Wyandotté/Chapitre XIII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 24p. 164-175).


CHAPITRE XIII.


La gloire a longtemps fait sourire le sage ; ce n’est rien qu’un mot, une illusion, reposant plutôt sur le style de l’historien que sur le nom de celui dont on écrit l’histoire. Troie doit beaucoup à Homère. Le siècle présent ne croit plus aux coups habiles de Malborough, ni même à sa vie écrite en dernier lieu par Archdeacon Coxe.
Byron.


Le major avait à peine mis le pied dans la chambre, qu’il était déjà dans les bras de sa mère. Beulah voulut aussi le presser dans les siens, et son père ne l’embrassa pas à son tour moins affectueusement. Quant à Maud, elle se tenait à l’écart et pleurait en silence à la vue de cette touchante scène.

— Et vous aussi, vieux Pline, dit Robert les yeux remplis de larmes, se tournant vers le plus âgé des noirs et lui prenant la main ; ce n’est pas la première fois que vous me tenez entre ciel et terre. Votre fils a été mon compagnon de jeux ; il faut que je lui serre la main. Quant à O’Hearn, ce n’est pas non plus, je le sais, le moins sincère de mes amis.

Les nègres étaient ravis de voir le jeune homme ; car, à cette époque, les esclaves se réjouissaient de l’honneur, de l’importance, de la dignité de leurs maîtres, plus que ne le font maintenant leurs descendants affranchis. Le major avait été leur ami quand il était enfant, et il était actuellement leur orgueil et leur gloire. À leur point de vue, il n’y avait pas son égal dans l’armée anglaise, en bonne mine, en courage ou en expérience, et c’était pour eux une trahison de combattre une cause qu’il soutenait. À ce sujet, le capitaine avait, en riant, rapporté à sa femme une conversation que, peu de temps avant, il avait entendue entre les deux Plines.

— Hé bien, miss Beuly n’a pas mal fait, disait le plus vieux, mais elle faire tout à fait mieux d’être pas engagée dans la cause américaine. L’appelle-t-on un vrai colonel, hein ? Avoir un papier du roi comme maître Bob, et porter un uniforme rouge comme la crête d’un dindon ?

— Peut-être miss Beuly en faire un colonel vrai, et changer un habit bleu en habit rouge, répondit le plus jeune.

— Jamais, jamais voir cela, Pline, dans une révolution. Quand elle est commencée avec ardeur, jamais y avoir idée d’amendement. Les révolutions regarder une route et pas voir deux côtés à la fois, pas plus qu’un homme de couleur voir deux côtés dans une Peau-Rouge.

Cette expression a peut-être donné naissance au célèbre axime de Napoléon : — les révolutions ne vont jamais en arrière. — Telle était la pensée de Pline l’ancien ; pensée que Pline le jeune admirait grandement, pour ne point parler des opinions de la grande briseuse et de la petite briseuse qui assistaient au discours.

— Hé bien, moi souhaiter, par égard pour miss Beuly, que le colonel Beekman être seulement caporal dans les troupes du roi ; mieux vaut être sergent ici que brigadier général dans une compagnie américaine.

— Quoi donc être qu’un brigadier, Pline ? demanda la petite briseuse avec intérêt.

— Le brigadier, grand gentilhomme, lui porter un habit rouge ? Autrefois brigadiers venir par centaines pour visiter le maître et la maîtresse, et jouer avec maître Bob. Eh ! pas de révolution dans ces jours-là ; chacun connaître son devoir, chacun le remplir.

Voilà qui peut montrer les sentiments politiques des Plines, et indiquer aussi de quelles idées les briseuses devaient être imbues dans une telle compagnie.

Le major fut reçu avec un grand plaisir par ses admirateurs dévoués et quand Maud leur eut dit tout bas combien la discrétion était nécessaire, toutes les bouches se fermèrent.

Enfin le major resta seul avec sa famille. Mistress Willoughby embrassa encore son fils à plusieurs reprises ; Beulah et le capitaine en firent autant, tandis que M. Woods lui serrait de nouveau la main et le bénissait. Maud seule ne semblait prendre aucune part à ces démonstrations de joie.

— Maintenant, Bob, parlons sérieusement, dit le capitaine dès qu’il fut plus calme. Tu n’as pas fait ce difficile et périlleux voyage sans un motif ?

— Mais dans ce moment n’est-ce pas les mouvements de la vallée qui doivent nous occuper le plus et ne suis-je pas venu à propos pour prendre part à la défense de la maison ?

— C’est ce que nous verrons dans quelques heures peut-être. Tout est tranquille maintenant, et restera probablement ainsi jusqu’au matin à moins que les Indiens n’aient changé leur tactique. Ils ont allumé leurs feux sur les rochers, et semblent disposés à rester là longtemps. Mais après tout, j’ignore leurs intentions. Ils ne paraissent pas vouloir déterrer la hache ; ils m’ont fait des propositions de paix par l’entremise d’un messager.

— Ne sont-ils pas peints pour la guerre, Monsieur ? Je me souviens d’avoir vu de ces guerriers dans mon enfance ; je les ai examinés aujourd’hui à l’aide de ma lunette, et je crois qu’ils sont dans ce qu’ils appellent le sentier de la guerre.

— Quelques-uns sont certainement dans cette disposition, quoique celui qui est venu au Rocher n’y soit pas, m’a-t-il dit. Il a prétendu qu’il voyageait avec les autres vers l’Hudson pour apprendre les véritables causes des difficultés élevées entre leur grand-père Anglais et leur grand-père Américain. Il me demanda de la farine et de la viande pour sa troupe. C’est là tout le contenu de son message.

— Et votre réponse, Monsieur ; est-ce la paix, ou la guerre ?

— La paix en promesse, mais je crains la guerre en réalité. On ne peut pas savoir encore. Un vieux soldat de la frontière comme moi n’est pas disposé à se mettre en repos sur la foi d’un Indien. Dieu soit loué ! nous sommes tous maintenant en dedans de la palissade ; et avec les armes et les munitions que nous avons en grand nombre, nous ne serons pas pris aisément. Je ne parle pas d’un siège, nous sommes trop bien approvisionnés pour le redouter.

— Mais vous laissez les moulins, les grains, les granges et même les cabanes de nos travailleurs tout à fait à la merci de ces misérables.

— Je ne puis l’empêcher, à moins que nous ne courions au-devant d’eux et ne les attirions à une bataille ouverte, ils sont trop nombreux, et je ne veux pas exposer des pères de famille aux dangers d’une lutte inégale avec de pareils vagabonds. Je leur ait dit de prendre eux-mêmes la farine ou le grain dont le moulin est abondamment pourvu. Ils trouveront du porc dans chaque habitation, et ils ont déjà emporté un daim que j’ espèrais dépouiller moi-même. Le bétail erre dans les bois en sûreté, je crois ; mais ils peuvent brûler les granges et autres constructions. Nous serions alors à leur merci. S’ils demandent du rhum ou du cidre, et que nous le leur refusions, cela pourra les exaspérer, et au contraire ils seront charmés si nous leur en donnons.

— Ne serait-ce pas une bonne politique, Willoughby ? s’écria le chapelain. Les hommes ivres dorment profondément, nos gens pourraient aller vers eux et dérober leurs armes.

— Ce ne serait pas agir exactement en militaires, Woods, répondit le capitaine en souriant. Je crois qu’il est plus sûr pour nous qu’ils continuent à être sobres, car ils n’ont pas encore manifesté de grandes intentions d’hostilité. Mais nous reparlerons de cela tout à l’heure. Pourquoi es-tu venu ici, mon fils ?

— Le motif qui m’amène peut aussi bien se dire maintenant que dans un autre moment, répondit le major en donnant des chaises à sa mère et à ses sœurs, pendant que les autres s’asseyaient aussi. Sir William Howe m’a permis de venir vous voir, je puis même dire qu’il m’en a donné l’ordre, car, dans les circonstances où l’on se trouve, nous pensons tous que tout homme loyal en Amérique doit prendre parti pour la couronne.

Un mouvement général parmi ses auditeurs prouva au major avec quel intérêt on l’écoutait. Il s’arrêta un instant pour jeter un coup d’œil dans l’obscurité sur ceux qui l’entouraient, et il baissa prudemment la voix ; ensuite il continua.

— Je conclus, d’après le court entretien que j’ai eu avec Maud, dit-il que vous ignorez les deux événements les plus importants de cette malheureuse querelle.

— Nous apprenons peu de chose ici, répondit le père. J’ai entendu dire que milord Howe et son frère, sir William, ont été chargés par Sa Majesté de calmer les différends. Je les ai connus quand ils étaient jeunes ainsi que leur frère aîné Black Dick, c’est ainsi que nous appelions l’amiral ; c’est un homme discret et bien pensant ; mais je suppose que la charge qu’on leur a donnée est plutôt due à leur parenté avec le souverain qu’à leurs qualités personnelles.

— Cette parenté est peu connue dans le monde[1], et encore moins dans l’armée, répondit le major ; je ne crois pas d’ailleurs qu’ils réussissent. Le congrès américain a déclaré les colonies tout à fait indépendantes de l’Angleterre, et, la guerre va continuer de nation à nation. Toute alliance, même de nom, est ouvertement mise de côté.

— Tu m’étonnes, Bob, je n’aurais jamais cru que les choses pussent en venir là.

— J’ai pensé que votre attachement pour la patrie souffrirait difficilement des mesures aussi outrées, répondit le major satisfait de la force des sentiments de son père. Ceux qui nous résistent maintenant résistent pour rompre toute alliance avec l’Angleterre.

— J’avoue que tout cela me surprend ; la France doit y avoir pris part, Bob ?

— Cela a ramené à notre cause beaucoup de nos plus honorables ennemis, Monsieur. Quoique vous soyez malheureusement un peu trop contre nous, nous ne vous avons jamais considéré comme un ennemi direct. Mais cette nouvelle déterminera sir Hugh, m’a dit le commandant en chef dans notre dernière entrevue. Je suppose que vous savez, mon cher père, que tous vos anciens amis, sachant ce qui est arrivé, tiennent à vous appeler sir Hugh. Je vous assure que je n’ai jamais ouvert la bouche à ce sujet ; et lord Howe a encore bu à la santé de sir Hugh Willoughby à sa propre table, la dernière fois que j’ai eu l’honneur de dîner avec lui.

— Alors, la prochaine fois qu’il te favorisera d’une invitation, tu seras assez bon pour le remercier. Je n’ai pas besoin de ce titre de baronnet, car jamais je n’irai demeurer en Angleterre. Tout ce que je possède serait réuni qu’il y en aurait à peine assez pour un simple gentilhomme dans cette société dépensière et extravagante. Que puis-faire ici d’un titre ? Je souhaiterais pouvoir le transmettre, mon cher garçon, selon l’ancienne coutume écossaise, et tu serais sir Bob avant d’être endormi.

— Mais, Willoughby, ne serait-ce pas utile à Robert ? et pourquoi n’aurait-il pas le droit de prendre un titre dont jamais ni vous ni moi ne nous sommes occupés ? demanda la prudente mère.

— Aussi le peut-il, ma chère, mais il faut qu’il attende un événement que vous n’êtes pas impatiente de voir, j’imagine, ma mort. Quand je ne serai plus, qu’il soit sir Robert si bon lui semble. Mais jusque là, Bob, il faut que tu restes simplement l’honnête Bob, à moins que tu ne gagnes tes éperons dans cette malheureuse guerre. As-tu quelques nouvelles militaires à nous apprendre ? Nous n’avons rien entendu dire depuis l’arrivée de la flotte sur la côte.

— Nos soldats sont à New-York, après avoir défait Washington sur Long-Island. Les rebelles, ajouta le major d’un ton plus assuré qu’il ne l’avait fait encore, les rebelles ont battu en retraite dans le haut pays près des confins de Connecticut.

— Washington à cependant montré des talents militaires dans les anciennes affaires de la France.

— Ses talents ne sont pas douteux, Monsieur, mais il a de pauvres soldats. Réellement je suis honteux d’être né dans le pays. Ces Yankees se battent comme des femmes.

— Comment cela ! tu parlais honorablement de la bataille de Lexington et tu nous faisais dans ta lettre un beau récit sur l’affaire de Bunker-Hill. Leur nature aurait-elle changé avec le changement de saison ?

— Pour dire la vérité, Monsieur, ils firent des merveilles à Bunker-Hill et aussi dans l’autre affaire ; mais leur courage semble s’en être allé. Peut-être que cette, déclaration d’indépendance a refroidi leur ardeur.

— Non, mon fils, ce changement, si changement y a, dépend d’une loi générale et naturelle : c’est qu’il n’y a que la discipline qui puisse porter les hommes à se maintenir pendant une longue campagne. Je connais très-bien ces Yankees, et je sais de quoi ils sont capables. Peut-être sont-ils mal commandés mais laisse-les se mettre franchement à l’œuvre, et les troupes royales auront fort à faire avec eux. Remarque les paroles d’un soldat beaucoup plus vieux que toi, Bob. Vous pouvez avoir plus de bravoure en apparence et une tournure plus militaire, vous pouvez même avoir quelque avantage sur eux à l’aide d’une discipline mieux entendue, de meilleures armes et de combinaisons plus exactes ; mais quand vous les rencontrerez, vous vous trouverez en face de dangereux ennemis et d’hommes capables plus que beaucoup d’autres de faire de bons soldats. Leur grand tort, c’est de choisir des officiers qui n’ont pas reçu une bonne éducation militaire.

À tout ceci le major n’avait rien à objecter, et se souvenant que la silencieuse mais pensive Beulah avait un mari dans ce qu’il appelait les rangs des rebelles, il changea de conversation. Des arrangements furent pris pour loger secrètement l’hôte inattendu. Près de la bibliothèque était une chambre qui ne communiquait avec la cour par aucune porte, ni par aucune fenêtre, c’était une petite pièce contenant un lit de camp : c’est là que le major dut se retirer ; il pouvait manger dans la bibliothèque s’il était nécessaire, quoique toutes les fenêtres s’ouvrissent sur la cour, car il ne pouvait être vu que par les domestiques de la maison, qui tous étaient dans le secret de sa présence et tous dignes de la confiance qu’on leur témoignait.

Comme la soirée promettait d’être sombre, on décida que le major pouvait se déguiser mieux encore qu’il ne l’avait fait déjà, et s’aventurer sur la fortification en compagnie de son père et du chapelain aussitôt que les gens qui se pressaient dans les chambres vacantes de la maison auraient pris possession de leurs quartiers respectifs pour ta nuit. Un souper fut préparé pour le voyageur du côté de la fortification ; tous les volets furent fermés afin qu’on pût se servir de lumière sans attirer vers cette direction un coup de feu de la forêt voisine.

— Nous sommes tout à fait en sûreté ici, fit observer le capitaine à son fils, tandis que celui-ci apaisait sa faim avec l’appétit d’un voyageur ; Woods lui-même pourrait soutenir un siège dans une maison bâtie et fortifiée comme celle-ci. Chaque fenêtre a de solides volets à l’épreuve des balles et les poutres des bâtiments peuvent aussi défier la mousqueterie ; les portes sont suspendues, excepté un battant, et ce battant a été bien soutenu à sa place : dans la matinée il sera placé comme les autres. Ainsi la fortification est complète. Nous organiserons une garde de douze hommes pour toute la nuit, avec trois sentinelles en dehors de nos constructions et chacun de nous dormira tout habillé avec ses armes à portée. Mon plan, en cas d’assaut, serait de rappeler les sentinelles aussitôt qu’elles auraient déchargé leurs pièces, et de fermer les portes ; les lucarnes sont ouvertes et des armes de réserve ont été distribuées près de chacune d’elles. Je me suis assuré que par les toits nos hommes pourraient faire le tour de la Hutte, si l’on tentait de mettre le feu aux palissades. C’est un grand point, Bob, et nous sommes si bien entourés que nous nous trouverons engagés pour longtemps dans une chaude affaire ayant que l’ennemi ait franchi les fortifications.

— Il faut tâcher qu’ils n’en arrivent pas là, Monsieur, répondit le major ; mais aussitôt que vos gens se seront retirés, je pourrai faire une reconnaissance : une bataille en pleine campagne, me semblerait plus régulière.

— Ce n’est pas ainsi qu’on agit avec les Indiens. Tu seras content de notre forteresse. Avant que cette question d’indépendance soit résolue, Washington ne s’était-il pas retranché dans la ville ?

— Oui, Monsieur, il était à la tête de plusieurs milliers d’hommes.

— Et comment a-t-il gagné Long-Island ? demanda le capitaine en regardant fixement son fils. Le bras de mer a un demi-mille de largeur à cet endroit, comment a-t-il pu le traverser en face d’une armée victorieuse ? ou bien s’est-il sauvé seul pendant que ses troupes tombaient en notre pouvoir ?

Le major rougit légèrement, puis il regarda Beulah et sourit :

— Je suis tellement entouré de rebelles ici, dit-il, qu’il n’est pas facile de répondre à vos questions, Monsieur. Nous l’avons battu et avec une rude perte pour son armée, et nous l’avons forcé de sortir de New-York ; mais… je ne voudrais pas augmenter les idées de Beulah en ajoutant quelque chose de plus.

— Si vous pouvez m’apprendre quelque chose de bon d’Evert, vous agirez comme un père en le faisant, dit la charmante épouse.

— Oui, Beekman s’est bien conduit aussi, dit-on. J’ai entendu plusieurs de nos officiers vanter une charge qu’il a faite, et, pour avouer la vérité, je n’étais pas fâché de dire que c’était le mari de ma sœur. Tout ce que nous savons de lui lui fait honneur. Maintenant, je recevrai un baiser pour ma peine.

Le major ne se trompait pas, sa sœur se jeta dans ses bras et l’embrassa en pleurant.

— C’était de Washington que je parlais, Monsieur, reprit le major quand Beulah se fut assise ; sa retraite lui fait beaucoup d’honneur. Il la conduisait en personne et n’a pas perdu un homme. J’ai entendu dire par sir William que c’était un coup de maître.

— Alors, par le ciel ! l’Amérique l’emportera dans cette querelle, s’écria le capitaine en frappant de son poing sur la table si soudainement et avec une telle force, que tout trembla dans la chambre. Si elle a un général qui peut effectuer un mouvement aussi adroit, le règne de l’Angleterre est fini ici. Réellement, Woods, Xénophon n’eût jamais mieux fait. La retraite des dix mille n’est qu’un jeu auprès de cette marche. — Votre victoire pourrait bien n’avoir pas signifié grand’chose. Bob.

— Notre victoire fut honorable, Monsieur ; je reconnais aussi que la retraite fut brillante. Aucun parmi nous ne dit le contraire, et Washington est toujours nommé avec respect dans l’armée.

Une minute après, la grande briseuse entra sous prétexte de desservir, mais en réalité pour voir maître Bob. C’était une femme de soixante ans, la mère de la petite briseuse, et cette dernière était elle-même une respectable matrone de quarante ans. Toutes deux elles étaient nées dans la maison du père de madame Willoughby, et avaient plus d’attachement pour les enfants de leur maîtresse que pour les leurs. Les sobriquets leur étaient restés, et leurs vrais noms de Bessy et de Mary étaient presque hors d’usage ; cependant le major pensa devoir être poli dans la circonstance présente.

— Sur ma parole, mistress Bessy, dit-il en prenant cordialement la main de la vieille femme, mais se détournant instinctivement à la vue de deux lèvres qui paraissaient vouloir le saluer, comme elle l’avait souvent fait vingt ans auparavant ; sur ma parole, mistress Bessy, vous avez gagné en beauté chaque fois que je vous vois ; vous et la vieillesse vous semblez être étrangères l’une à l’autre. Comment faites-vous pour rester si belle et si jeune ?

— Dieu envoie la beauté, maître Bob, le ciel en soit loué ! et une bonne conscience empêche de vieillir. Je voudrais que vous faire entendre cela au vieux Pline ; lui trouver une vieille négresse avoir pas bonne mine.

— Pline est à moitié aveugle, mais la plupart des maris sont ainsi faits ; ils ne voient plus les charmes de leurs femmes après quelques années de mariage.

— Si c’est ainsi, maître Bob, vous jamais vous marier.

À cette repartie la grande briseuse se mit à rire d’une telle manière, et donna une telle secousse à tout son corps, qu’on pouvait croire qu’elle allait tomber. Le major quitta la table. Il était d’usage, dans les grandes et joyeuses occasions, quand les émotions gagnaient la cuisine, que cette soirée fût remarquable pour une casseuse, et que la moitié de la poterie qu’on emportait de dessus la table tombât à terre comme un sacrifice forcé. Cela produisit une chaude discussion entre la grande et la petite briseuse sur les recherches à faire dans les accidents de la vie domestique, discussion qui se termina par cette conclusion personne n’est à blâmer.

— Comment penser lui pouvoir revenir sans que tous les plats craquent ! s’écria la petite briseuse. Seigneur, en voilà assez pour casser tous les plats de la maison et du moulin aussi. Je voudrais que chaque assiette fût un Indien. Pouvoir jamais aimer Indiens, eux si rouges et si sauvages !

— Jamais parler d’Indien maintenant, répondit la mère indignée, mieux vaut parler assiette. Vous avoir cassé quarante mille plats, Mary, depuis que vous êtes une jeune femme ! Le vieux Pline dire toujours : Tous les hommes être d’argile, et les plats être d’argile aussi ; hé bien, tous deux d’argile, tous deux se briser. Tout sur nous se briser aussi quelque jour, et alors jeter nous dehors aussi.

Un rire général accueillit ce trait de morale ; la grande briseuse aimait assez les remarques de cette nature, après lesquelles la guerre recommençait de plus belle au sujet de la vaisselle cassée. On en avait pour longtemps ; les disputes, les chants, les rires, le travail, une gaieté qui ne connaît pas les soucis, une bonne affection, faisaient la somme de l’existence journalière de ces êtres à demi civilisés. La présence des Indiens dans la vallée, cependant, fournissait le sujet d’un épisode ; car les nègres regardent ces sauvages avec autant de mépris que les blancs regardent les nègres. La frayeur se mêla à ce mépris ; ni les Plines, ni leurs aimables compagnes, n’étaient dans le ravissement à l’idée de se voir tondus avec des ciseaux aussi pénétrants que le couteau à scalper. Après avoir longtemps discuté là-dessus, tous les hôtes de la cuisine arrivèrent à conclure que la visite du major avait été ordonnée par la Providence, puisqu’il était hors de toute probabilité que quelques-uns de ces sauvages à demi vêtus pussent espérer de vaincre maître Bob, qui était né soldat et avait si récemment combattu pour le roi.

À ce sujet, nous devons faire remarquer que la cuisine du capitaine était ultraroyale. Ces êtres rudes, mais simples, avaient un tel respect pour le rang et le pouvoir, que même une révolution ne pouvait pas les faire changer d’idée, et qu’ils associaient dans leur esprit l’autorité royale avec le pouvoir divin. Ils considéraient George III comme le plus grand homme de cette époque après leur maître, et il n’y avait rien en eux qui pût les disposer à lui ravir ses droits.

— Vous semblez pensif, Woods, dit le capitaine pendant que son fils, retiré dans sa chambre, revêtait un costume qui attirât moins l’attention de la garnison qu’une blouse, de chasse. Est-ce cette visite inattendue de Bob qui fournit matière à vos réflexions ?

— Non pas tant sa visite, mon cher Willoughby, que les nouvelles qu’il nous apporte. Dieu sait ce que deviendra l’église si la rébellion vient à l’emporter. Quette sorte de gouvernement aurons-nous ?

— Un gouvernement républicain, répondit le capitaine, il ne peut pas en être autrement. Les colonies ont toujours incliné vers cette direction elles manquent des éléments nécessaires à une monarchie. New-York renferme quelques nobles, de même que Maryland, la Virginie et les Carolines, mais ils ne sont pas assez nombreux pour faire dominer l’aristocratie ou maintenir le trône, et cette querelle les affaiblira probablement. On sait que la moitié des principales familles sont pour la couronne, et les nouveaux venus les forceront à quitter la place. Si la révolution prospère, c’en est fait de la monarchie en Amérique pendant un siècle au moins.

— Et les prières pour le roi et la famille royale que deviendront-elles ?

— Je pense qu’il faudra aussi les faire cesser. Il me semble que le peuple ne peut pas prier longtemps pour ceux à qui il refuse d’obéir.

— Tant que j’aurai une langue, vous m’entendrez faire des difficultés là-dessus. Dois-je penser alors que vous arrêterez ces prières dans notre établissement ?

— Je ne voudrais pas me montrer hostile. Vous devez reconnaître que ce serait trop demander que de faire prier une congrégation pour que le roi puisse vaincre ses ennemis, quand cette congrégation se trouve au milieu de ses ennemis. La question présente un dilemme.

— Cependant je n’ai jamais cessé de lire cette prière avec les autres. Vous ne vous y êtes pas opposé jusqu’ici.

— Non, parce que je considérais la guerre comme engagée seulement entre le parlement et les ministres, et que je vois clairement qu’elle était dirigée contre le roi. Ce papier est certainement un puissant, document.

— Et quel est ce papier ? Ce n’est pas la profession de foi de Westminster, j’espère, qui nous supprimera sans doute les trente neuf articles dans nos églises, si la rébellion réussit.

— C’est le manifeste du Congrès qui justifie leur déclaration d’indépendance ; Bob l’a porté pour montrer combien les choses avaient été loin mais, du reste, il me semble que les termes en sont honorables, et qu’elle est raisonnée avec éloquence.

— Je vois ce que c’est, Wittoughby, je vois ce que c’est. Vous deviendrez bientôt général des rebelles.

— Je suis trop vieux, Woods. Mais voilà le major tout prêt pour sa sortie. Sur ma parole, son déguisement est si complet, que je le reconnais à peine moi-même.


  1. Les trois lords Howe sont bien connus dans l’histoire américaine ; George fut tué devant Ticonderoga ; Richard, le célèbre amiral, fut le héros du 1er juin : et sir William fut pendant plusieurs années commandant en chef en Amérique, et le sixième et dernier vicomte. Leur mère était une demoiselle Kilmausegge, qu’on supposait fille naturelle de George Ier. Ces trois officiers auraient donc été cousins germains de George II, et George III se serait trouvé leur neveu à la mode de Bretagne. Walpote et d’autres écrivains anglais parlent non-seulement de la parenté, mais de la ressemblance de famille. Du reste, des écrivains de cette époque semblent reconnaître que lord Howe était un petit-fils du premier souverain anglais de la maison de Brunswick.