Yette, histoire d’une jeune créole/13
XIII
CHAPITRE XIII
la lettre
Le jeudi suivant, Mme Darcey et sa fille Polymnie, dans tous leurs atours, vinrent au parloir et firent demander Mlle de Lorme. Yette se présenta méconnaissable, ses beaux cheveux coupés à la hauteur des oreilles, la taille raidie par un corset et entièrement vêtue de mérinos noir ; cela lui faisait croire, disait-elle, qu’elle était en deuil de tous ses parents. Les eût-elle perdus en réalité, sa physionomie n’aurait pas été plus triste ; mais Darcey ne voulut s’apercevoir que de la malpropreté de ses mains, barbouillées d’encre jusqu’au poignet.
« Eh bien ! mon enfant, dit-elle, j’ai d’excellentes nouvelles à vous annoncer. Le packet anglais nous a apporté une lettre de votre mère qui vous écrira directement aussitôt que vous serez en état de lui répondre. Cela ne tardera pas si j’en juge par l’état de vos mains.
— J’ai renversé l’encrier de ma voisine, dit Yette, voilà tout ! Montrez-moi la lettre de maman ! »
Mme Darcey tira de son élégant porte-cartes d’ivoire quatre pages d’une écriture très serrée que Yette baisa de toutes ses forces.
« Qu’y a-t-il là-dedans ? demanda-t-elle ensuite.
— Votre papa et votre maman vont bien, votre petite sœur parle de vous sans cesse, et la maison paraît vide à tout le monde depuis votre départ. Heureusement le prochain packet va porter un peu de consolation à ces pauvres affligés. Je me suis empressée de leur répondre que vous étiez très sage, aussi satisfaite que possible de votre pension et disposée à bien travailler. Ai-je eu tort ? »
Les yeux de Yette prirent une expression farouche qu’ils avaient à ses heures de grande colère. On eût dit qu’ils jetaient des étincelles.
« Vous mentez donc toujours ? » dit-elle lentement.
Cette brutale allusion au stratagème dont elle s’était servie pour éloigner la da laissa Mme Darcey stupéfaite. Mlle Polymnie fit un haut-le-corps.
« Il vous faudra d’abord apprendre le respect, » dit la dame offensée en rajustant avec une feinte indifférence les brides de son chapeau.
Puis elle appela Mlle Aubry, qui traversait le parloir du pas affairé qui lui était particulier, et montrant Yette :
« Nous vous avons confié là, mademoiselle, une petite personne bien mal élevée.
— Mon Dieu ! dit la directrice, elle n’a pas été élevée du tout, ce qui n’est pas la même chose. Figurez-vous une plante vivace qui a poussé de tous côtés au hasard ; il s’agit d’émonder judicieusement, sans rien retrancher de ce qui est bon. Nous tâcherons de nous montrer jardinier habile ; mais, à vrai dire, la plante s’est attachée jusqu’ici a nous montrer plutôt ses nœuds et ses épines que ses fleurs. Je devine cependant qu’elle en portera tôt ou tard, car l’énergie ne manque pas !
— Je vous trouve indulgente pour elle, dit Mlle Darcey, qui eût voulu voir tancer plus vertement fauteur de l’attaque imprévue dont elle n’était pas encore remise.
— Il faut bien compter sur l’avenir quand le présent laisse tant à désirer ! Jusqu’ici, du reste, nous avons trouvé impossible de la faire travailler et non moins impossible de la faire jouer avec ses compagnes. Elle ne consent à parler qu’à une seule.
— Laquelle ? demanda Mlle Polymnie.
— Héloïse Pichu, répondit Yette.
— C’est la fille d’un épicier du faubourg Montmartre, expliqua Mlle Aubry. Ses parents s’imposent de grands sacrifices pour lui donner une éducation dont elle ne profite guère.
— La fille d’un épicier ! » répéta dédaigneusement Mlle Polymnie.
Yette la regarda d’un air de naïf étonnement. Avant de quitter Saint-Pierre, elle était allée rendre visite à M. de La Falaise, le grand-père de Polymnie, dans son magasin qui se composait d’un comptoir poudreux, situé au-dessus du caveau noir où s’entassaient ses marchandises. Elle se rappelait l’odeur fétide qu’exhalaient la vieille morue, la mélasse fermentée, les caisses de savon et de chandelles. Sans doute c’était chose différente de vendre par tonne ou par litre, en gros ou en détail, d’être marchand de denrées coloniales ou épicier ; mais cette différence, l’ingénuité de Yette ne parvenait pas à la saisir. Elle n’osa rien objecter.
« Je désapprouve l’intimité de Mlle Yette et d’Héloïse Pichu, dit la directrice avec un imperceptible sourire, et cela pour des raisons où la boutique d’épicerie n’a rien à faire. Héloïse est une bonne petite fille, mais c’est un esprit des plus bornés, et vous savez que, pour dresser un jeune cheval, le meilleur moyen est de l’atteler avec un compagnon d’expérience, rompu au harnais. Mlle Yette eût mieux fait de rechercher la société de sa voisine de classe, Jeanne Dupré, dont les succès ne se sont jamais démentis. Nous nous sommes efforcées de les rapprocher, mais inutilement.
— Je ne peux pas souffrir votre Jeanne, interrompit Yette en faisant la moue ; elle n’est pas méchante, elle ne m’a jamais taquinée, mais elle ne parle que de choses que je ne comprends pas, et hier elle a prétendu que les personnes qui, comme moi, refusaient de se servir de leur intelligence étaient bien au-dessous des bêtes.
— C’était un peu vif peut-être, dit Mlle Aubry, mais au fond elle n’avait pas tort. Un animal qui fait usage de tous les dons que Dieu lui a accordés, vaut mieux qu’une petite fille qui refuse d’appliquer son cerveau plus parfait à rien de sérieux. »
Mme Darcey et Mlle Polymnie furent de l’avis de la directrice, et ces dames se mirent à déplorer entre elles la mauvaise volonté de Yette, qui, ennuyée de leurs doléances, bâilla d’abord, puis s’esquiva sans prendre congé de personne.
Elle alla chercher Héloïse :
« Écoute, lui dit-elle, on a trompé maman, on lui a dit que j’étais heureuse, quand j’ai au contraire plus de chagrin que le premier jour. Il faut que je lui écrive la vérité. »
Héloïse fit observera son amie que, ne sachant pas même tracer des bâtons, elle ne parviendrait jamais à s’expliquer plume en main.
« Mais tu écris, toi !
— Très mal ! Mlle Agnès dit toujours qu’elle ne peut pas déchiffrer mes devoirs, que c’est le griffonnage d’un chat.
— Elle les lit pourtant, puisqu’elle trouve bien moyen de corriger les fautes, et maman a beaucoup plus d’esprit que Mlle Agnès ; elle comprendra, je t’en réponds.
— Tu vas donc me dicter ce que tu veux dire ?
— Je vais te le dire mot à mot. Va chercher un encrier… non, les surveillantes se méfieraient… Le crayon que tu as dans ta poche sera aussi bien. Voici du papier… Vite !
— Mais comment enverras-tu ta lettre ?
— En allant à la chapelle, j’ai vu la boîte aux lettres entre la grande grille et le guichet. Dimanche je trouverai bien moyen de jeter ma lettre dans cette boîte-là, et le facteur qui l’ouvre tous les jours, à ce que tu m’as dit toi-même, la prendra.
— Ou bien nous serons prises nous-mêmes et grondées, dit Héloïse en hésitant.
— Comment cela serait-il possible, puisqu’on ne me verra pas ? Je suis bien adroite, va ! »
Héloïse fit encore quelques objections ; mais Yette la supplia, l’embrassa, pleura, si bien qu’elle finit par se laisser fléchir.
Nous ne reproduisons pas la teneur très incohérente de la lettre, qui ne ressemblait à aucune autre, mais où palpitait l’éloquence du désespoir.
« Ô ma petite Cora, disait à la fin Yette, interpellant sa sœur, tu ne sais pas combien tu es heureuse, ni comme il faut aimer notre maison, papa, maman, tout ce que je n’ai plus ! Si je ne les revois pas, je mourrai ! Dis-le bien à papa, prie-le de venir nie chercher. Maman ne demandera pas mieux, j’en suis sûre, et quand je serai chez nous, je te raconterai des choses qui te feront dresser les cheveux sur la tête. L’enfer dont parle M. le curé, quand on n’est pas sage, ne peut pas être plus terrible qu’une pension, et le diable doit ressembler à Mlle Aubry. »
Héloïse, dont les larmes avaient inondé le papier comme pour rendre ses pattes de mouches plus illisibles encore, tant qu’avaient duré les touchantes supplications de Yette, partit d’un brusque éclat de rire sur ce trait qui lui représentait le diable en bonnet à rubans.
« Il est impossible, dit-elle, que tes parents, quand ils auront lu cela, ne te fassent pas revenir ; les miens m’auraient reprise peut-être, si j’avais su trouver les mots qui te viennent tout naturellement. Mais… » Sans achever sa phrase, la pauvre Héloïse poussa un gros soupir.
« Sois tranquille ! s’écria Yette avec chaleur, quand je serai hors d’ici, je te délivrerai, et, si tu veux, tiens !… je t’emmène à la Martinique.
— Oh non ! Je ne demande qu’à rester au faubourg Montmartre, dans notre magasin, répondit la petite épicière. Il y a de si bon sucre candi !
— Oui, dans des caisses, mais le sucre pousse chez nous, » riposta la fille du planteur avec orgueil.
Et Mlle Héloïse Pichu joignit les mains, comme si on lui eût parlé d’un pays où le ciel laissait pleuvoir des cailles toutes bardées.
Certes, le complot était ourdi assez savamment d’ailleurs ; mais les conjurées manquaient d’enveloppes, de cire à cacheter, de timbres-poste.
« Maman payera le port, dit Yette, et bien volontiers ! »
Elle plia la missive en quatre, comme elle l’avait vu faire quelquefois, et la ferma par une petite épingle.
Avec quelle impatience elle attendit le dimanche ? C’était le premier secret qu’elle eût jamais eu à garder. Vingt fois dans cet intervalle, qui lui parut long comme un siècle, elle fut prête a dire à tout le monde :
« Vous ne savez pas ? j’ai là, dans ma poche, une lettre que personne ne doit voir. »
Elle la cachait la nuit sous son oreiller, tremblant que la surveillante vînt à la découvrir, et se tenant éveillée de force le plus longtemps possible, pour mieux garder son trésor.
Le dimanche, lorsque les pensionnaires suivirent sur deux files la galerie extérieure qui conduisait à la chapelle, Yette s’arrangea pour être du côté de la boîte aux lettres, et y laissa tomber son carré de papier avec toute l’adresse et l’agilité de mouvements dont elle s’était vantée à juste titre.
« C’est fait ! » souffla-t-elle à l’oreille de sa complice.
Elle faillit sauter de joie en parlant ainsi. Enfin ! elle était donc dégagée de ce pesant fardeau du mystère, elle pouvait respirer librement ! Le facteur passait toujours à midi. En prenant place au réfectoire, Yette dit précipitamment à Héloïse :
« Elle est partie depuis cinq minutes ! »
Et son imagination lui montra sa missive fuyant à toute vapeur sur la mer bleue. Il lui semblait que chaque seconde portât plus près de leur destination ses plaintes et ses prières, qui, elle n’en doutait pas, seraient exaucées. Malheureusement les deux complices avaient compté sans une petite formalité. Toutes les lettres jetées à la boîte, après avoir passé par les mains de Mlle Aubry, devaient être revêtues du timbre de la pension ; cette estampille était une sorte de laissez-passer dont il était expressément recommandé au facteur de tenir compte. En outre, cet employé du service le plus régulier de France trouva je ne sais quelle allure suspecte à un pli griffonné au crayon et fermé par une épingle.
« C’est quelque plaisanterie, » dit-il au concierge en le lui remettant.
Le concierge, fidèle à sa consigne, avertit sans retard l’autorité supérieure, et le résultat de tout ceci fut que, ce dimanche même, après vêpres, Mlles de Lorme et Pichu furent sommées de comparaître dans le cabinet de la directrice.
« Elle va nous interroger, dit Yette, prends garde à tes réponses.
— Je ne parlerai pas, répondit Héloïse ; mais, crois-moi, on ne trompe pas Mlle Aubry. Tu ferais mieux d’avouer… »
Yette rejeta sa tête en arrière d’un air de défi obstiné.
Il n’y eut pas lieu d’avouer, car on ne les interrogea pas. Mlle Aubry, debout près de la cheminée, tenait à la main la lettre ouverte.
« Mademoiselle, dit-elle à Yette, vous ignoriez peut-être qu’il était défendu d’écrire à mon insu. Vous ne serez donc point punie, à moins que ceci ne soit une punition, » dit-elle en déchirant la feuille qu’elle jeta dans le brasier ardent qui l’eut consumée en un clin d’œil.
Yette s’était élancée pour la ressaisir et ne réussit qu’à se brûler les doigts.
« Vous n’aviez pas le droit de lire une lettre qui n’était pas pour vous, s’écria-t-elle avec audace.
— C’est une indiscrétion répréhensible en général, dit Mlle Aubry sans se départir de son calme irritant ; mais la règle du pensionnat m’accorde, pour votre sûreté à toutes, ce droit que vous voudriez me contester et qui ne m’a pas conduite, il faut le reconnaître, à des découvertes bien agréables. Votre lettre ne m’a rien appris, mademoiselle de Lorme, sinon que ma maison était un enfer et que j’étais un diable. Vous avez dicté cela, Héloïse l’a écrit, c’est Héloïse qui payera pour vous deux : d’abord parce que, connaissant bien la règle, elle est plus coupable que vous de l’avoir enfreinte, et ensuite parce qu’ayant du cœur vous souffrirez de la savoir en retenue plus que si l’on vous y mettait vous-même. »
La pauvre Héloïse, qui était restée tout le temps de cette scène les yeux rivés au sol, comme si elle eût souhaité qu’il l’engloutît, poussa un gémissement douloureux. Yette oublia une minute son angoisse profonde, pareille à celle du prisonnier qui voit s’échapper une chance d’évasion, pour ne penser qu’au désastre où elle avait entraîné son amie. La règle ! la règle ! comme elle la haïssait, cette règle odieuse, inexorable. représentée dans toute sa sécheresse par Mlle Hortense Aubry !
« Héloïse, ajouta froidement cette dernière en congédiant les deux coupables, votre orthographe est encore au-dessous de ce que je supposais. »