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Zigzags/Pochades, Zigzag et Paradoxes/II. Paysage et Sentiment

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ZigzagsV. Magen (p. 207-211).

II. — Paysage et Sentiment.


Le temps est beau. Quelques nuages qui ternissaient la pureté du ciel ont été balayés par la brise de la nuit. La route monte, descend, capricieuse comme une jolie femme. De grands arbres projettent sur le chemin des ombres bizarres, où les chevaux n’entrent qu’en frissonnant. La lune s’est levée entourée d’un halo. L’attelage fume, et nous marchons dans un nuage comme les dieux de Virgile.

Nous venons de passer près d’une petite maison à moitié enfouie dans des masses de végétations. Une seule fenêtre brille à la façade éteinte. Une lampe posée près d’un rideau de mousseline dessine une vague silhouette, comme celle de quelqu’un qui lit ou qui travaille. Est-ce un homme ou une femme ? c’est une jeune fille, j’en suis sûr. — Elle est jolie sans doute. Il me prend je ne sais quelles envies de descendre de la voiture, de frapper à la porte de cette maison, et de m’y établir pour le reste de mes jours. Je serais très-bien là. Le site est charmant, et j’aime déjà beaucoup le corps à qui appartient l’ombre que je viens d’apercevoir. — C’est là peut-être que mon bonheur attend que je passe : demain, cette fenêtre s’ouvrira aux parfums de l’aube, une tête blonde et vermeille, comme une pêche dans son duvet, apparaîtra au milieu d’un cadre de feuillage fait par les guirlandes de la vigne. — Qu’un groupe d’enfants jouant avec les oreilles d’un bon gros chien serait joyeux à voir sur les marches du perron ! — De quelle couleur serait l’ameublement de sa chambre ? — Bleu et blanc… frais et doux comme elle… Eh bien, mon cœur, tu te gonfles ; es-tu donc encore si facile aux chimères ?… Quelle étrange chose que le monde ! J’ai usé de grands morceaux de ma vie auprès de gens que je ne pouvais souffrir, et que le hasard des circonstances avait mis sur mon chemin, et dans cette maison devant laquelle je passe pour n’y plus revenir, où je n’entrerai probablement jamais, peut se trouver l’âme la mieux assortie à la mienne, la forme la plus agréable à mes yeux. — La route fait un coude, hélas ! je me sens les paupières humides… — Allons, rêveur, console-toi, c’était une vieille femme qui, lunettes sur le nez, marmottait ses prières avant de s’endormir.

À gauche, au fond d’une vallée baignée de vapeurs, le fleuve scintille et miroite sous les rayons de la lune qui a l’air de laver dans l’eau le bord de sa tunique d’argent ; tout dort, excepté un phare dont l’œil rouge est ouvert et regarde dans les ténèbres.

Pourquoi les Peintres, qui ont tant fait de scènes de jour, ont-ils si rarement représenté la nuit ? Il y a là un côté nouveau à rendre : la nuit n’est pas si noire qu’elle en a l’air, et que le croient communément les mortels vertueux qui se mettent au lit et s’endorment à neuf heures. Il y a peu de nuits complétement obscures, même dans nos climats du nord. Outre la lune, espèce de soleil blanc, vous avez les rayons des étoiles, mille vagues reflets du jour disparu ou qui va renaître, je ne sais quelle phosphorescence des objets. Un grand coloriste, qui étudierait la nuit con amore y trouverait des gammes de nuances d’une harmonie et même d’une variété surprenantes, des effets vraiment merveilleux et neufs ; toutes les minuties, toutes les misères impitoyablement trahies par le jour, disparaissent. Le jour est grossier, cynique, il n’épargne rien ; — la nuit, on n’aperçoit plus que les masses, les grands clairs et les grandes ombres : c’est la poésie, la mélancolie, le mystère. Et puis, s’il faut l’avouer, un des grands charmes de la nuit, à mes yeux, c’est que les bourgeois sont couchés, et laissent la place libre à la nature et à Dieu.

Il faut dire aussi que l’on ne peut pas peindre sans voir clair, et que les effets de nuit s’exécutent le jour ; et ensuite, qui jugerait de la vérité de ces tableaux ? les chats, les amants et les poëtes, animaux inquiets, furtifs, amis de l’ombre, et qui sortent quand tout le monde rentre.