Yette, histoire d’une jeune créole/06

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J. Hetzel et Cie (p. Illust.-76).

VI


UN ABRÉGÉ DE TOUTES LES CURIOSITÉS DU RÈGNE VÉGÉTAL.


CHAPITRE vI

l’ajoupa de max


Yette, enchantée de la victoire qu’elle venait de remporter, se montra tout le temps de son séjour chez les Desroseaux d’une gaieté charmante. Max avait congé en son honneur. Aussitôt qu’elle fut un peu reposée, on l’emmena visiter la ville, qui lui parut fort intéressante, car elle n’en avait jamais vu d’autre. À chaque pas, la question : — Paris est-il plus grand ? revenait sur ses lèvres. La grande rue longue, montueuse, bordée de maisons irrégulières, la place Bertin, centre du commerce, avec un millier de barriques rangées, d’où dégoutte assez de sucre pour nuire aux arbres environnants, le théâtre, les magnifiques boulevards ou savanes, les boutiques, sous les auvents desquelles brillent des bijoux et autres marchandises de France, la frappèrent d’admiration. Elle fut moins surprise, habituée qu’elle était aux beautés de son cher Macouba, par cet incomparable Jardin des Plantes que les Européens nouvellement débarqués visitent comme l’une des merveilles du monde, un abrégé de toutes les curiosités du règne végétal. Tout y est réuni en effet, gorges agrestes, riantes vallées, eaux jaillissantes, montagnes chargées de l’enchevêtrement impénétrable des forêts vierges ; mais, pour le touriste, rien n’égale l’allée de palmistes, cette double colonnade aux fûts d’argent, aux chapiteaux formés de majestueux panaches ; quelques-uns atteignent cent quatre-vingts pieds de hauteur et leurs feuilles sont longues de plusieurs mètres.

Yette cependant n’était pas un touriste ; sa première enfance, aussi sauvage que celle d’un jeune Robinson, s’était passée dans une étroite intimité avec la nature même ; les copies de la nature, fussent-elles faites avec art, devaient donc la laisser assez dédaigneuse.

Tout citadin qu’il était, Maxime, qui lui servait de guide, était de son avis ; depuis certaine excursion dans les grands bois, il ne rêvait plus que d’aller camper au bord d’une rivière, de s’y bâtir un ajoupa de bambou couvert en feuilles de balisier, et là de vivre de sa pêche.

« Où trouve-t-on les grands bois ? demandait Yette. J’aimerais mieux cent fois y aller que de me laisser enfermer dans une vilaine pension.

— Oh ! répondit Max, ils ne sont pas bien loin. À dix minutes de marche du fond Saint-Denis où demeure bonne maman, on voit la Porte-d’Enfer qui est comme l’entrée des bois…

— Comment ! il faut traverser l’Enfer pour arriver aux grands bois ? s’écria Yette en reculant d’un pas.

— Petite folle ! dit Max d’un air de suffisance, c’est le nom d’un rocher. Deux blocs énormes forment comme un porche, et dans le fond on entend le mugissement d’une chute d’eau dont la vapeur vient vous frapper la figure. C’est effrayant ! »

Et, à grands renforts de gestes, il entreprit de dessiner sur le sable avec son bâton de cerceau le chemin taillé en corniche qui s’accroche au flanc de la montagne, avec le précipice à droite, au fond duquel coule la rivière. Et puis, tout à coup, le chemin s’arrête, comme si une portion de la montagne s’était écroulée, le précipice vous entoure, et la Porte-d’Enfer s’ouvre béante, noire comme la nuit.

Le bâton de cerceau s’évertuant à démontrer tout cela sans accompagnement de paroles, Yette ne comprenait pas très bien ; n’importe, elle admirait.

« Et, dit-elle, qu’y a-t-il donc dans les grands bois ?

— Je vais vous le dire, répliqua M. Desroseaux, arrivant au secours de Max qui s’embrouillait. D’abord, à chaque pas, on rencontre une cascade ou une petite rivière ; ensuite le chemin s’engage sous une voûte de feuillage qui ne vous laisse plus apercevoir le ciel ; les lianes sont impénétrables ; aucun autre bruit que le bruit du torrent qui coule parallèlement au chemin, ne frappe vos oreilles, mais celui-là suffit à les remplir. Brusquement, le lit de la rivière s’élargit sur une pente plus douce, et votre horizon s’élargit aussi ; le jour pénètre à travers les branches, les oiseaux se remettent à chanter, et la route sinueuse que vous suivez semble dessinée au milieu d’un parc.

— Oh ! s’écria Max en frappant dans ses mains, que vous contez bien cela, mon oncle ! Je crois y être ! Parlez donc à Yette des Deux-Choux !

— C’est, reprit M. Desroseaux que Yette écoutait dans un religieux silence, un endroit ainsi nommé à cause des palmiers gigantesques qui se trouvaient placés à droite et à gauche du chemin. Ces arbres sont morts depuis plusieurs années. Là, se trouve l’embranchement de la route qui conduit à la Trinité ; une petite case sert d’abri momentané aux passants, car il ne faut pas songer à faire halte en plein air. On est arrivé sur l’arête de la chaîne de montagnes qui traverse file, du nord au sud, et un piton, un sommet dont la tête retient les nuages en ce lieu, y fait tomber une pluie continuelle.

— Et là, vous avez pris un tiembé cœur (morceau sur le pouce), interrompit Max, avant de vous mettre à la recherche des palmistes. Mon oncle en a coupé un lui-même, Yette !

— Oui, dit M. Desroseaux, nos nègres nous aidant avec leurs coutelas, nous nous étions frayé un chemin au milieu d’une véritable pépinière de palmistes de différentes espèces. Nous avons abattu trois arbres ayant de quarante à cinquante pieds. Le dernier, trop entouré d’arbres, ne tombait pas ; il fallut le couper sept fois pour amener à terre. Nous en avions assez ensuite, et ne nous sommes plus attaqués qu’à de petits palmistes, commençant seulement à montrer leur partie ligneuse ; ils donnent du reste un chou aussi gros que les autres. Notre salade fut délicieuse.

— Et les bois que vous avez traversés ensuite étaient plus beaux encore que les premiers, dit Max avec feu. Figure-toi, Yette, qu’à chaque instant on rencontrait de petites sources et que des ceriques énormes, couleur de citron, partaient sous vos pieds.

— Bon pour mon crabier, fit observer Yette.

— Dans toutes les clairières, poursuivit M. Desroseaux, d’énormes fougères arborescentes formaient des parasols de dentelle. Nous atteignîmes une maison de refuge, dernier vestige d’une petite colonie militaire disparue. Des rosiers, des citronniers, des lauriers-roses y fleurissaient ; plus loin le chemin est coupé par la Rivière-Blanche, qui va se jeter dans la mer non loin de là. Les poissons passaient entre nos jambes quand nous marchions dans l’eau. On doit y faire des pêches miraculeuses.

— Aussi est-ce à cet endroit que je compte bâtir mon ajoupa ! s’écria Max.

— L’endroit n’est pas unique, dit M. Desroseaux ; les rivières courantes et bondissantes sur des rochers ne manquent pas chez nous. Un seul quartier de l’île fait exception, c’est le Lamentin, la grande plaine humide située au sud-ouest ; les terres y sont fortes et souvent noyées, les eaux mauvaises, les sources inconnues. Il y règne des fièvres dangereuses.

— Oh ! nous n’irons pas là, interrompit Yette. Dis donc, Max, tandis que tu bâtiras ton ajoupa, fais-le assez grand pour moi. Que ce doit être beau, cette Rivière-Blanche !… Que tu es heureux de t’être promené dans les grands bois !

— Lui ? dit M. Desroseaux, il n’a rien vu de tout cela ; comment voulez-vous qu’un enfant de son âge marche comme je l’ai fait dans ce voyage ? Nous étions deux ou trois amis chargés de sacs, armés de bâtons contre les serpents, un revolver à la ceinture pour les cas d’attaques plus sérieuses ; nos domestiques portaient les provisions. Lorsque nous avons atteint Balala et de là Fort-de-France, nos habits étaient en lambeaux, nos bottes crottées jusqu’aux genoux ; à peine avions-nous figure humaine. Un gamin de l’âge de Max serait mort de fatigue en route.

— Comment !… dit Yette consternée, avec un coup d’œil de reproche à maître Maxime, comment ! tu n’as rien vu ? Et tu me faisais des dessins, tu me racontais…

— Mon oncle avait vu pour moi, répondit Max avec aplomb, et, quand j’aurai achevé mes classes, j’irai aussi visiter les grands bois, mais pour y rester dans mon ajoupa.

— Nous verrons cela, dit l’oncle.

— Oh ! vous m’avez promis de me laisser faire si j’en avais toujours envie…

— Je maintiens ma promesse, et je dors bien tranquille.

— Mais, dit Yette, puisque nous sommes décidés à passer notre vie dans les grands bois avec maman et Cora, bien entendu, et vous aussi, papa chéri, pourquoi nous envoie-t-on en pension ? Nous n’avons pas besoin de savoir tant de choses !

— Nous prenons nos précautions, dit M. Desroseaux, de crainte que vous ne changiez d’avis.

— Oh ! quant à cela !… commença Max d’un air de suffisance.

— Au moins, dit Yette, ton collège est à Saint-Pierre, tandis que moi… »

Elle s’interrompit, sentant qu’elle allait pleurer.