Wyandotté/Chapitre XXVI

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 24p. 313-324).



CHAPITRE XXVI.


Tous les cœurs semblent palpiter du même mouvement et être animés de la même chaleur. Ce bon vieillard ! son sang nous crie vengeance.
Sprague


Quoiqu’en apparence Nick eût commencé sa marche avec zèle et activité, sa vitesse se ralentit quand il se trouva éloigné de ceux qu’il avait laissés dans le bois. Avant d’atteindre le pied du Rocher, son pas rapide avait dégénéré en promenade, et quand il y arriva il s’assit sur une pierre comme pour réfléchir sur ce qu’il allait faire.

Lorsque le Tuscarora se fut arrêté, sa physionomie exprima des émotions variées. D’abord elle se montra farouche, sauvage, exaltée, puis elle devint douce, peut-être même repentante. Il tira son couteau d’une gaine de peau de bouc, et en regarda la lame avec chagrin. S’apercevant qu’un caillot de sang était collé au manche, près de la fermeture, il l’enleva soigneusement avec de l’eau. Ensuite il se regarda lui-même comme pour s’assurer qu’il ne restait aucune trace qui pût le trahir, puis il parut plus calme.

— Le dos de Wyandotté ne lui fait plus mal, murmura-t-il. Vieilles cicatrices guéries. Pourquoi capitaine toucher moi ? Croyait-il Indien pas sentir ? Quelquefois bon, mais quelquefois mauvais. Pourquoi dire à Wyandotté qu’il le fera fouetter encore, et en allant au camp de l’ennemi ? Non, le dos est bien maintenant, il ne cuit plus.

Quand ce monologue fut terminé, Nick se leva, regarda le soleil pour savoir combien de temps il ferait encore jour, jeta un coup d’œil vers la Hutte comme pour en examiner le plan de défense ; il étendit ses bras comme un homme fatigué et regarda à travers les buissons pour voir ce que faisaient ceux qui étaient encore dans les champs. Quand il eut fini, il arrangea son costume avec un air de délibération et de fermeté, et se prépara à se présenter devant la femme et les filles de celui qu’il avait assassiné sans remords trois heures auparavant. Nick avait souvent médité ce crime pendant les trente ans qui s’étaient écoulés entre sa première correction et l’époque présente ; les circonstances l’en avaient toujours empêché. Les punitions suivantes n’avaient fait qu’augmenter son désir de se venger, mais le temps avait bien affaibli ce désir, qui n’aurait peut-être jamais reparu sans les malheureuses allusions de la victime à ce sujet. Le capitaine Willoughby, soldat anglais de l’école du dernier siècle, était naturellement humain et juste, mais il adoptait pleinement cet axiome militaire : les régiments les plus sévèrement punis sont ceux qui se battent le mieux. Et peut-être n’était-il pas dans l’erreur en ce qui regarde les Anglais de la basse classe. Il aurait fallu ne pas appliquer cette maxime à un sauvage américain qui avait été chef et qui n’en avait pas perdu tous les sentiments. Malheureusement, dans un moment où tout dépendait de la fidélité du Tuscarora, le capitaine se souvint de son ancien expédient pour s’assurer une prompte obéissance, et il fit allusion. Selon l’expression de Nick, les vieilles blessures devenaient cuisantes ; le projet indécis depuis trente ans se trouva soudain arrêté, et le couteau traversa le cœur de la victime avec une rapidité qui ne lui laissa même pas le temps de se recommander à Dieu. En une demi-minute, le capitaine Willoughby avait cessé de respirer.

Tel avait été l’acte de l’homme qui franchissait maintenant l’ouverture de la palissade et qui entrait dans l’habitation de sa victime. Un profond silence régnait au dedans et au dehors de la Hutte, et personne ne paraissait pour s’informer de ce que voulait ce visiteur inattendu. Nick passa sans bruit et trouva la porte fermée. Il fallait absolument frapper pour la faire ouvrir ; c’est ce qu’il fit.

— Qui est là ? demanda le vieux Pline de l’intérieur.

— Ami, ouvrez la porte. Moi venir avec message du capitaine.

La haine des noirs de la Hutte pour les Indiens s’étendait jusqu’au Tuscarora. Cette aversion était mêlée de crainte, et il était difficile pour des êtres ignorants de faire une distinction entre un Indien et un autre Indien. Dans leur imagination, éprise du merveilleux, les Onéidas, les Tuscaroras, les Mohawks, les Onadagas et les Iroquois étaient tous unis ensemble dans une inextricable confusion, car pour eux un Homme Rouge était un Homme Rouge, et un sauvage un sauvage.

Il n’est donc pas surprenant que Pline l’ancien hésitât à ouvrir la porte pour admettre un individu de cette race détestée, quoique ce fût un homme bien connu de tous. Heureusement la grande briseuse était tout près, et son mari l’appela par un de ces signes dont ils se servaient entre eux.

— Qui pensez-vous être là ? demanda Pline l’ancien à sa compagne avec un regard significatif.

— Comment moi savoir, vieux Pline ? Vous supposez donc moi comme les sorcières d’Albany qui voient à travers une porte et connaissent tout, même un peu plus.

— C’est Saucy Nick. Quoi vous dire maintenant ?

Êtes-vous sûr, vieux Pline ? demanda la briseuse avec un air sinistre.

— Être certain. Avoir entendu. Il demande à entrer. Quoi faire ?

— Vous pas ouvrir, vieux Pline, jusqu’à ce que maîtresse l’ait dit à vous. Restez ici et appuyez-vous contre la porte aussi fort que vous pourrez. Maintenant, moi appeler miss Maud. Elle est seule dans la bibliothèque, elle dira ce qu’il faut faire. Appuyez-vous bien contre la porte, vieux Pline.

Pline l’ancien inclina la tête en signe d’assentiment, plaça résolument ses épaules contre les massives charpentes, et comme un autre Atlas soutenant le monde, il resta pour défendre une porte qui aurait résisté facilement à un bélier. Sa corvée ne fut pas longue, sa femme revint bientôt avec Maud qui était impatiente d’apprendre les nouvelles.

— Est-ce vous, Nick ? demanda la douce voix de notre héroïne.

Le Tuscarora tressaillit en entendant ces sons bien connus au moment où il ne s’y attendait pas. Son regard s’assombrit un instant et prit une expression de pitié et d’intérêt. Il fit sa réponse avec moins de brusquerie et de brièveté que d’habitude.

— C’est Nick, Saucy Nick, Wyandotté, Fleur des Bois ; car souvent l’Indien appelait Maud ainsi. Moi apporte des nouvelles, capitaine envoie Nick. Personne avec moi. Wyandotté seul. Nick avoir vu major aussi, dire quelque chose à la jeune squaw.

Ceci termina la discussion. La porte fut débarrée, et en une demi-minute Nick se trouva dans la cour. La grande briseuse fit signe à Pline l’ancien de venir voir le singulier spectacle de Joël et de ses compagnons travaillant dans les champs. Quand ils relevèrent la tête, Maud et son compagnon étaient déjà dans la bibliothèque. Le nom de Robert Willoughby avait engagé notre héroïne à choisir cette chambre ; car peu confiante dans la délicatesse du messager, elle aurait craint de l’entendre en présence de la famille.

Nick ne se hâtait pas de parler ; il prit la chaise que lui indiqua Maud, et la regarda de façon à l’alarmer.

— Si vous avez pitié de moi, Wyandotté, dites-moi ce qui est arrivé au major Willoughby.

— Lui bien. Il rit, il parle, il ne pense à rien. Lui prisonnier ; on ne le tuera pas.

— Qu’y a-t-il donc alors ? Pourquoi ce regard sinistre ? Votre visage semble annoncer un malheur.

— Mauvaises nouvelles, pour dire vrai. Quel est votre nom, jeune squaw ?

— Vous le savez bien, Nick. Je suis Maud, votre ancienne amie Maud.

— Face Pâle avoir deux noms. Tuscarora en avoir trois. Quelquefois Nick, quelquefois Saucy Nick, quelquefois Wyandotté.

— Vous savez que mon nom est Maud Willoughby, répondit notre héroïne en rougissant, mais en préférant conserver les anciennes apparences.

— Le nom de votre père être Meredith ; pas Willoughby.

— Miséricordieuse Providence ! et comment ce grand secret est-il connu de vous, Nick ?

— Pas de secret pour Wyandotté. Lui tout savoir, avoir vu tuer le major Meredith. Lui bon chef : jamais battre, jamais frapper les Indiens. Nick connaître votre père et votre frère.

— Et pourquoi choisissez-vous ce moment pour me parler de tout ceci ? Quel rapport cela peut-il avoir avec votre message, avec Bob, avec le major Willoughby, je veux dire ? demanda Maud, respirant à peine.

— Quel rapport ? dit Nick un peu irrité. Pas de rapport. Vous Meredith, pas Willoughby, demandez votre mère, demandez au major, demandez au chapelain. Ils vous diront que c’est vrai. Vous avoir pas besoin de chagrin, lui pas votre père.

— Que voulez-vous dire, Nick ? Pourquoi cet air tour à tour chagrin, compatissant, irrité, farouche ? Vous avez de mauvaises nouvelles à m’annoncer ?

— Pourquoi mauvaises pour vous ? lui pas votre père. Seulement ami de votre père. Père à vous mort quand vous enfant.

Maud respirait à peine. La vérité semblait luire à ses regards, quoiqu’elle se trouvât obscurcie par l’incertitude. Elle devint pâle comme la mort et appuya sa main sur son cœur comme pour en comprimer les battements. Puis, par un effort désespéré, elle devint plus calme et eut le courage de parler.

— En est-il ainsi, Nick ? dit-elle. Mon père a-t-il succombé dans cette terrible affaire ?

— Père à vous tué il y a vingt ans, répondit le Tuscarora avec aigreur ; car, dans son désir d’amoindrir le coup qu’il allait porter à Maud, pour laquelle il avait une singulière affection, due aux bontés qu’elle avait eues pour lui en cent occasions, il s’imaginait qu’en lui rappelant que le capitaine Willoughby n’était pas son père, son chagrin serait moins grand. Pourquoi appeler lui votre père ? Lui pas votre père. Nick connaître père et mère. Major pas votre frère.

Malgré les sensations qui l’accablaient, Maud rougit à cette allusion, et elle baissa son visage sur ses genoux. Cette action lui donna le temps de se remettre, et comprenant toute la nécessité de se commander à elle-même, elle releva la tête.

— Ne me faites pas attendre plus longtemps. Dites-moi la vérité sans hésiter. Mon père est-il mort ? J’entends par mon père le capitaine Willoughby.

— Vous avoir tort, puisque lui pas votre père.

— Nick, le capitaine Willoughby aurait-il été tué ?

Nick regarda attentivement Maud, puis il baissa la tête affirmativement. Malgré toutes ses résolutions d’être calme, notre héroïne fut accablée par ce coup. Pendant dix minutes, elle se tut et resta la tête appuyée sur ses genoux ; la confusion de ses pensées lui fit craindre de perdre la raison. Heureusement un torrent de larmes la soulagea et elle se sentit mieux. La nécessité d’en apprendre davantage, afin de pouvoir agir, occupa son esprit, et elle questionna Nick de manière à tirer de lui tout ce qu’il jugea convenable de révéler.

La première impulsion de Maud avait été d’aller voir le corps du capitaine pour s’assurer par elle-même qu’il n’y avait plus d’espoir. Le récit de Nick avait été si laconique, qu’il ne l’avait pas complètement instruite, et le coup avait été si soudain qu’elle avait peine à croire à la vérité dans toute son étendue. Il restait encore à communiquer cette triste nouvelle à la famille qui, au milieu de ses craintes, n’avait jamais songé à une calamité comme celle-là. Mistress Willoughby elle-même, malgré sa sensibilité, qui enveloppait tous ceux qu’elle aimait, était accoutumée depuis si longtemps à voir son mari s’exposer avec impunité, qu’elle commençait à croire que sa vie était protégée par un charme. Maud sentait qu’en ce moment elle ne pourrait dire la vérité à sa mère. Tant qu’elle eut une ombre de doute sur la mort de son père, il lui sembla cruel d’annoncer cette triste nouvelle. Elle se décida à envoyer chercher Beulah par une des négresses.

Lorsqu’ils sentent qu’ils peuvent soutenir les autres par leur courage, les êtres les plus faibles possèdent une fermeté qui leur est étrangère dans d’autres circonstances. Maud, malgré la délicatesse de sa constitution et sa frêle apparence, était une jeune femme capable des efforts les plus hardis. La vie de frontières avait élevé son esprit au-dessus des faiblesses ordinaires de son sexe, et peu d’hommes eussent eu plus de détermination quand les circonstances l’exigeaient. Son plan maintenant était d’aller à la rencontre du corps de son père, et un ordre de sa mère aurait pu seul l’arrêter. Notre héroïne était dans cette disposition d’esprit quand Beulah parut.

— Maud, s’écria la jeune femme, qu’est-il arrivé ? Pourquoi es-tu si pâle ? Pourquoi m’envoies-tu chercher ? Nick nous apporte-t-il quelques nouvelles du moulin ?

— De mauvaises nouvelles, Beulah. Mon père, mon cher père est blessé. Ils l’ont porté jusqu’au bord du bois où ils se sont arrêtés, afin de ne pas trop nous surprendre. Je vais aller à leur rencontre et le faire amener ici. Prépare notre mère à ce triste événement. Oui, Beulah, le plus triste des événements !

— Oh ! Maud, c’est horrible ! s’écria sa sœur en tombant sur une chaise. Que deviendrons-nous ?

— La Providence qui règle le ciel et la terre aura soin de nous. Embrasse-moi, chère sœur. Comme tu as froid ! Ranime-toi, Beulah, pour l’amour de notre mère. Pense qu’elle sera encore plus triste que nous, si c’est possible, et prends un peu de résolution.

— C’est vrai, Maud. Personne ne peut souffrir plus qu’une épouse, à moins que ce ne soit une mère.

Après ces paroles, Beulah s’évanouit.

— Vous voyez, briseuse, dit Maud en montrant sa sœur avec résolution. Il lui faut de l’air et un peu d’eau ; elle a des sels sur elle, je crois. Venez, Nick, nous n’avons pas de temps à perdre. Vous serez mon guide.

Le Tuscarora avait observé cette scène en silence, et si elle ne lui avait pas donné de remords, elle avait au moins fait naître en lui des sentiments qu’il n’avait jamais éprouvés. Voir deux êtres souffrir du coup qu’avait frappé sa main, c’était une sensation nouvelle pour lui. Il ne savait ce qu’il devait encourager dans son cœur, ou du regret, ou d’un sauvage ressentiment qui pouvait braver les reproches. Mais Maud avait sur lui une autorité à laquelle il ne savait pas résister, et il la suivit hors de la chambre tout en regardant le visage pâle de Beutah, qui revint à elle, au bout de quelques minutes, par les soins des négresses.

Maud n’attendait rien. Impatiente de se trouver dehors, elle se glissat derrière le Tuscarora avec une rapidité que rien ne pouvait égaler. Elle ne fit aucune difficulté pour franchir la palissade, tandis que Nick examinait les travailleurs et s’assurait qu’il n’y avait personne au guet. Une fois dans le sentier qui longeait le ruisseau, Maud ne prit plus de précaution, elle marcha presque entièrement cachée par les broussailles. Sa robe était d’une couleur sombre et ne l’exposait pas à être découverte. Quant à Nick, son costume de forêt, à peu près semblable à la blouse de chasse des blancs, était arrangé de telle façon qu’il lui était facile d’aller et de venir sans être vu.

Trois minutes après que l’Indien et Maud eurent passé la porte, ils se trouvèrent près du triste groupe arrêté dans la forêt. Notre héroïne fut reconnue à son approche, et quand elle s’élança vers l’endroit qu’occupaient nos hommes, ils s’écartèrent pour lui faire place ; elle tomba à genoux à côté du corps, baignant de ses larmes le visage du mort, et le couvrant de baisers.

— Il n’y a donc plus d’espoir, Joyce ? s’écria-t-elle. Est-il possible que mon père soit mort ?

— Je crains, miss Maud, que Son Honneur n’ait fait sa dernière expédition. Il a reçu l’ordre d’aller dans un autre endroit, et comme un brave soldat, il a obéi sans murmurer, répondit le sergent en tâchant lui-même d’avoir la fermeté d’un militaire. Nous avons perdu un commandant noble et humain, et vous le plus excellent et le plus tendre des pères.

— Pas être son père, murmura Nick en touchant le coude du sergent et en lui tirant la manche en même temps pour attirer son attention. Sergent connaître son père. Lui et moi étions là quand Iroquois tira sur lui.

— Je ne vous comprends pas, Tuscarora, et je crois que vous ne vous comprenez pas. Moins vous parlerez et mieux cela vaudra. Il est de notre devoir, miss Maud, de dire que la volonté de Dieu soit faite ! Le soldat qui meurt en faisant son devoir n’est pas à plaindre. Je désirerais que le révérend M. Woods fût ici ; il nous dirait cela d’une manière qui n’admet pas de discussion, car moi, je suis un homme tout uni, miss Maud, et ma langue ne peut pas exprimer la moitié de ce que mon cœur sent en ce moment.

— Ah ! Joyce, quel ami, quel père il a plu à Dieu de rappeler à lui ?

— Oui, miss Maud, on peut dire cela avec raison.

— Si bon ! si vrai ! si doux ! si juste ! si affectionné ! dit Maud en se tordant les mains.

— Et si brave, jeune dame ! Son Honneur le capitaine Willoughby n’était pas de ceux qui parlent, qui écrivent et qui se vantent pendant le combat ; mais quand il fallait agir, le colonel savait toujours qui prendre pour remplir un devoir. L’armée n’aurait pas pu perdre un plus brave gentilhomme, s’il en avait encore fait partie.

— Oh ! mon père ! mon père ! s’écria Maud avec un redoublement de chagrin en se jetant sur le corps et en l’embrassant comme elle le faisait dans son enfance. Pourquoi n’ai-je pu mourir pour vous !

— Pourquoi vous dire cela ? murmura encore Nick. Lui pas votre père ; vous le savoir, sergent.

Joyce n’était pas en état de répondre. Ses sentiments avaient été comprimés par l’orgueil militaire ; mais ne pouvant plus résister, il se sentit obligé de se retirer à l’écart afin de cacher sa faiblesse. De grosses larmes coulaient sur son rude visage, comme l’eau coule à travers les fissures d’un chêne fendu. La prudence qui constituait surtout le caractère de Jamie Allen devint de l’activité, et il fit comprendre à la troupe la nécessité de se mettre sous la protection de la Hutte.

— La mort est terrible dans tous les temps, dit le maçon ; elle frappe les jeunes et les vieux. L’affliction qu’elle met dans le cœur doit se soumettre à la loi de la nature. Pourtant nous avons nos devoirs à remplir aussi longtemps que nous serons sur la terre, et il est temps de songer à mettre ce corps en sûreté, et à jeter un regard prudent sur notre propre situation.

Maud s’était levée à cet appel ; elle recula doucement de quelques pas en arrière, tâcha de se composer un maintien, et fit signe aux hommes d’avancer. À cet ordre, le corps fut levé et le triste cortège reprit sa marche.

Afin de mieux cacher les mouvements, Joyce s’engagea dans le lit du ruisseau, laissant les autres le suivre un peu plus bas dans la forêt. Aussitôt que lui et ses compagnons furent dans l’eau, il se retourna et engagea Nick à escorter la jeune dame sur la terre ferme ou par le sentier le long duquel elle était venue ; enfin, la petite troupe se mit en marche. Maud regardait ce triste spectacle quand elle se sentit tirer par la manche et vit à côté d’elle le Tuscarora.

— Pas aller à la Hutte, dit Nick avec empressement, venir avec Wyandotté.

— Ne pas suivre les restes de mon cher père ! ne pas consoler ma bien-aimée mère. Vous ne pensez pas à ce que vous, dites, Indien. Laissez-moi partir.

— Pas aller chez vous. Pas utile, pas bon. Capitaine mort, pas avoir de commandant. Venir avec Nick. Trouver major. Alors pouvoir faire bien.

Maud tressaillit de surprise. Il y avait quelque chose de si vrai, de si consolant, de si doux à son cœur dans cette proposition, qu’elle en fut frappée.

— Trouver le major, répondit-elle, est-ce possible, Nick ? Mon pauvre père a péri en l’essayant. Quel espoir avons-nous de mieux réussir ?

— Beaucoup d’espoir. Venir avec Wyandotté. Lui grand chef. Montrer, à la jeune squaw comment trouver son frère.

Nick usait de toute son adresse. Il connaissait si bien le cœur des femmes, qu’il évitait de faire allusion aux véritables relations qui existaient entre Robert Willoughby et Maud, quoiqu’il eût agi autrement quand il pensait éloigner ainsi son chagrin. En plaçant le major devant ses yeux comme un frère, il augmentait ses chances de réussite. Pour Maud, des sentiments tumultueux agitèrent son cœur à cette proposition extraordinaire. Délivrer Bob, le ramener à ta Hutte pour protéger sa mère, Beulah et Evert, tous ces avantages se présentèrent à son imagination et en appelèrent à ses affections.

— Pouvez-vous le faire, Tuscarora ? demanda-t-elle vivement en appuyant sa main sur son cœur comme pour en calmer les battements. Pouvez-vous réellement me conduire vers le major Willoughby, et puis-je avoir quelque espérance de le délivrer ?

— Certainement. Vous aller, lui venir. Moi aller, lui pas venir. Lui pas aimer Nick. Vous aller, lui venir. Si lui rester, rencontrer couteau et mourir comme le capitaine. Jeune squaw, suivre Wyandotté et voir.

Maud n’hésita plus. Pour sauver la vie de Bob, de son bien-aimé qu’elle avait si longtemps adoré en secret, elle aurait suivi un homme qu’elle aurait moins connu que le Tuscarora. Il lui fit signe de marcher, et ils se trouvèrent bientôt sur le chemin, du moulin, à travers le labyrinthe de la forêt.

Nick était bien loin d’observer les précautions qu’avait prises le capitaine dans sa malheureuse marche. Familiarisé avec chaque coin de terre, dans le voisinage de l’étang, connaissant toutes les dispositions des ennemis, il n’eut pas besoin de faire des détours, et il marcha sur une ligne plus directe. Au lieu de tourner la vallée et la clairière du côté de l’ouest, il prit la direction contraire, traversa la rivière sur un pont fait avec un arbre tombé, et suivit le chemin le long de la rive orientale. De ce côté de la vallée, il savait qu’il n’y avait pas d’ennemis, et la position des huttes et des granges lui fit suivre un sentier de la forêt justement assez profond pour cacher sa marche. Outre l’avantage de se trouver dans un chemin clair et battu, la distance se trouvait réduite à un mille.

Maud ne fit aucune question, ne demanda pas à se reposer en chemin, ne manifesta aucune faiblesse physique. L’Indien marchait très-vite à travers les arbres, elle le suivait de près, et elle avait à peine commencé à réfléchir sur la nature de l’entreprise dans laquelle elle était engagée, quand le bruit du ruisseau et la configuration du terrain l’avertirent qu’ils avaient atteint la lisière du vallon au bas des moulins. Nick la pria de s’arrêter un moment pendant qu’il s’avancerait sur les rochers pour faire une reconnaissance. C’était la place d’où l’Indien avait fait ses premières observations sur les ennemis et s’était assuré de leur véritable caractère avant de hasarder sa personne au milieu d’eux. Dans ce moment, il voulait voir s’ils se trouvaient encore autour et à l’intérieur des moulins.

— Venez, dit-il en faisant signe à Maud de le suivre ; nous aller. Eux dorment et mangent et parlent. Major prisonnier maintenant ; dans une demi-heure, major libre.

C’en était assez pour le cœur ardent, dévoué et généreux de Maud. Elle descendit aussi vite que son guide le sentier qui était devant elle, et en cinq minutes ils atteignirent le bord du ruisseau à un point où ils ne pouvaient être vus du moulin. Là, un énorme pin avait été jeté en travers du torrent, et l’on en avait aplani la surface de façon à en faire un pont convenable pour ceux dont le pied était sûr et l’œil ferme. Nick regarda derrière lui en passant le pont pour voir si sa compagne pouvait le suivre, et un simple coup d’œil lui suffit pour voir que toute crainte à cet égard devenait inutile. Ils furent bientôt en sûreté sur l’autre bord.

— Bien, murmura l’Indien, jeune squaw faite pour être l’épouse d’un guerrier.

Maud ne fit attention ni au compliment ni à l’expression de physionomie qui l’accompagnait ; elle fit seulement un geste d’impatience pour engager Nick à continuer de marcher. Il la regarda avec attention et pendant un instant, il sembla hésiter, mais elle répéta son geste et Nick se remit en route.

La marche de Nick devenait nécessairement plus réservée et plus lente. Il fut bientôt obligé de quitter le sentier commun et d’incliner vers la gauche du côté du rocher afin de ne pas être vu. Depuis le moment où il avait atteint le pont rustique jusqu’à celui où il prit cette précaution, il avait seulement longé la grande route sur laquelle il y avait toujours le danger de rencontrer un messager voyageant dans la vallée.

Mais Nick n’était pas homme à s’égarer. Quand il fut au milieu des sentiers, il en prit un qui l’amena dans celui par lequel était descendu le capitaine Willoughby. Arrivé à l’endroit où s’était arrêté Joyce, Nick fit une pause, et après avoir écouté attentivement, il s’adressa à sa compagne :

— Jeune squaw hardie, dit-il d’un ton encourageant, maintenant avoir besoin d’un cœur de guerrier.

— Je puis vous suivre, Nick, si loin que vous alliez. Pourquoi vous défier de mes forces ?

— Parce que lui ici, là bas. Femme aime homme, homme aime femme. C’est bien ; mais pas se montrer, quand il y a danger de mort.

— Peut-être que je ne vous comprends pas, Tuscarora ; mais j’ai confiance en Dieu, il soutiendra ma faiblesse.

— Bien ! arrêtez-vous ici. Nick reviendra dans une minute.

Nick descendit le passage qui était entre les rochers et la pente où se trouvait la laiterie, afin de s’assurer que le major était encore dans sa prison et pour ne pas faire courir à Maud des risques inutiles. Il fut bientôt certain de ce fait, puis il prit la précaution de cacher la mare de sang, en la couvrant avec de la terre et des pierres. Il fit avec soin ses autres observations et plaça dans un endroit propice la scie, le ciseau et les autres outils qui étaient tombés de la main du capitaine quand il reçut le coup de la mort ; puis il remonta le sentier et rejoignit Maud. Pas un mot ne fut dit entre notre héroïne et son guide. Ce dernier l’engagea seulement à le suivre et il la conduisit au bas de la cabane. Ils arrivèrent bientôt tous les deux dans l’étroit passage, et Maud, obéissant à un signe de son compagnon, s’assit précisément à l’endroit où l’on avait trouvé son père et où le couteau lui avait percé le cœur. Nick manifestait la plus grande indifférence. Il n’y avait plus d’expression de férocité sur son visage, et, suivant son langage figuratif, ses blessures ne saignaient plus. Son regard était devenu amical, mais il ne montrait aucun signe de regret.