Yette, histoire d’une jeune créole/09

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J. Hetzel et Cie (p. Illust.-101).

IX


LUI PARLANT DES PETITS NEVEUX QUI L’ATTENDAIENT.


CHAPITRE IX

en mer !


On s’embarque sur le paquebot français à quai, au Carénage, port naturel fermé par le fort Saint-Louis, que l’on contourne pour sortir. La pauvre Yette ne comprit pas bien comment elle se trouvait transportée sur le Cyclone ; le tapage, l’encombrement avaient recommencé plus terribles encore que la veille. Elle en était tout étourdie ! Tant qu’elle eut la main dans celle de son père qu’elle serrait de toutes ses forces, Yette n’eut pas nettement conscience de ce qui allait se passer. Le bateau transatlantique était plus vaste que la plus grande maison ; il renfermait des salons somptueux, des boudoirs pour-les dames, des fumoirs pour les messieurs, des salles de bain, tout ce que peuvent exiger le confort et le luxe. Les lampes, les porcelaines, les verreries étaient suspendues de façon à osciller sans danger. L’ensemble parut à Yette vraiment magnifique, à l’exception toutefois des cabines qui ouvraient sur un long corridor, petites et pressées les unes contre les autres comme les cellules d’une ruche d’abeilles. M. de Lorme avait assuré à sa fille l’une des meilleures, qui renfermait deux lits superposés pour elle et sa da, une table de toilette, une banquette, et, attachés au mur, deux gros morceaux de liège dont Yette s’empressa de demander l’usage. Une sorte de maître d’hôtel, qui l’avait introduite, lui répondit en souriant que c’étaient des nageoires au moyen desquelles on se soutenait sur l’eau en cas de naufrage, et M. de Lorme profita, pour s’esquiver, de l’attention mêlée d’une certaine dose d’effroi qu’elle prêtait à cette explication peu rassurante. Quand Yette ne vit plus son père à ses côtés, quand, un coup de canon ayant retenti, elle sentit le navire s’ébranler et partir, une impression d’horreur soudaine s’appesantit sur elle, semblable à celle du condamné qui, absorbé jusque-là par mille détails puérils, est arrivé au pied de l’échafaud sans presque s’en rendre compte. Elle jeta un grand cri de détresse et tomba éperdue dans les bras de sa da.

Que de choses elle aurait eu à dire encore, que de commissions à donner pour sa maman et pour Cora ! Comme elle avait mal répondu aux baisers de son père ! Et il était trop tard ! Quel mot affreux !

Lorsque Yette sortit de ce premier paroxysme de désespoir, le navire était déjà loin, et les passagers, rassemblés sur le pont, agitaient leurs mouchoirs en réponse aux signaux d’adieu qu’on leur adressait de la Savane, dont on n’apercevait du reste qu’un petit coin obscurci par la fumée des nombreuses cheminées d’usines.

Les clameurs d’une enfant en colère, qui trépignait et ordonnait qu’on la ramenât à terre, attirèrent quelques personnes. On s’attroupa auprès de la petite furie, comme l’appela aussitôt une dame étrangère ; les uns souriaient d’un air moqueur ; les autres, ayant entendu qu’elle réclamait sa mère d’une voix déchirante, témoignaient quelque pitié. Une jeune femme proposa d’aller chercher ses enfants pour jouer avec elle ; mais Yette ne voulait parler à qui que ce fût, elle repoussait du pied et des poings tous ceux qui essayaient de la calmer, et finalement elle se rendit si importune, que le capitaine, à qui son père l’avait recommandée, pria la da de faire cesser cette scène.

« Elle sera mieux en bas, dit-il, et du moins ne se donnera pas en spectacle. »

Malgré la vigoureuse défense de Yette qui la pinçait, l’égratignait et se tordait avec de véritables convulsions, la da, éplorée elle-même, emporta sa petite maîtresse dans la cabine. Il faut avoir habité ces cases étroites et presque privées d’air pour savoir combien on y est mal. Tout le beau courage dont Yette s’était armée s’évanouissait devant les réalités désagréables du voyage, et surtout devant la certitude que chacun des plongeons de cet odieux vaisseau l’éloignait de ses parents. Elle voulait les revoir, les revoir tout de suite, exigeant ainsi l’impossible et s’en prenant de tout à la pauvre da, qui, le madras arraché de sa tête crépue et les vêtements déchirés par la griffe de cette terrible enfant, présentait une image grotesque et lamentable à la fois du désordre et de l’ahurissement.

« Je ne veux pas partir ! répétait sans cesse Yette, je ne veux pas être partie, j’aime mieux mourir ! »

Comme elle prononçait ces mots, il lui sembla que le ciel l’exauçait ; sa bouche resta entr’ouverte et muette, l’extrémité de son petit nez se glaça, un violent mal de tête, accompagné d’éblouissements et de vertiges, déroba les objets à ses yeux, des nausées épouvantables se joignirent à une sueur tour à tour froide et brûlante ; il lui semblait que toutes les oscillations du navire se répétaient dans son estomac. Le mal de mer avait commencé pour Yette. N’ayant jamais navigué, elle n’en connaissait ni les symptômes ni même le nom. La da, qui l’avait déjà éprouvé à plusieurs reprises et qui commençait elle-même à le ressentir de nouveau, ne s’en effraya pas. Elle maintint dans la position horizontale sa petite malade, qui bientôt n’eut plus la force de crier ni seulement de tourner la tête, lui prépara une boisson réconfortante, la soigna jour et nuit sans songer à son propre malaise, tandis que Yette se plaignait tout bas, suppliant la da d’arrêter cet affreux mouvement d’escarpolette, reprochant à la mort, qu’elle croyait proche, de venir si douloureuse, et demandant par intervalles qu’on la jetât à la mer, ce qui faisait rire les vieux matelots habitués à ces divagations. Tout autour d’elle il y avait des malheureux atteints de la même manière. Ce supplice dura tant qu’on fut près des côtes ; il eut le bon effet de faire oublier momentanément à Yette ses souffrances morales. Quand elle se retrouva, un peu chancelante encore, sur le pont où l’on respirait la brise pure et saline, au lieu de l’épaisse atmosphère des cabines, elle se sentit comparativement heureuse.

Après la jouissance d’être enfin debout et au grand air, il y en eut une autre, celle de dîner du meilleur appétit après une longue diète. La table du Cyclone était aussi bonne que celle d’un hôtel de grande ville, et, de fait, ce caravansérail flottant était une ville à sa manière, une ville très peuplée, où l’on vivait à peu près de la vie des eaux, avec les plaisirs mondains, les commérages, l’élégante oisiveté que ce genre d’existence comporte. Yette fut placée à table entre les deux enfants qu’elle avait si rudement repoussés tout d’abord et qui, dès le premier repas, devinrent ses amis intimes. C’étaient deux petits Anglais répondant aux noms de Ned et de Bob. Presque aussi turbulents qu’elle-même, ils se laissèrent volontiers entraîner, comme naguère Tom, Mesdélices et Loulou, à des tours qui, sur terre, n’eussent été qu’extravagants, mais qui, à bord, devenaient fort dangereux.

La maman de M. Ned et de M. Bob et la da de Mlle Yette voyaient avec épouvante ces trois petites ombres agiles courir sur les bastingages, sortir couverts de taches de la souillarde, grimper dans les haubans, tourbillonner autour des machines, passer par tous les trous comme des rats effarouchés. Encore Bob et Ned obéissaient-ils à la voix de leur mère quand elle les rappelait ; Yette se bornait à répondre invariablement de sa position périlleuse : « Moë qua vini ! » du ton le plus câlin, mais sans bouger du reste. On fait à la Martinique un abus irritant de cette phrase : « Moë qua vini[1], » et d’une autre locution du même genre : « Moë pas save[2], » qui dispense de chercher même à comprendre. « Moë qua vini » et « Moë pas save, » forment le fond de la langue créole.

Le grand-père de Yette, planteur de la vieille roche, devenait féroce quand ses esclaves lui faisaient une de ces deux réponses. Derrière son fauteuil étaient suspendues deux rigoises ou cravaches ; l’une était baptisée Moë pas save et l’autre Moë qua vini. Chaque fois qu’on lui faisait une de ces deux réponses, il envoyait le coupable chercher celui des instruments qui portait le nom de la faute commise, et il s’en servait sans pitié. Il était fâcheux peut-être qu’il n’eût pas usé de ce régime pour corriger sa petite-fille.

« Quel dommage qu’on ne fasse pas un mousse d’une pareille gaillarde ! disaient les hommes de l’équipage qui, malgré tout, avaient fini par la prendre en amitié. Un petit lion pour le courage, le pied marin, le mot pour rire ! toutes les qualités, quoi ! »

La da gémissait, roulait les yeux et arrachait toute la laine de son crâne sans aucun résultat ; le capitaine intervenait avec sa grosse voix pour menacer de mettre la rebelle aux arrêts, voire de lui donner les étrivières, mais Yette ne faisait qu’en rire ; elle savait bien qu’il n’était pas si sévère, car, souvent il l’avait prise sur ses genoux en lui parlant de ses petits-neveux qui l’attendaient dans son pays de Bretagne. Il allait même excuser son indisciplinable protégée auprès des gens qui se plaignaient de visites indiscrètes faites dans leurs cabines, où tout était brisé, mis sens dessus dessous par Mlle Yette. Les excentricités dont elle se rendait coupable n’empêchaient pas cette dernière, chaque soir, avant de s’endormir, de parler avec larmes de sa mère chérie ; mais les passagers, n’assistant pas à ces retours, la considéraient comme un simple démon. Longtemps ils entretinrent leurs familles et leurs amis respectifs de la détestable éducation des enfants créoles et de toutes les frayeurs, de tous les ennuis qu’ils avaient dus au plus enragé de tous sur le Cyclone.

  1. Je viens.
  2. Je ne sais pas.