Yette, histoire d’une jeune créole/19

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J. Hetzel et Cie (p. Illust.-229).

XIX


ELLE ENTR’OUVRIT SES GROSSES LÈVRES.


CHAPITRE XIX

les rêves de yette


« Votre pupille a une puissance singulière pour se faire obéir, disait à quelque temps de là Mlle Aubry à M. Darcey en lui parlant de la petite classe de Yette. On peut juger dès à présent qu’elle réussira dans l’enseignement, car, de primesaut, elle a surmonté la plus grande des difficultés ; elle a su faire régner autour d’elle l’ordre et la discipline. On entendrait voler une mouche dans l’ouvroir qu’elle préside, tant ses élèves sont attentives ; un caractère d’élite peut seul conquérir pareil ascendant en si peu de temps et sans s’écarter jamais de la douceur. »

Yette avait du tact. Elle ne prenait pas des airs dominateurs incompatibles avec son âge ; elle semblait au contraire s’excuser par la simplicité de ses manières de l’autorité qu’on lui donnait sur celles qui la veille encore étaient ses camarades ; mais, en même temps, elle imposait par un sérieux sans mélange d’affectation ni de pédantisme. La peur de lui faire de la peine eût suffi d’ailleurs à rendre dociles les plus indisciplinées.

« Oui, continuait Mlle Aubry, cette petite m’apprend un coin de mon métier. Elle me prouve qu’on peut tout obtenir par l’affection. J’ai toujours craint de me montrer faible, ce qui fait, qu’on a pu me croire dure et que j’ai souffert de cette injuste opinion. À l’âge de Yette, je me suis trompée sur l’attitude à prendre une fois pour toutes, je m’en rends compte un peu tard. Qu’en dites-vous ? Si je m’associais cette jeune fille par la suite ? Elle me serait un auxiliaire précieux, et je laisserais ma maison en bonnes mains. »

Yette, cependant, marchait d’un pas ferme à la conquête de ses diplômes. Trois années se passèrent à les réunir, trois années de travail tel que Cora lui disait parfois en s’étirant les bras :

« Tiens ! cela me donne une courbature de te regarder faire seulement !

— Si cela pouvait te donner plutôt un peu d’émulation, l’envie de travailler à ton tour ! répliquait Yette en hochant la tête.

— Dis tout de suite de t’imiter ! répondait Cora. N’y compte pas. Je t’admire, c’est bien assez ! »

Et Cora reprenait la position horizontale qui était son attitude favorite, fermant les yeux pour se persuader qu’elle était dans un hamac sous les palmiers de sa chère Martinique. Il n’y avait d’agile dans toute sa mignonne et indolente personne que les mains ; elle jouait du piano en véritable artiste, et, comme sa voix promettait d’être belle, on avait lieu d’espérer qu’elle ferait un jour grand honneur à son maître de musique, le seul de ses professeurs qui eût jamais été content d’elle, car ce bengali n’avait de facultés remarquables d’aucune sorte quand il s’agissait d’autre chose que de gazouiller. Yette s’en rendait compte et s’en inquiétait.

« Que deviendrais-tu si je te manquais ? disait-elle à Cora pour la décider à sortir de sa paresse.

— Tu ne me manqueras jamais ! s’écriait la jeune créole en se jetant au cou de sa grande sœur avec un frisson et un sanglot.

— Mais, chérie, nous avons déjà vu combien la mort est proche et comme elle vient nous surprendre. Je puis mourir. Il faudra que tu travailles alors pour toi-même.

— Non, non ! si tu étais morte, je n’aurais plus qu’à mourir aussi !

— Je ne pourrai cependant pas, songeait Yette, la faire vivre perpétuellement en serre chaude, hors de l’atteinte du vent et de la pluie ! »

Puis elle se rassurait ; sa sœur était si gentille, si digne, à son avis, que le ciel fît pour elle un miracle !

« Mon Dieu, disait Yette, dans ses prières de chaque jour, mon Dieu, aidez-moi et veillez sur elle ! »

Mme Darcey ne prédisait-elle pas qu’il surgirait à l’heure voulue un prince charmant pour cette petite princesse de contes de fées ? Le prince charmant ainsi annoncé faisait trotter la cervelle de la sœur aînée ; mais bientôt elle se reprochait des pensées dont son bon sens pratique comprenait la vanité. On voit par là, cependant, que Yette était capable de déraisonner un peu. Nous avons tous notre petit grain de folie, et l’amour fraternel était le sien.

Peu à peu le prince charmant prit dans son imagination une figure moins nuageuse. À la fin du premier semestre de l’année où elle commença bravement à subvenir elle-même aux frais de l’éducation de Cora, elle avait voulu remettre à Mlle Aubry le prix habituel des leçons de piano ; mais Mlle Aubry avait répondu que M. Mayer demandait comme une faveur que ses leçons fussent gratuites.

« Auriez-vous, en perdant tous vos défauts d’enfant, gardé dans un coin l’orgueil ? ajouta la directrice, qui avait remarqué la subite rougeur de Yette et son geste de refus.

— J’espère n’être plus que fière, répondit la jeune fille, mais je ne peux oublier que le temps de M. Mayer vaut de l’argent. Rappelez-vous la leçon que vous m’avez donnée quand j’ai voulu continuer à faire travailler Héloïse sans rétribution.

— Ma chère enfant, les circonstances ne sont pas les mêmes ; M. Mayer, très connu déjà et recherché partout, est assez riche pour pouvoir sans inconvénient s’accorder la joie de former gratuitement une élève dont il attend beaucoup. Les succès futurs de Cora le dédommageront, croyez-moi. Il agit comme vous agiriez à sa place. En refusant, vous blesseriez un homme qui n’a que de bonnes intentions.

— Cela prouve que M. Mayer fait grand cas de Cora et qu’il lui est très attaché, répondit Yette pensive. Qui sait si en effet Cora ne le récompensera pas un jour au centuple de sa bonté pour elle ? »

Quelle était l’idée de Yette ? Qu’espérait-elle de l’avenir pour cette sœur chérie ? Nous n’essaierons pas plus que Mlle Aubry de le deviner. Toujours est-il que le bonheur de Cora fut la seule ambition dont se bercèrent les dix-huit ans de cette excellente fille. Je me trompe, elle en avait une autre plus facilement réalisable, l’indépendance relative, le droit d’avoir un chez elle, un foyer, de pouvoir placer dans un nid qui lui appartînt les chères reliques qu’elle tenait de sa mère. Depuis dix années elle n’avait possédé rien en propre ; le règlement de la pension ne le permettait pas. Secouer le règlement après avoir su s’y soumettre, respirer enfin plus à l’aise, voilà quel était le désir secret de Yette. Ce désir s’accomplit le jour où elle eut obtenu son brevet d’institutrice. Ce jour-là, M. Darcey dit à sa femme :

« J’ai tout arrangé avec Mlle Aubry. Il y a dans sa maison, au quatrième étage, un appartement de trois pièces qu’on louait autrefois à des pensionnaires en chambre. Ce petit nid est très habitable. Il suffira parfaitement à nos pupilles. Yette descendra chaque matin faire sa classe, sans être astreinte au régime des sous-maîtresses, et elle pourra en outre donner quelques leçons particulières.

— Mais, fit observer Mme Darcey, il leur faudra une servante.

— Sans doute ; n’ont-elles pas Mesdélices ?

— Mesdélices ! Vous voulez leur donner Mesdélices ?… Mesdélices dont le service nous plaisait tant à moi et à Polymnie ! »

L’égoïsme de Mme Darcey se réveillait encore de temps à autre.

« Mesdélices, ma chère, n’est pas une esclave dont on dispose, c’est une domestique aussi libre que le serait une blanche. Nous lui demanderons ce qu’elle préfère : rester avec nous ou rentrer chez ses anciennes maîtresses ; elle choisira. »

M. Darcey sonna, et Mesdélices parut, son madras sur l’oreille.

« Eh bien ! lui dit M. Darcey, ta mamselle Yette a maintenant un logis à elle. Veux-tu aller l’y rejoindre ? »

Le petit œil de la négresse tournoya comme un soleil de feu d’artifice, elle entr’ouvrit ses grosses lèvres, et, suffoquée peut-être par la joie, ne réussit qu’à taper dans ses mains, en ébauchant une gambade que la présence même de Mme Darcey ne réussit pas à réprimer.

« Nous étions bonnes pour toi cependant, tu étais bien traitée, » lui dit Mme Darcey non sans Humeur.

Mesdélices répondit par un signe affirmatif.

« Tu étais bien payée ! »

Mesdélices fit claquer ses doigts.

« Mamselle Yette ne pourra pas te donner autant d’argent, insinua M. Darcey.

— Mamselle Yette i rié payé ! moë lé rié ! moë ié négresse à mamselle Yette ! répondit Mesdélices avec indignation. Mamselle i doit rié à moë, moë tout à li.

— Au reste, continua M. Darcey, elle te laisse libre, soit de rester avec nous si tu y trouves avantage, soit d’aller avec elle si tu le préfères. »

La joie s’éteignit sur le noir visage de la pauvre fille. Elle se laissa glisser par terre, et son corps souple enroulé sur lui-même comme celui d’un serpent, la tête dans ses jupes, elle sanglota.

« Eh bien ! qu’est-ce qui te prend ? dit M. Darcey impatienté. Puisque je te répète que tu es libre !

— Moë lé pa ! moë sé ennui moë ici ! Moë ié à mamselle Yette. Mamselle c’est moun moë ! Mamselle Yette li pas dit ça ! li pas dit ! li pas dit[1] ! »

Et sur ce démenti formel, Mesdélices s’élança hors de la chambre, toujours sanglotant et la figure plongée dans son tablier.

« Vous voyez, dit M. Darcey à sa femme.

— En effet ! elle sera ravie de nous quitter ! répliqua Mme Darcey avec un certain dépit. Après des gâteries de toutes sortes dont elle n’avait jamais eu l’idée ! Ces nègres n’ont ni cœur ni cervelle.

— Il me semble qu’elle eût manqué de cœur en oubliant sa première maîtresse. Elle est loin de se plaindre de vous en somme. »

Mme Darcey réfléchit un instant, puis, pénétrée de sa propre injustice :

« Vous avez raison, » dit-elle.

  1. Je ne veux pas, je m’ennuierais ici ! Je suis à Mlle Yette. Mademoiselle, c’est mon monde ! Mlle Yette n’a pas dit ça ! elle ne l’a pas dit !