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Xanthis

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ContesMercure de FranceŒuvres de Albert Samain, t. 3 (p. 9-40).

XANTHIS
ou la vitrine sentimentale

Et in pulverem reverteris.
(Gen., iii, 19.)
La Nourrice. ― À quoi penses-tu donc, mon enfant ?
(Euripide, Phèdre, sc. ii.)

Chaque fois que je me suis attardé à regarder des étagères ou des vitrines, ces petits asiles de bois précieux et de cristal, où s’évaporent des parfums surannés, où flotte une attendrissante poussière d’autrefois, où l’âme noble et mélancolique du Luxe vibre dans un silence de pensée, j’ai toujours cru qu’une vie particulière devait s’y vivre à l’abri des grands rideaux profonds, loin des promiscuités et des banalités du réel. Là, en effet, se trouvent réunis en un suggestif ensemble tous les éléments d’une vie essentielle, et il m’a semblé que ce seraient, en vérité, de merveilleux Champs-Élysées pour les âmes délicates, enfin évadées de l’utile, et définitivement réintégrées dans le superflu.

Ce genre de sollicitude m’a valu les relations les plus intéressantes, et, entre autres, celles que j’entretiens avec une vieille tabatière d’argent, où l’on voit, ciselé tout au long, le triomphe d’Alexandre le Grand sur Porus, roi des Indes. Or, un de ces derniers soirs, dans l’intimité d’un pénétrant crépuscule, cette aimable aïeule m’a conté une histoire si touchante, si dramatique et d’une si instructive moralité, que je ne puis résister au désir de la transcrire ici à l’adresse de ceux qui, complaisants au rêve, veulent bien croire encore que c’est arrivé.

Il y avait donc, dans une vitrine du temps de Louis XV, une petite statuette de Tanagra, irréprochablement jolie. Ses cheveux blonds étaient couronnés de violettes ; elle avait aux oreilles des anneaux d’orichalque ; des colliers de pierres changeantes lui descendaient sur la poitrine, et elle était enveloppée de la tête aux pieds d’un grand voile aux mille plis, sous lequel son jeune corps, fin et souple, aperçu et dérobé tour à tour, semblait se diluer dans un mystère de nudités fluides.

Les lettres grecques gravées sur le socle la nommaient Xanthis, et elle était née dans Crissa, féconde en vignes, ceinte par la mer retentissante.

Xanthis était la lumière de la vitrine.

Souvent il lui arrivait de descendre de son socle, et de répéter, au milieu d’un cercle d’admirateurs, les danses qu’elle exécutait jadis sous les péristyles du temple d’Artémis. Ses petits pieds cerclés d’anneaux d’or, elle tournait, entrelaçant des pas compliqués et tissant avec une grâce accomplie les plus merveilleuses broderies du rythme. Elle exprimait ainsi, sans s’en douter, les choses les plus diverses, les plus profondes aussi, et quand, à la fin, elle se dressait, cambrée et solennelle, ses bras arrondis au-dessus de la tête, les pointes de ses jeunes seins tendant le voile immobile, il se dégageait d’elle une beauté mystérieuse et grave, dont le frisson avait quelque chose de sacré.

Un jour qu’elle avait dansé d’une façon plus merveilleuse encore que d’habitude, elle reçut la visite d’un grand seigneur du voisinage. C’était un marquis de vieux Saxe d’une élégance exquise, pourtant encore beau, malgré quelque lassitude dans les traits, et d’une politesse incomparable. La guerre l’avait un peu endommagé. Sa tête et son pied gauche avaient été recollés.

Tel, il plut infiniment à Xanthis ; précisément cet air de fatigue qui se trahissait dans sa voix toujours un peu voilée la séduisit mieux que ne l’eût pu faire un bel éclat de jeunesse triomphante.

Le marquis lui parla longuement et sur mille sujets avec un agrément infini. Chose bizarre, en l’écoutant, des conversations, entendues jadis dans son pays, lui revenaient à l’esprit, et elle revoyait des hommes sages, aux yeux doux et fins, qui devisaient autour d’elle par des crépuscules d’or rose au bord de la mer…

Quand il se retira, le grand seigneur, lui prenant la main, y appuya doucement ses lèvres, et Xanthis, longtemps fort malheureuse chez un vieux Juif qui l’avait jetée parmi d’odieux bonshommes de zinc doré d’une dégoûtante platitude, ne se sentit point d’aise de retrouver, dans son entourage, un homme dont la distinction se manifestait par d’aussi gracieux raffinements.

Les rapports ainsi commencés devinrent vite plus fréquents.

Le marquis, comme tous ceux de son époque, qui eut pour fonction d’être jolie, s’entendait merveilleusement à organiser le plaisir.

Chaque jour, c’étaient de nouvelles parties, une ingéniosité dans les divertissements qui ne se lassait point.

Souvent il arrivait, dans la matinée, la prendre à son lever, dans son carrosse de porcelaine tout enguirlandé de roses. Vite elle s’habillait, choisissant la toilette qui s’accordait le mieux avec la couleur du ciel ou le rythme de ses pensées, tantôt une claire jupe Pompadour à paniers bouffants, légère et fleurie comme une matinée de printemps ; tantôt quelque longue robe Watteau de satin mélancolique, vert saule ou réséda, à grand pli froncé dans le dos ; tantôt quelque tunique Récamier, décorée de palmettes d’or et drapée haut sous les bras, avec une ceinture aurore, safran ou aventurine…

Toute la journée, ils se promenaient à travers le paysage charmant des Éventails, parmi les grands parcs aux pelouses vert fané, ornées de jets d’eau en aigrette, les jardins décorés de nobles statues, les bosquets où s’élevaient des temples de l’Amour. Parfois l’on déjeunait sur l’herbe, ou dans quelque joli pavillon de chasse, et l’on revenait lentement par le village, où des bergers et des bergères à tourterelles faisaient sur le passage du carrosse d’accortes révérences.

C’était la vie la plus adorable du monde.

D’ailleurs, dans son habit de velours prune, le jabot écumant de dentelles, l’épée en verrouil, avec ses cheveux poudrés à frimas, ses lèvres minces où voltigeait le plus vif esprit de France, le marquis avait tout à fait grand air. Il savait exprimer en galanteries exquises sa tendresse d’arrière-saison.

Xanthis ne trouvait rien de comparable à ses mains effilées et blanches, et l’indéfinissable arome d’ambre qui l’enveloppait tout entier résumait bien pour elle le charme subtil de son inaltérable courtoisie.



Ce fut à quelque temps de là qu’il la mena chez un jeune buste de marbre, avec qui il venait d’entrer en connaissance, et qui faisait, lui dit-il, d’adorable musique.

Xanthis, au premier coup d’œil, comprit qu’elle venait de produire sur le musicien une impression profonde. À travers les banalités de la conversation, il avait une façon étrange et un peu folle de la regarder ; exprès elle baissait les paupières, et elle éprouvait sous ces yeux ardents et fixes une inexprimable sensation de chaleur lourde.

Le musicien, sur l’invitation du marquis, s’était mis à jouer, et, violemment, Xanthis eut l’impression qu’une main invisible l’emportait par sa chevelure tordue à travers un monde d’impressions tourbillonnantes.

Le marquis, par instants, soulignait un passage d’éloges discrets, et se penchait vers elle pour lui expliquer sa pensée ; mais elle, silencieuse et fascinée, n’écoutait pas un seul mot ; c’est à travers les yeux du musicien qu’elle comprenait, et ces yeux lui révélaient pour la première fois l’enivrement de la tristesse.

À peine dehors, prétextant une atroce migraine, elle renvoya assez sèchement le marquis. Elle avait hâte de regagner son socle.

Des choses inconnues s’agitaient dans son être.

Pour conserver les émotions sentimentales, ces douces fleurs de l’âme, il n’est que l’eau fraîche et calme de la solitude.

Toute à elle-même, elle sortit de son cœur l’image du musicien et elle évoqua dans l’ombre ce beau visage au grand front pâle, ces yeux enfoncés comme des cavernes de mystère, d’où jaillissaient par moments des flammes, cette bouche large, ardente et tragique, et cette gorge orageuse, toute gonflée de sanglots, demi-nue dans la collerette entr’ouverte…

Le lendemain, elle sauta au cou du marquis pour le remercier de lui avoir fait connaître un jeune homme aussi remarquable, et sa vie, dès lors, lui parut infiniment plus intéressante.

Elle accordait la journée au marquis, aux visites, à la promenade et, dès le soir, courait près du buste de marbre. Après les vanités de la journée, le scintillement fatigant des madrigaux et des épigrammes, ce lui était un contraste délicieux, et comme un bain de douceur, de se retrouver avec son ami.

Il lui renversait doucement la tête de façon à plonger dans ses yeux, et l’embrassait longuement et silencieusement sur la bouche, pendant qu’il pressait tendrement ses seins encore émus de la course, et palpitants comme des oiseaux… Et c’était, ce baiser, suivant les jours, tantôt du feu, tantôt de la neige qui descendait sur son âme.

Autour d’eux, peu à peu, le soir tombait. Les grands rideaux ― là-bas ― s’emplissaient d’ombre. Les choses glissaient insensiblement aux ténèbres. Le silence se faisait si profond qu’on entendait la chute des feuilles de roses sur le marbre des consoles. Elle s’asseyait tout près de lui, et la féerie des sons commençait…

Ah ! que cette musique exprimait bien le mode passionné de son âme ! C’étaient d’abord de grandes ondes berceuses, puis, peu à peu, des plaintes, des sanglots, des déchirements, des bouillonnements et comme des étreintes, et tout cela se résolvait soudain en d’inouïes douceurs qui venaient mourir en caresse, au long du cœur, et menaient l’âme éperdue jusqu’aux confins d’un ciel qui flotterait sur du silence !

Les heures fuyaient avec la rapidité de l’extase…

« Figure-toi, disait parfois Xanthis (car elle l’avait tutoyé dès la seconde fois), figure-toi qu’en t’écoutant, il me semble que j’ai toujours vécu ainsi ; et il m’est impossible de m’imaginer une autre existence.

― C’est que tu entres dans l’éternel, dans l’absolu.

― Oui, c’est cela », disait-elle.

Au fond, elle ne comprenait point, mais l’absolu étant un mystère, elle était aussi avancée que son ami. « Éternel, absolu », elle répétait ces mots, et, en passant par ses lèvres, ils lui donnaient précisément l’impression indéfinissable qu’elle cherchait à exprimer. Il lui arrivait maintenant de s’en servir ailleurs, devant le marquis, par exemple, ce qui amenait sur ses lèvres une imperceptible ironie, tout en lui causant, au fond, un dépit inavoué.

Des soirs, le buste pâle lui racontait sa vie, une vie de luttes, de déceptions, de cahots lamentables à travers le monde, et d’efforts épuisants pour arriver à la Beauté. Quand il rappelait des passages trop tristes, parfois les sanglots l’arrêtaient ; alors, il attirait à lui la petite danseuse, appuyait la tête sur ses seins nus, en murmurant d’une voix d’enfant des choses bizarres : « Chère petite sœur de lumière, petite argile divine, chair infinie, petit sphinx puéril… »

Ces choses la déconcertaient, mais, à l’accent de tendresse de la voix qui les prononçait, elle ne se méprenait point et sentait que c’étaient là des compliments qui, différents de ceux du marquis, avaient sans doute une portée plus profonde.

Les heures fuyaient, parées de bandelettes d’or…

La lune, glissant entre les rideaux, touchait toutes choses de son doigt d’argent ; la musique se faisait aérienne, éthérée, les notes avaient des scintillements d’étoiles lointaines, et il fallait que la pendule à colonnettes sonnât lentement de sa voix chevrotante de petite vieille les douze coups de minuit pour qu’elle se décidât à partir.

Alors vite, sa grande mante parfumée jetée sur ses épaules, elle s’enfuyait dans la mélancolie exquise d’un dernier baiser.

Elle s’en voulait toujours de rester si tard, car il lui fallait prendre, pour regagner son socle, un sentier de traverse où se trouvait un vilain magot, coiffé d’un chapeau à clochettes, les jambes repliées sous un ventre débordant, qui, lorsqu’elle passait, se mettait à faire aller la tête de haut en bas en tirant une grande langue écarlate, et à rire avec une sorte de petit gloussement canaille.

Ce gloussement lui était insupportable ; pourtant, d’autres fois, la grimace était si drôle qu’elle avait toutes les peines du monde à se tenir de rire.



Vers le milieu de l’été, un nouveau venu débarqua dans la vitrine. C’était un petit faune de bronze. Son arrivée y causa une émotion considérable, et les commentaires allèrent leur train.

« Il a l’air bien brutal », s’écrièrent les frêles porcelaines, en se reculant par un geste d’instinctive méfiance.

« Mon Dieu, je ne le trouve pas si mal de sa personne », minauda la voix sucrée d’une petite bonbonnière rose, qui se rapprocha, au contraire, sournoisement.

Très hardiment, une nymphe de Clodion proclama son admiration sans réserve pour cette athlétique carrure.

« Fi ! interrompit avec hauteur un face-à-main d’écaille, écussonné de brillants, est-il permis d’afficher des goûts si communs ? Mais regardez donc ces attaches honteuses… ces mains !… ces pieds !… »

« Oh ! mesdames, si vous saviez !… » Et, se penchant d’un air mystérieux, une malicieuse douairière de biscuit tout à coup pouffa de rire dans son mouchoir de dentelle.

Toutes s’empressèrent vers la friandise d’un scandale ; alors la douairière, après le jeu savant des réticences congrues, chuchota quelques mots à l’oreille de la plus proche, qui les transmit à sa voisine, et ainsi de suite, dans un long bruissement d’éventails effarés.

Somme toute, il faut bien le reconnaître, l’ensemble des appréciations ne lui était point favorable. Quand le faune, dans un geste d’expansion triviale, frappait à plat ses pectoraux, le beau bruit sonore qui en sortait rendait bien les miniatures rêveuses ; mais, du côté des hommes, plus mesurés en leurs discours, mais infiniment plus convaincus au fond, une sourde hostilité régnait contre celui que l’on considérait comme un intrus.

Au vrai, dans cette atmosphère choisie, le gros rire bestial du faune retentissait comme une dissonance, et le sans-gêne de ses manières constituait une façon d’incommodité.

Mais ils se contentaient d’être tous tacitement d’accord sur ce point, ou, s’il leur arrivait de se plaindre, c’était sous une forme indirecte et nuancée, qui dépassait de beaucoup le tact rudimentaire du bronze.

La discrétion, quand elle est excessive, par l’encouragement implicite qu’elle donne aux gens mal élevés, entraîne parfois avec elle les plus déplorables conséquences. C’est ce qui eut lieu ici, et l’on ne peut se garder de quelque impatience vis-à-vis de ces délicats, moins soucieux de leur dignité vraie que d’une superficielle tenue, en songeant qu’ils eussent pu éviter d’irréparables malheurs par une attitude dès le début franchement comminatoire.

La première fois qu’il vit Xanthis, le faune lui adressa un sourire vainqueur et figé, et se mit à la dévisager, en tortillant les vrilles de sa barbe courte, avec la familiarité d’un pays qui retrouve sa payse. Xanthis, point trop offensée, lui répondit assez aimablement.

Le marquis était justement près d’elle.

« Comment se peut-il, chère belle, que vous marquiez tant d’indulgence à l’insolente attention de ce rustre ?

― Oh ! rustre ! » fit Xanthis, légèrement piquée, et, d’un rapide coup d’œil, elle toisa le marquis, comme pour établir une malicieuse comparaison ; mais reprenant vite sa minauderie ordinaire :

« Bah ! avec ces espèces… »

Et, ramassant sa jupe à fleurettes, elle gravit lestement le marchepied du carrosse.

Pendant les quelques jours qui suivirent, son caractère, généralement facile, subit de sensibles altérations. Elle eut des sautes d’humeur bizarres. Le marquis dédaigna d’y attacher de l’importance, sa longue expérience du féminin l’ayant rendu sur ce point d’une indulgence si parfaite qu’on eût pu y voir, sans trop de peine, la forme d’un secret mépris.

Un soir, elle arriva chez son ami le musicien tout énervée ; comme il lui demandait la cause de cette impatience, elle lui répondit sèchement que ses secrets étaient à elle. Justement froissé de cette impolitesse, il lui riposta à son tour durement. Une scène devait forcément s’ensuivre. D’ailleurs, l’atmosphère de leur tendresse s’était, depuis quelque temps, comme un ciel d’été trop beau, lentement chargée d’électricité.

Le fâcheux phénomène se produisit donc et fut accompagné, suivant la marche ordinaire, de véhémentes apostrophes, de reproches grondants, de cris, de sanglots et d’une abondante pluie de larmes.

« Ah ! mon ami, que tu es peu généreux ! Qu’il est cruel de me méconnaître à ce point ! »

Xanthis, en parlant ainsi, avait la voix mouillée, les yeux brillants, les seins encore doucement agités, et toute sa personne dégageait la volupté moite et languissante des fins d’orage.

Le musicien lui demanda pardon, la consola comme un enfant, la supplia d’oublier ses écarts de langage, et ils s’embrassèrent le plus tendrement.

Puis, comme il attaquait un brûlant appassionato, brusquement elle déclara qu’elle se sentait trop souffrante, à la suite sans doute de ces grosses émotions, et, bien avant l’heure accoutumée, malgré les instances réitérées de son ami, elle se retira........................ ............................. .............................

C’est le lendemain seulement qu’elle regagna son socle.



Dès lors, elle fut parfaitement heureuse.

Rien n’est plus digne d’admiration qu’une existence harmonieusement combinée, et dont le délicat équilibre assure le jeu régulier des complexités de notre nature ; précisément le sentiment de l’ingéniosité déployée et des difficultés chaque jour résolues donne à la vie un ragoût incomparable, et jamais Xanthis ne s’était sentie plus délicieusement vivante.

Elle aspirait par tous les pores cette douce lumière du jour, dont parlent les poètes de son pays ; jamais son teint n’avait été plus éclatant, ses cheveux plus dorés, ses formes plus pures.

« Elle est exquise, disait le marquis.

― Unique, faisait le musicien.

― Divine !

― Idéale ! »

Et tous deux s’échauffaient d’un mutuel enthousiasme, pendant que l’imperturbable faune, adossé à un chandelier voisin, les regardait tour à tour, en tortillant les vrilles de sa barbe courte.

Et, quand le soir, de retour chez elle, elle récapitulait, tout en dénouant ses tresses pour la nuit, les distractions de la journée, elle ne laissait pas que d’éprouver quelque amour-propre, et, après avoir, suivant une exemplaire habitude, adressé sa prière à la bonne Artémis, patronne des chorèges sacrés, elle s’endormait, sa jolie tête sur son bras replié, dans un léger soupir de reconnaissance envers les dieux. Ah ! chère Xanthis, cette exceptionnelle faveur dont ils vous gratifiaient, vous ne sûtes point encore assez l’apprécier dans toute son étendue. Certes, vous aviez attelé à votre char le marquis, protecteur entre tous distingué, le musicien, âme éperdument exquise, le faune, robuste complémentaire, et votre existence était si bien aménagée que ces divers rapports s’emboîtaient exactement l’un dans l’autre, comme les pièces d’un meuble rare, fait par un irréprochable artisan ; mais tant d’heureuses conditions réunies auraient dû vous avertir que vous touchiez au comble de l’instable, et qu’une seule distraction, qu’une seule parole imprudente, qu’un seul geste faux ferait tout écrouler. Manquiez-vous donc de tact, Xanthis ? Bien au contraire. Quoique simple petite danseuse grecque élevée parmi les cultes faciles de la mer Égée, vous aviez su bien vite vous façonner à de nouvelles exigences. Qu’il s’agît de se plier aux volutes contournées du marivaudage, ou de s’abandonner toute frémissante au souffle emporté de la passion romantique, les pantomimes sentimentales les plus diverses trouvaient en vous une interprète toujours avisée.

Non, dois-je le dire, ce qui vous perdit, ce fut cet esprit pervers qui souffle au cœur des femmes les caprices les plus inattendus, et propose à leur vertu, en des heures bizarres, les plus inquiétants paradoxes.

Parfois l’illogisme même de ces fautes (presque toujours d’insipides manques de goût) parvient à sauver les malheureuses qui s’en rendent coupables. Car leur rapidité à les commettre n’a d’égale que leur facilité à les oublier.

Hélas ! une telle impunité ne vous fut point accordée, et votre inadvertance devait, en causant votre propre ruine, précipiter vos malheureux amis dans les catastrophes, je le proclame, les plus imméritées…

Voici pourtant comment l’affreuse chose arriva.

Une nuit, le faune qui attendait Xanthis fut étonné de ne point la voir paraître à l’heure accoutumée. Il patienta un moment, mais la demie de minuit sonna, et Xanthis ne vint pas. Un autre eût cherché à donner à cette absence une explication plausible et rassurante à la fois pour sa tendresse ou pour sa dignité, et fût ainsi facilement venu à bout des fâcheuses minutes. Mais le faune avait peine à faire tenir deux raisonnements debout ; les faits seuls existaient pour lui ; il n’en lâchait un que pour s’accrocher aussitôt à l’autre.

Aussi, à bout de patience, se mit-il délibérément à la recherche de Xanthis.

Il avait à peine fait vingt pas et tourné le coffret de bois de rose qui formait l’angle de la vitrine, qu’il l’aperçut.

Hélas ! c’était sur les genoux de l’odieux magot qu’elle était assise. Un fou rire la secouait ; et le vilain bonhomme, gloussant plus fort que jamais, chiffonnait de ses gros doigts boudinés le péplum d’azur dont les beaux plis semblaient souffrir. Ah ! ce ne fut pas long. Un rugissement se fit entendre, dont frémirent les vitres, le faune leva son poing de bronze, et paff !… la petite danseuse de Tanagra, sans même jeter un cri, se cassa en mille morceaux.

Ainsi finit Xanthis, aux cheveux couronnés de violettes, la blonde enfant de Crissa, féconde en vignes, ceinte par la mer retentissante.

Ainsi fut punie par l’inexorable Destin l’inconséquence d’un instant.

Ainsi fut brisée d’un seul coup la jolie vie, si galante, si passionnée, si heureuse.

Dès le lendemain, en signe de deuil, tous les petits Amours de la vitrine revêtirent une écharpe noire ; les éventails à demi refermés se voilèrent de crêpe ; la Kermesse de Van Ostade fut interrompue.

Toutes les pierres précieuses des bagues, des agrafes, des colliers éteignirent leur éclat.

Les flacons ciselés, recéleurs d’essences rares, s’ouvrirent d’eux-mêmes pour offrir à la petite âme antique l’hommage des suprêmes parfums ; et même la châsse de saint Trophime, qui représentait la basilique d’Arles, attendrie par la désolation universelle, fit entendre un petit glas d’or plaintif.

La fatale nouvelle s’était répandue avec la rapidité de l’éclair ; dès qu’il l’apprit :

« Ah ! chère infortunée, s’écria le marquis, toi seule donnais du prix à ma vie. Dans les grâces de ton commerce, j’arrivais à tromper l’ennui des heures si lourdes. Que faire de mes jours à présent ? Irai-je porter dans les glaces de l’hiver des feux désormais sans objet ? Ah ! Xanthis, Xanthis, ton esclave, libéré de ses fers, ne sait que pleurer sur sa liberté. »

Toute la nuit, il roula ainsi les pensées les plus affligeantes ; les larmes qu’il essayait en vain de retenir inondaient son visage ; peu à peu il sentit ses anciennes blessures se rouvrir ; des rhumatismes affreux tiraillaient son pied gauche, et, vers le matin, sa tête, sa fine tête poudrée, brusquement se décolla…

Presque à la même heure, deux bons Hollandais de faïence, pansus et sensibles, ramassaient près de l’écritoire de malachite le buste de marbre, qui, frappé de défaillances successives en apprenant la mort de sa douce amie, s’était laissé tomber de son socle. Dans sa chute, son crâne avait malencontreusement porté sur un angle de l’écritoire et s’était fendu.

« Le pauvre jeune homme ! dirent les charitables faïences, le voilà fêlé pour toujours ! »

… Devant Xanthis en miettes, le faune était resté béant de stupeur. Quand il comprit, il tomba lourdement sur les genoux et, poussant des hurlements terribles, s’abandonna au plus sauvage désespoir. Cependant l’indignation dans la vitrine était montée à son comble contre lui, et tous réclamaient le châtiment d’un crime aussi abominable. Ce châtiment ne se fit pas attendre.

À quelques jours de là, un grand vieillard qui ressemblait assez au marquis vint jeter un coup d’œil sur ses bibelots, et, s’apercevant de la catastrophe, entra dans une violente fureur. Il n’eut point de peine à deviner le coupable, l’état lamentable du faune le désignait assez. Sans hésiter, il le sortit de la vitrine, et, le jour même, il s’en débarrassait à vil prix.

Dès lors commença pour l’infortuné la série des pitoyables déchéances. Il connut le cynique marchandage des ventes publiques, l’exil poussiéreux dans les coins sans lumière, l’affliction des toiles d’araignée. D’ailleurs, il était devenu méconnaissable ; ce n’était plus qu’une chose sans valeur, et il s’en alla finir sur le trottoir dans l’infâme abjection des faïences de rebut, de la ferraille et des portraits de famille !

Certes, une telle accumulation de désastres pourrait fournir la plus riche matière à d’ingénieux moralistes. Les nations, depuis les temps les plus reculés, s’étant obstinément complu à distiller leurs faits divers pour en extraire de la sagesse, on n’aurait, sur ce point, que l’embarras du choix. Mais il me répugnerait de me livrer à cette besogne, ayant toujours trouvé que l’usage des aphorismes, surtout quand ils sont d’une solidité écrasante, constituait vis-à-vis du malheur une cruauté véritablement superflue.

Chacun pourra donc à son gré et pour son propre compte vérifier sur ces infortunés la justesse des maximes qui lui sont chères. Pour moi, je préfère me recueillir et murmurer du fond de l’âme une lente prière aux Pitiés tristes et voilées.

Devant la vitrine en deuil, où rayonnait hier encore Xanthis la jolie, une mystérieuse tendresse me retient, et il me plaît de m’imaginer que ce n’est point sans intention que, mes doigts ayant touché par hasard une vieille boîte à musique, il en sortit, en petites notes grêles et lointaines comme des larmes de figurines, un air du temps passé, si doux et si touchant à la fois, qu’il semblait bien fait pour exprimer dans sa tristesse la vanité des Amours passagères et la mélancolie des fragiles Destinées.