Wyandotté/Chapitre XV

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 24p. 187-198).


CHAPITRE XV.


Je vous enseignerais le moyen de faire un juste choix, mais alors je serais parjure. Voudrais-je jamais l’être ? pourriez-vous m’y engager ? Mais si vous vous trompez, je crains d’en arriver à regretter de n’avoir été parjure.
Portia


Le capitaine Willoughby savait qu’en temps de guerre l’heure qu’un soldat appréhendait le plus, était celle qui précédait l’aurore. C’est le moment des surprises, et c’est surtout l’heure de sang des Indiens. En conséquence, il avait donné des ordres pour qu’on l’éveillât à quatre heures, et pour que tous les hommes de la Hutte fussent aussi sur pied et armés. Quoique la vallée eût paru tout à fait déserte, ce guerrier expérimenté des frontières se défiait des ruses, et il prévoyait la possibilité d’un assaut un peu avant le retour du jour, mais il aurait été fâché de faire part de ses craintes à sa femme et à ses filles.

D’après les dispositions qu’on avait prises, le major pouvait se rendre utile en cas d’attaque, sans s’exposer vainement au danger d’être découvert. Il était chargé de la défense du côté de la Hutte dont les fenêtres s’ouvraient sur la cour, et Michel et les deux Plines devaient l’assister. Ce n’était pas là une précaution tout à fait inutile. Quoique la colline semblât une sauvegarde vers cette portion de la défense, on aurait pu l’escalader, et on doit se souvenir qu’il n’y avait pas de palissades du côté septentrional de la maison.

Quand tous les hommes furent assemblés dans la cour, une heure environ avant que le jour eût paru, Robert Willoughby réunit sa petite troupe dans la salle à manger et là il examina, à la lumière d’une lampe, les armes de ses gens, leurs accoutrements, et leur commanda d’attendre qu’ils reçussent de lui de nouveaux ordres. Son père, aidé du sergent Joyce, en fit de même dans la cour, et aussitôt après avoir rempli ce devoir, il franchit la première porte avec toute sa troupe. Comme l’appel avait été général, les femmes et les enfants s’étaient aussi levés ; plusieurs parmi les premières, allèrent voir si toutes les meurtrières étaient pourvues d’armes, tandis que les moins déterminées s’occupaient des soins de leurs enfants et de leur ménage. En un mot, la Hutte, à cette heure, ressemblait à une ruche en activité.

Il n’est pas à supposer que mistress Willoughby et ses filles aient pu garder le lit dans une circonstance comme celle-ci. Elles se levèrent avec les autres ; la grand’mère et Beulah s’occupèrent tout d’abord du petit Evert, dont la vie et la sûreté les inquiétaient plus que toute autre chose. C’était tout naturel. Aussi Maud s’étonnait-elle de ne pas ressentir en elle-même pour cet enfant un intérêt très-vif, dans un moment où les dangers devaient réveiller tous les tendres sentiments.

— Nous nous occuperons de l’enfant, Maud, dit la mère quelques minutes après que toutes trois furent habillées. Vous irez vers votre frère qui sera très-isolé dans la citadelle. Il pourrait désirer aussi envoyer un message à son père. Allez, chère fille, soutenez le courage du pauvre Bob.

Quelle tâche pour Maud ! Cependant elle obéit sans hésiter, car les habitudes de son enfance n’avaient pas été totalement surmontées par les sentiments de ses dernières années. Elle ne pouvait pas avoir avec celui qu’elle avait si longtemps regardé comme un frère la même réserve qu’avec un étranger pour lequel elle aurait éprouvé les mêmes sentiments d’amour. Et puis, pour Maud, un ordre de sa mère était une loi, et il n’y avait rien en elle qui pût l’empêcher de contribuer au bonheur de Bob.

Sa présence fut un grand soulagement pour le jeune homme, qu’elle trouva dans la bibliothèque. Mike et les deux Plines étaient postés en sentinelle pour prévenir l’arrivée des importuns. Robert ne pouvait avoir des rapports avec son père que par le moyen des messages, et le côté qu’il occupait ne communiquait qu’avec la cour, excepté par une seule porte près de l’office devant laquelle O’Hearn était en faction.

— Que vous êtes bonne, ma très-chère Maud ! s’écria le jeune homme en prenant la main de la visiteuse et la pressant dans les deux siennes, mais sans embrasser la jeune fille comme il l’aurait certainement fait si c’eût été Beulah ; que vous êtes bonne ! Je vais pouvoir apprendre quelque chose de l’état de la famille. Ma mère est-elle tranquille ?

Ce fut peut-être une retenue naturelle, ou même une coquetterie dont elle-même ne se rendit pas compte, qui dicta la réponse de Maud. Elle ne savait pourquoi, et cependant elle tenait à ce que Robert comprît qu’elle n’était pas venue de son propre mouvement.

— Ma mère est bien, et ne s’alarme nullement, dit-elle. Elle et Beulah sont occupées du petit Evert, qui chante et s’agite joyeusement comme s’il méprisait le danger, ainsi qu’il convient au fils d’un soldat. Moi-même, je m’en suis beaucoup amusée, quoique l’on m’accuse d’être insensible à ses perfections. Pensant que vous étiez solitaire et que vous pouviez souhaiter de communiquer avec quelqu’un de nous, ma mère a désiré que je vinsse vers vous.

— Les ordres de ma mère étaient donc nécessaires pour vous porter à venir me consoler, Maud ?

— C’est là une réflexion que je n’ai pas faite, Bob, répondit Maud en rougissant légèrement, mais avec un sourire qui ôtait tout ce que ses paroles mêmes avaient de piquant ; des jeunes filles peuvent se livrer à de plus convenables occupations, je crois.

— Vous admettrez que je vous ai conduit avec adresse dans la Hutte, hier soir, et actuellement c’est assez de ce service. Mais ma mère m’a dit que nous avions des causes de mécontentement contre vous, pour avoir si étourdiment quitté l’endroit sûr où vous aviez été amené et vous être hasardé dans la vallée avec l’imprudence d’un enfant.

— Je suis sorti avec mon père ; sûrement je ne pouvais être en meilleure compagnie.

— Est-ce à sa suggestion ou à la vôtre, Bob ? demanda Maud en secouant la tête.

— J’avoue que c’était un peu à la mienne. Il me semblait si irrégulier pour deux soldats de rester dans l’ignorance sur la position des ennemis, que je n’ai pu résister au désir de faire une petite sortie. Il faut que vous reconnaissiez, ma chère Maud, que nous agissions pour votre sûreté, pour celle de ma mère et de Beulah, de toutes trois enfin ; et vous devez être la dernière à nous blâmer.

Maud rougit à ces paroles votre sûreté, sur lesquelles Robert appuya ; mais un acte qu’elle trouvait rien moins que prudent ne put la faire sourire.

— Ce sont là de puissants motifs, je le sais, dit-elle après une pause, mais il me semble que vous ne deviez pas courir vers de tels dangers. Vous avez donc oublié combien la vie de notre père nous est précieuse, à ma mère, à Beulah, et même à moi, Bob ?

— Même à vous, Maud ! Et pourquoi pas autant à vous qu’à nous.

Maud pouvait bien parler à Beulah du défaut de parenté entre elle et la famille, mais elle n’aurait pu se commander assez à elle-même pour faire une allusion directe à ce sujet en présence de Robert Willoughby. Cependant cette pensée était rarement absente de son esprit ; l’amour qu’elle avait pour le capitaine et sa femme, pour Beulah et le petit Evert, arrivait à son cœur à travers un plus tendre sentiment qu’une simple affection de fille et de sœur. Au lieu de répondre à Robert, elle lui fit une autre question après qu’un instant de silence eut dissipé son embarras :

— Avez-vous vu quelque chose, après tout, pour compenser tant de risques ?

— Nous avons acquis la certitude que les sauvages avaient déserté leurs feux, et n’étaient entrés dans aucune cabane. Ou ils veulent nous tromper, ou ils ont en effet fait une retraite aussi soudaine et aussi inattendue que leur invasion ; nous ne savons à quoi nous en tenir. Mon père appréhende une trahison, cependant ; et quant à moi il me semble que l’arrivée et le départ peuvent être tout à fait accidentels. Les Indiens sont en mouvement, certainement, car il est connu que nos agents s’entendent avec eux ; mais ce n’est pas ainsi que nos Indiens inquiéteraient le capitaine Willoughby, sir Hugh Willoughby, comme l’appellent les Anglais.

— Mais ceux des Indiens gagnés par les Américains ne pourraient-ils pas venir nous attaquer ?

— Je ne le pense pas : c’est l’intérêt des rebelles d’empêcher, au contraire, les sauvages de se mêler à la querelle ; leur manière de faire la guerre plairait peu aux Américains.

— Et cela aurait-il dû plaire aux généraux du roi ou aux ministres, Bob ?

— Peut-être pas, Maud. Je connais assez la politique et la guerre pour savoir que l’on considère les résultats plus que les principes. L’honneur, la chevalerie, l’humanité, la vertu et la droiture, sont hardiment employés en paroles, mais ces grands mots produisent rarement autant d’influence sur les faits. La victoire est la fin qu’on se propose, et les moyens varient selon les circonstances.

— Et où est donc tout ce que nous avons lu ensemble ? oui, ensemble, Bob ; car je vous dois d’avoir dirigé mes études. Où est donc tout ce que nous avons lu sur la gloire et la droiture du nom anglais et de la cause anglaise ?

— Je ne sais qu’en penser, Maud, quand je vois que la gloire et la droiture de la cause et du nom américain seront vantées dès que cette nouvelle nation aura hardiment brisé les liens qui l’attachent au roi et détruit sa moralité publique.

— Vous êtes engagé dans une mauvaise cause, major Willoughby, et le plus tôt que vous l’abandonnerez sera le meilleur.

— Je le ferais à la minute, si je savais où trouver mieux. Remarquez cela, ma chère Maud, toutes les causes sont semblables à celle-ci ; d’un côté on emploie des instruments comme les Anglais emploient les sauvages, et l’autre côté trouve son intérêt à désapprouver un tel acte. Chacun croit à la bonté de sa cause ; vous et moi nous pensons qu’il est bien, ma chère Maud, de défendre les droits de notre souverain ; Beulah ne juge pas en cela comme nous.

— Beulah écoute son cœur, peut-être, comme font toutes les femmes, dit-on. Quant à moi, je suis libre de suivre ma propre opinion.

— On dit que vous épousez la cause du roi, Maud ?

— Ah ! je suis bien capable de me laisser influencer par les notions d’un certain capitaine Willoughby et de Wilhelmina, sa femme ; ils m’ont si bien guidée dans tant d’occasions, que je ne me défierais pas aisément de leurs opinions sur ce sujet.

Le major désapprouvait cette raison ; et quand elle lui revint dans l’esprit, ce qui arriva souvent dans le cours de la journée, il fut mécontent de lui-même d’avoir été assez peu raisonnable pour s’attendre à ce qu’une jeune fille de vingt et un ans ne pensât pas, en beaucoup de circonstances, comme ses parents réels ou présumés. À ce moment, cependant, il n’insista pas sur ce point.

— Je suis contente d’apprendre, Bob, reprit Maud plus gaiement, que vous n’avez rencontré personne dans votre imprudente sortie, car je ne puis m’empêcher de l’appeler imprudente, quoique sanctionnée par mon père.

— J’ai eu tort de dire cela. Nous avons rencontré un homme qui n’est rien moins que votre épouvantail, Joël Strides, aussi innocent, cependant, qu’on peut le souhaiter.

— Que dites-vous là, Robert ? Cet homme connaît-il donc votre présence à la Hutte ?

— Je ne le pense pas. Joël, poussé par la curiosité, approcha son visage à quelques pouces du mien ; mais je ne crois pas qu’il m’ait reconnu. J’ai tout lieu de présumer que, grâce à l’obscurité et à ce déguisement, il a dû se trouver très-embarrassé.

— Le ciel en soit loué ! s’écria Maud en respirant plus librement. Je me défie depuis longtemps de cet homme, quoiqu’il paraisse posséder davantage la confiance de chacun. Ni mon père ni ma mère ne veulent le voir comme moi ; cependant son dessein de vous faire tort est si clair, que je m’étonne souvent que les autres ne le reconnaissent pas. Beulah elle-même est aveugle.

— Et qu’est-ce donc qui peut vous faire voir si clairement, Maud ? J’ai consenti à garder l’incognito, à votre prière, et cependant, pour avouer la vérité, je ne vois pas de raison particulière pour me défier plutôt de Joël Strides que de quelque autre dans la vallée, que de Mike, par exemple.

— De Mike ! Je répondrais de sa fidélité sur ma vie. Celui-là ne vous trahira jamais, Bob.

— Mais pourquoi Joël cause-t-il à ce point votre défiance ? Et pourquoi est-ce moi qui suis l’objet particulier de vos appréhensions ?

Maud se sentit encore rougir ; donner une simple raison de sa défiance, lui était impossible, car ce n’était que le tendre intérêt qu’elle prenait au salut de Robert Willoughby qui lui avait fait deviner la vérité.

— Pourquoi je crois aux vues sinistres de Strides, voilà ce que je ne serais guère capable de vous expliquer, Bob, répliqua-t-elle après un moment de silence ; cependant j’y crois comme à mon existence. Ses regards, ses questions, ses voyages, et une remarque récente, tout cela a eu de l’influence sur ma manière de voir ; néanmoins je ne pourrais donner une preuve claire et satisfaisante. Pourquoi devez-vous être particulièrement l’objet de ses complots ? c’est assez simple, puisque vous êtes le seul parmi nous à qui l’on puisse faire un tort sérieux. Il peut trouver son avantage à vous trahir.

— Auprès de qui me trahirait-il, ma chère ? Mon père est la seule personne ici revêtue de quelque autorité, et ce n’est pas lui que je doive redouter.

— Cependant vous avez été assez alarmé dernièrement pour faire votre route vers Boston. Les causes de vos appréhensions peuvent encore exister aujourd’hui.

— Il y avait alors des étrangers dans la vallée, et nous ne savions pas exactement où ils se trouvaient. Je me suis rendu à vos instances cependant, Maud, et je ne m’exposerai pas, à moins d’une sérieuse alarme ; car alors est bien entendu qu’il me sera permis de me montrer. Dans un moment pareil, mon apparition inattendue au milieu de nos gens pourra faire un effet dramatique et nous donner la victoire. Mais apprenez-moi l’effet de mon message. Mon père se rattachera-t-il à la cause royale ?

— Je ne le pense pas. Tous les moyens de le persuader sont perdus. Son titre de baron, par exemple, il ne le prendra jamais. Cela déjà ne peut pas le flatter. Et puis, ses sentiments sont ceux de sa nouvelle patrie ; il les croit justes, et il est disposé à les maintenir, surtout depuis le mariage de Beulah. La famille de ma mère, aussi, a beaucoup d’influence sur lui. Ils sont tous whigs, vous le savez.

— Ne profanez pas ce nom, Maud. Le whig n’agit pas en rebelle, tandis que ces hommes mal guidés ne sont ni plus ni moins que des rebelles. Je pensais que cette déclaration d’indépendance porterait mon père à se tourner de l’autre côté.

— Cette nouvelle l’a sans doute troublé comme l’a fait la bataille de Bunker-Hill, mais il réfléchira pendant quelques jours, et se décidera comme il le fit alors en faveur des Américains. Il a certaines partialités naturelles à ceux qui sont nés en Angleterre, mais sur ce point son esprit est fortement américain.

— C’est ce maudit établissement sur ce rocher qui est cause de cela. Que n’est-il resté dans la société parmi ses égaux, nous le verrions aujourd’hui à notre tête ? – Maud, je sais que je puis me confier à vous.

Maud était charmée de cette confiance, et elle leva sur le major ses grands yeux bleus dont l’expression montrait bien quelque chose de la douce satisfaction qu’elle éprouvait ; mais elle ne répondit rien.

— Vous devez bien penser que je n’ai pas fait ce voyage tout à fait sans motif, je veux dire sans un motif plus important même que de vous voir tous. Le commandant en chef est chargé de lever plusieurs régiments dans ce pays, et l’on pense à mettre à leur tête des hommes influents dans les colonies. Le vieux Noll de Lancey, par exemple, si bien connu de nous tous, va diriger une brigade, et j’ai sur moi une lettre de lui dans laquelle il offre un de ses régiments à sir Hugh Willoughby. Un des Allens de Pensylvanie, qui était contre nous, a renoncé à la commission du congrès depuis cette criminelle déclaration, et a consenti à commander un bataillon du roi. Pensez-vous que tout cela n’aura pas de poids auprès de mon père ?

— Il est probable que cela lui fera faire des réflexions, mais il ne changera pas d’idée. M. Allen de Lancey peut se décider à être général, mais mon père s’est retiré, et il ne songe plus à prendre du service. Il nous a dit qu’il ne s’était jamais plu à la guerre, et qu’il s’est trouvé plus heureux de venir ici que lorsqu’il a gagné sa première commission. M. Allen a peut-être bien fait de changer d’opinion, dit-il, mais moi je ne vois pas la nécessité d’en changer. Je suis ici avec ma femme et mes filles, et le soin de leur sûreté m’occupe assez dans ces temps de troubles. Que pensez-vous qu’il ait dit, Bob, dans une de ses conversations avec nous sur ce sujet ?

— Je ne sais, quoique j’appréhende qu’il n’ait parlé de la pitoyable politique du jour.

— Bien loin de là, ce sont de bons sentiments qui appartiennent ou qui doivent appartenir à tous les jours et à tous les âges, répondit Maud d’une voix émue. Mon fils est là, nous a-t-il dit, c’est assez d’un soldat dans une famille comme la nôtre. Nous sommes tous pour lui dans des craintes continuelles, et il peut nous faire porter le deuil à tous.

Le major Willoughby devint pensif en entendant ces paroles, et garda un instant le silence.

— Je cause déjà des inquiétudes mes parents, répondit-il enfin, pourquoi augmenterais-je celles de mon excellente mère en persuadant à son mari de reprendre du service ? Vraiment, je ne sais que faire.

— Ne l’engagez pas à cela, mon cher Robert ; votre profession rend ma mère assez malheureuse, n’ajoutez pas à ses chagrins. Rappelez-vous que trembler pour une personne c’est suffisant pour une femme.

— Ma profession rend ma mère malheureuse ! s’écria le jeune homme qui ne pensait qu’à son père à cet instant. Beulah n’a-t-elle donc jamais exprimé d’inquiétude pour moi, ou ses nouveaux devoirs ont-ils complètement chassé son frère de son souvenir ? Je sais que c’est peine si elle peut me souhaiter des succès ; mais elle peut cependant montrer quelque intérêt pour un frère unique. Nous ne sommes que deux.

Maud tressaillit, comme si quelque objet effrayant lui eût passé devant les yeux ; mais elle garda le silence déterminée à entendre ce qui allait suivre. Robert Willoughby s’était tellement accoutumé à penser que Beulah était sa seule sœur, que ces paroles lui échappèrent malgré lui. Cependant, dès qu’il les eut prononcées, la pensée de l’effet qu’elles pouvaient avoir produit sur Maud traversa son esprit. Ignorant tout à fait la nature des sentiments de Maud pour lui, il n’avait jamais osé faire un aveu direct des siens, car il lui semblait qu’une sœur serait naturellement choquée d’entendre de la bouche de son frère la déclaration d’un pareil attachement, et il s’imaginait que la délicatesse et l’honneur l’obligeraient à emporter son secret avec lui dans le tombeau. Deux minutes de franche explication pouvaient dissiper à jamais tous ces scrupules ; mais comment entamer ce sujet ? c’était un obstacle que le jeune homme avait toujours trouvé insurmontable. Quant à Maud, elle ne connaissait qu’imparfaitement son propre cœur ; à la vérité elle avait bien quelques lueurs de ses sentiments, mais c’était à travers des impulsions soudaines et involontaires qui se mêlaient étrangement ses affections. Depuis qu’elle avait cessé de penser à Robert Willoughby comme à un frère, elle avait commencé à le considérer avec d’autres yeux ; cependant elle avait lutté contre ses sentiments. Le capitaine et sa femme étaient bien ses parents, Beulah sa sœur bien-aimée, le petit Evert son neveu, tandis que Bob, quoiqu’elle l’appelât toujours Bob comme avant, quoiqu’elle eût toujours pour lui la confiance qu’elle lui témoignait autrefois, quoiqu’elle l’aimât avec une tendresse qu’il aurait voulu connaître au prix même de son grade, elle ne le regardait plus comme un frère. Beulah peut faire cela, se disait-elle quelquefois, mais Beulah est sa sœur. Je puis lui écrire, causer librement avec lui, lui montrer de l’affection, tout cela est juste, et je serais la femme la plus ingrate de la terre si j’agissais autrement ; mais je ne puis m’asseoir sur ses genoux comme fait Beulah, je ne puis me jeter à son cou et l’embrasser comme fait Beulah, ni chercher à connaître ses secrets comme fait Beulah, ou affecter de le faire pour le tourmenter. Je dois être plus réservée avec un jeune homme qui n’a pas dans ses veines une goutte du même sang que moi. Et Maud en arrivait ainsi à désavouer toute parenté avec la famille Willoughby, dont elle honorait le chef comme son père. Ce fut le major qui interrompit le long silence qui avait succédé à ses paroles irréfléchies.

— C’est contrariant d’être enfermé ici, dit-il, sans savoir ce qui arrive, quand à chaque minute peut venir une attaque. Ce côté de la maison pourrait être défendu par vous et par Beulah, aidées des bras et éclairées des conseils de ce jeune fils de la liberté, le petit Evert. Il n’y a réellement que le devant de la Hutte qui exige la présence de ceux qui ont quelque connaissance du métier. Je voudrais qu’il y eût là une ouverture sur le devant à travers laquelle on pût voir au moins s’approcher le danger.

— Si votre présence n’est pas indispensable ici, je puis vous conduire à mon atelier de peinture ; il a une lucarne directement au-dessus de la porte.

Le, major accepta la proposition avec joie, et il donna quelques ordres nécessaires à ses subordonnés avant de suivre Maud. Quand tout fut prêt, il prit une petite lampe d’argent qu’elle avait apportée en entrant dans la bibliothèque, et se dirigea vers le petit atelier. Le lecteur sait déjà que la Hutte était bâtie dans une cour, et que des fenêtres on ne voyait que cette cour ; il n’y avait que des lucarnes qu’on pût surveiller ce qui se passait au dehors. Les greniers étaient très-étendus ; ils étaient partagés en petites chambres percées de fenêtres : les unes s’ouvraient sur la cour, les autres sur la colline. C’était sur les toits, devant ces fenêtres, que le capitaine Willoughby avait fait faire une plate-forme ou, terrasse, dans l’intention d’éteindre le feu s’il était nécessaire, ou de défendre la place. Il y avait plusieurs chambres éclairées par des lucarnes, sur les autres côtés du bâtiment. Outre ces arrangements, les portions du grenier étaient partagées en deux grandes parts, comme l’étage placé au-dessous, sans aucune porte de communication. La partie de l’est, sur le devant, à l’étage inférieur, contenait toutes les chambres occupées par la famille. La partie correspondante du côté de l’ouest était donnée aux visiteurs, et était alors occupée par les habitants de la vallée, de même que toutes les chambres et les greniers au-dessus. Sur le derrière, le capitaine avait réservé les appartements à sa famille, même les chambres du grenier. Quelques-unes de ces chambres, particulièrement celles qui étaient au-dessus de la bibliothèque, de la salle de dessin et du parloir, étaient de commodes appartements dont les fenêtres s’ouvraient sur les prairies et sur la forêt : c’est là que M. Woods logeait et qu’il étudiait. On y arrivait à l’aide d’un escalier donnant dans le vestibule qui communiquait avec la cour. Il y avait aussi un escalier plus étroit qui donnait dans l’office.

Comme Mike était placé à la porte de l’escalier principal, Maud passa avec Robert par le petit escalier. Elle laissa à sa droite une suite de petites chambres qui appartenaient aux familles des Plines et des briseuses, et gagna enfin le devant des bâtiments. C’était la moitié de la construction réservée à la famille ; les chambres étaient éclairées par des lucarnes, tandis que de l’autre côté étaient des fenêtres qui s’ouvraient sur la cour.

Maud ouvrit la porte de la petite chambre dont elle avait parlé. C’était un appartement qu’elle avait choisi pour peindre, parce que la lumière de la lucarne était particulièrement favorable. Elle gardait la clef de cette petite pièce, et depuis, le mariage de Beulah surtout, c’était là son sanctuaire ; personne n’y entrait, à moins d’être conduit par elle. Quelquefois la petite briseuse y était admise avec un balai, quoique Maud, pour des raisons qu’elle-même connaissait, préférât souvent balayer le plancher de ses belles mains que de souffrir qu’une autre fît cette besogne.

Le major contempla cette chambre qui était à l’usage de Maud depuis sept ans. C’est de là qu’il l’avait vue agiter son mouchoir à son dernier départ, et cent fois depuis il avait pensé à cet acte d’affection qui avait fait naître en lui des doutes, et il ne savait s’il devait en concevoir du chagrin ou de la joie. Était-ce purement une preuve d’affection fraternelle ou bien la manifestation d’un plus tendre sentiment ? Ces lucarnes étaient de quatre pieds, percées, selon l’usage, dans les charpentes massives ; elles étaient vitrées et avaient d’épais volets à l’épreuve de la balle. Ces volets se fermaient le soir d’après les ordres du capitaine, afin de cacher la lumière, et cette précaution avait été poussée si foin que Maud se mettait rarement à la nuit près de la lucarne avec les volets ouverts.

À ce moment elle laissa la lumière en dehors de la chambre, et ouvrant l’un de ses volets, elle s’aperçut que le jour allait paraître.

— Dans quelques minutes il fera jour, dit-elle, et nous pourrons voir qui est ou qui n’est pas dans la vallée. Regardez, vous apercevrez mon père près de la porte.

— Je le vois à ma honte, Maud. Il ne devrait pas être là tandis que je suis retiré ici derrière des charpentes presque à l’épreuve de la balle.

— Il sera bien temps pour nous d’aller le retrouver quand l’ennemi arrivera. Vous ne pouvez pas penser qu’une attaque soit à craindre ce matin.

— Certainement non ; il est trop tard maintenant.

— Alors fermez le volet ; j’apporterai la lampe vous montrerai quelques-unes de mes esquisses. Nous autres artistes nous avons soif de louanges, et je sais que vous êtes un connaisseur qu’on peut redouter.

— C’est fort aimable à vous, ma chère Maud, répondit le major en fermant le volet, car il paraît que vous êtes avare de ces faveurs-là. J’ai entendu dire que vous aviez bien saisi les ressemblances, celle du petit Evert en particulier.