la Hutte eurent bientôt mis le second battant de la porte en état d’être élevé. En ce moment, un Indien traversa la plaine, portant une branche d’arbre dans sa main et la faisant mouvoir rapidement. C’était un parlementaire qui désirait communiquer avec les Faces Pâles. Le capitaine Willoughby alla seul à la rencontre du messager jusqu’au bas de la pelouse, et eut avec lui une conférence de quelques minutes. Maud ne put que conjecturer ; elle voyait l’attitude impérieuse de son père. L’Homme Rouge avait l’air tranquille et calme. C’est tout ce que vit ou crut voir notre héroïne, car au delà elle ne pouvait faire que de vagues suppositions. Comme les deux hommes allaient se séparer et avaient déjà, à cette intention, échangé quelques signes courtois, il s’éleva du milieu des travailleurs un cri qui monta jusqu’au rocher. Le capitaine Willoughby se retourna, et Maud le vit étendre son bras vers la palissade. Le second battant de la porte était placé et se balançait de côté et d’autre comme en triomphe. Le sauvage se retira plus lentement qu’il n’était venu, s’arrêtant de temps en temps pour examiner la Hutte et son système de défense.

Le capitaine Willoughby retourna alors vers ses colons et fut quelque temps à examiner les portes, tout en dirigeant ceux qui les posaient. Oubliant entièrement sa propre situation, Maud versa des larmes de joie, quand elle vit que cet important projet avait été heureusement effectué. La palissade offrait une immense sécurité aux habitants de la Hutte. Quoiqu’on put certainement l’escalader, une telle entreprise demandait de la prudence, du courage, de l’adresse, et ne pouvait que difficilement se faire en plein jour. La nuit même, on aurait le temps de donner l’alarme, et avec une sentinelle vigilante on repousserait tacitement l’ennemi.

Il y avait encore une autre considération : un ennemi ne se hasarderait pas de l’autre côté de la palissade, à moins qu’il n’eût la certitude d’emporter la citadelle d’autant plus que celle-ci pouvait lui servir de prison dans le cas où il tomberait dans les mains de la garnison. Passer de nouveau sous le feu des meurtrières, serait un exploit si hasardeux que peu d’Indiens voudraient l’entreprendre. Maud avait appris tout ceci en causant avec son père, et elle vit bien que c’était beaucoup que d’avoir élevé les portes. Les charpentes étaient de force à arrêter des balles et pouvaient parfaitement résister à un assaut. Les femmes et les enfants auraient le temps de se retirer dans la cour, en admettant que les assaillants réussissent à escalader les palissades.

Maud jugeait rapidement et bien ; elle comprenait presque tous les mouvements des deux partis, et elle vit qu’il était important pour elle de rester à un endroit d’où elle pouvait observer tout ce qui se passait jusqu’à ce qu’elle se décidât à faire un effort pour regagner la Hutte, à la nuit. Cette nécessité la détermina à rester sur le rocher tant qu’il ferait jour. Elle était surprise qu’on ne la cherchât pas, mais elle attribuait avec raison cette circonstance à l’imprévu de l’alarme et à la foule de pensées qui devaient se presser dans l’esprit de ses amis en ce moment si redoutable. — Je resterai où je suis, pensa Maud un peu fièrement, et je prouverai que si je ne suis pas réellement la fille de Hugh Willoughby, je ne suis pas tout à fait indigne de son affection et de ses soins ; je pourrais même passer la nuit dans la forêt, sans en souffrir.

Au moment où ces pensées se croisaient dans son esprit, une pierre roula d’un sentier au-dessus d’elle, et tomba sur le rocher sur lequel elle était assise. La jeune fille entendit des pas, et son cœur battit violemment. Cependant elle comprit que le plus sûr était de rester parfaitement tranquille. Elle respirait à peine dans la crainte de trahir sa présence. Il se présenta aussi à son esprit l’idée que c’était peut-être un habitant de la Hutte. Mike avait été dans les bois toute cette après-midi, elle le savait, et le courageux garçon aurait été pour elle un trésor dans ce terrible moment. Cette pensée qui domina toutes les autres, dès qu’elle lui fut venue, l’encouragea à s’élancer vers le sentier ; mais tout à coup parut un homme qu’elle ne reconnut pas, vêtu d’une blouse de chasse et portant une petite carabine. À cette vue, elle s’arrêta avec terreur ; d’abord sa présence ne fut pas remarquée ; mais dès que l’étranger l’eut aperçue, il fit un geste de surprise, déposa sa carabine contre un arbre et s’avança vers elle. La jeune fille ferma les yeux, se laissa glisser sur le banc, et, la tête baissée, attendit le coup du mortel tomahawk.

— Maud, ma très-chère Maud, ne me reconnaissez-vous pas ? s’écria l’étranger en se penchant vers la pâle jeune fille et lui passant un bras autour de la taille, avec une affection pleine de délicatesse et de réserve ; regardez-moi, ma chère, et montrez que vous ne me craignez pas.

— Bob ! dit Maud à moitié évanouie. D’où venez-vous ? Pourquoi êtes-vous ici dans cet affreux instant ? Pourquoi Dieu a-t-il voulu que votre visite n’arrivât pas dans un temps meilleur ?

— La terreur vous fait parler ainsi, ma pauvre Maud. Je m’attendais à être bien mieux reçu de vous. Ma présence ici ne peut vous avoir terrifiée à ce point. Que signifient donc vos paroles ?

Maud, tout à fait revenue à elle regarda le visage du major avec une expression dans laquelle la crainte se mêlait à une tendresse indicible. Cependant elle ne le serra pas dans ses bras, comme fait une sœur à un frère bien aimé, et quand il la pressa contre son cœur, elle le repoussa légèrement. Après s’être dégagée, elle se tourna vers la vallée qu’elle lui montra de la main.

— Que signifient mes paroles ? Voyez vous-même. Les sauvages sont enfin venus, et toute cette terrible scène est devant vous.

L’œil militaire du jeune Willoughby eut bientôt vu ce dont il s’agissait. Les Indiens étaient encore sur la colline, et les gens de l’établissement se fatiguaient à élever les portes les plus lourdes de la Hutte, et pour lesquelles il fallait une grande force. Il vit son père activement occupé à donner des ordres, et les renseignements que lui donna Maud le mirent au courant des autres circonstances ; il sut que l’ennemi était dans la vallée depuis plus d’une heure, et les mouvements des deux côtés lui furent racontés.

— Êtes-vous seule, chère Maud ? avez-vous été retenue ici par cette invasion soudaine ? demanda le major avec intérêt et surprise.

— Je n’ai vu personne ; pourtant je pensais que Mike était ici près dans les bois ; je pris d’abord vos pas pour les siens.

— C’était une erreur, répondit Willoughby en regardant la Hutte à travers une petite lunette d’approche. Mike soutient un des battants de la porte. Je vois encore des visages connus ; et mon cher père est aussi actif et aussi froid que s’il était à la tête d’un régiment.

— Alors je suis seule ; il vaut mieux du reste que tout le monde soit dans la maison pour la défense.

— Vous n’êtes pas seule, ma douce Maud, puisque je suis avec vous. Pensez-vous que ma visite arrive mal à propos ?

— Peut-être pas, après tout. Dieu sait ce que je serais devenue pendant la nuit.

— Mais cette place est-elle sûre ? Ne pouvons-nous pas être aperçus des Indiens que nous voyons si bien ?

— Je ne le pense pas. J’ai souvent fait cette remarque quand Evert et Beulah étaient ici, on ne pouvait les voir de la pelouse ; cela est dû, j’imagine, à ce sombre amas de rochers. Ma robe n’est pas de couleur éclatante, et vous avez un habillement vert comme les feuilles, on ne peut pas vous distinguer aisément. Dans un autre endroit, nous ne verrions pas aussi bien ce qui se passe dans la vallée.

— Vous êtes la fille d’un soldat, Maud ; c’est aussi vrai pour le major Meredith que pour le capitaine Willoughby, et je puis le dire. Vous êtes la fille d’un soldat, et la nature veut certainement que vous soyez la femme d’un soldat vous avez un coup d’œil qui n’est pas à dédaigner.

— Je ne serai la femme de personne, murmura Maud, sachant à peine ce qu’elle disait. Mais pourquoi êtes-vous ici ? Certainement, bien certainement, vous ne pouvez avoir aucune liaison avec les sauvages ; vous ne voudriez pas les accompagner, quand il s’agirait de protéger la Hutte.

— Je suis venu seul, Maud, tout cela m’est entièrement étranger.

— Et pourquoi venez-vous, Bob ? demanda de nouveau la jeune fille inquiète, en le regardant avec une vive affection. La situation du pays est telle que vos visites sont très-dangereuses.

— Qui pourrait reconnaître le major sous cette blouse de chasse et avec cette apparence rustique ? rien sur ma personne ne peut me faire découvrir. N’ayez pas ces craintes, Maud, il n’y a à redouter en ce moment que ces démons de forme humaine, les sauvages ; ils n’ont pas du reste une contenance très-effrayante, et paraissent en ce moment plus disposés à manger qu’à attaquer la Hutte. Regardez vous-même, ils préparent certainement leur nourriture ; en voici quelques-uns sur le penchant de la colline qui traînent un daim après eux.

Maud prit la lunette d’une main mal assurée et regarda un moment les sauvages. L’instrument les lui fit voir de si près qu’elle en tressaillit.

— Ce daim a été tué ce matin par le meunier ; ils l’ont sans doute trouvé près de sa cabane. Nous devons être heureux, cependant, qu’on donne aux nôtres le temps de respirer. Mon père ne pourra jamais placer l’autre porte. Regardez, Robert, et dites-moi les progrès qu’il fait.

— Un côté vient justement d’être suspendu, et tout le monde en paraît joyeux. Persévérez, mon noble père, et vous serez bientôt en sûreté contre les attaques de l’ennemi. Quel calme et quelle fermeté ! Ah ! Maud, Hugh Willoughby devrait en ce moment être à la tête d’une brigade l’aidant à faire cesser ces maudites rébellions. S’il voulait seulement écouter sa raison et son devoir.

— Est-ce pour cela que vous êtes venu ici, Bob ? demanda la jeune fille en regardant fixement le major.

— Oui, Maud ; et je pense que vous, dont je connais les sentiments justes, vous m’encouragez à espérer.

— Maintenant, il est trop tard. Le mariage de Beulah avec Evert l’a raffermi dans ses opinions, et alors…

— Quoi, chère Maud, pourquoi cette hésitation ?

Maud rougit ; puis, après un sourire, elle continua :

— Nous devons parler avec respect d’un père et surtout d’un tel père ; mais vous semble-t-il probable, Bob, que les discussions qu’il a avec M. Woods puissent les confirmer tous deux dans leurs idées ?

Robert Willoughby allait faire une réponse affirmative, quand un mouvement l’en empêcha.