Zigzags/Pochades, Zigzag et Paradoxes/VII. Parenthèse

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ZigzagsV. Magen (p. 247-252).

VII. — Parenthèse.


J’avais été visiter l’atelier de Chalon, un peintre de Londres des plus à la mode. Il habite une superbe maison : un escalier d’une blancheur éblouissante, orné de tapis, de plantes rares et de tableaux, vous conduit dans les salons où travaille le maître. À la cheminée, dont la grille est magnifique, sont suspendues deux immenses cornes d’auroch, remplies d’eau d’où s’échappent des guirlandes de lierre. Les escabeaux qui servent à poser sont recouverts de velours, mais tout cela avec un soin, une propreté vigilante, inconnus dans les ateliers français, où « un beau désordre est un effet de l’art. »

Aux murailles étaient accrochées, dans des passepartout, les beautés de Byron, les beautés de Walter Scott, les beautés de Shakspeare, des scènes de la vie fashionable, chefs-d’œuvre de gravure où l’absence de dessin est compensée par une souplesse, un moelleux, une entente de l’effet, un ragoût de burin, un pétillant de touche vraiment prodigieux. Que de gazes, que de fleurs, que de cheveux en pleurs, que d’yeux démesurés, que de bouches si incroyablement petites qu’il en faudrait trois pour donner un baiser, que d’airs penchés, que de petites mines, que d’afféteries de toutes sortes. — C’est faux, absurde et charmant.

Ce qu’il y a d’étrange, c’est que les femmes anglaises font tout ce qu’elles peuvent pour ressembler à ces vignettes, et qu’elles y réussissent parfaitement : vous avez peut-être cru jusqu’à présent que la nature existait ; c’est une profonde erreur, la nature est une invention des peintres. À chaque époque, les artistes ont un idéal qu’ils poursuivent et réalisent de leur mieux dans leurs statues, leurs tableaux, leurs poëmes ; cet idéal, reproduit partout à divers degrés, finit par faire impression sur l’esprit des masses. Les jeunes gens cherchent à leurs amours les figures qui se rapprochent le plus des types en vogue. Les femmes, qui s’aperçoivent que pour être préférées elles ont besoin de rentrer dans certaines conditions de forme et d’ajustement, tâchent de se modeler sur cet idéal : par la coiffure, par le vêtement, par l’attitude et l’expression, elles arrivent à rappeler les tableaux. Les enfants qu’elles conçoivent dans cette préoccupation se rapprochent encore plus du type cherché ; et c’est ainsi qu’un artiste célèbre se trouve avoir changé la physionomie de son sujet. Les statues de Phidias ont créé le type grec, les Madones de Raphaël ont fait les Italiennes du seizième siècle, Albert Durer est le père de la beauté allemande ; sans Watteau et sans Boucher, la régence n’eût pas existé ; c’est de l’imagination de sir Thomas Lawrence, esq., que la femme anglaise est sortie.

L’être a toujours la forme de son idée. — En Chine, par exemple, le suprême du beau pour les femmes, c’est la gracilité et la sveltesse poussées à l’extrême. Pour les hommes, au contraire, trois mentons et un abdomen majestueux sont indispensables à l’élégance. Toutes les femmes sont minces comme des joncs, tous les hommes ventrus comme des poussahs. En France, sous l’Empire, les versificateurs du temps avaient mis à la mode les teints de lis et de roses ; les lis et les roses fleurirent sur tous les visages. Le romantisme vint, Alfred de Musset fit le célèbre vers :

Elle est jaune comme une orange.


Il n’y eut plus que des femmes vertes. La conquête d’Alger et les Orientales de Victor Hugo ont produit une quantité prodigieuse de têtes turques, arabes, albanaises, qui n’existaient pas auparavant. La pensée est un marteau intérieur qui repousse les formes à la manière des orfévres, et leur donne les creux ou les saillies de ses préoccupations. Dans ma première jeunesse, j’étais mince et maigre comme un page de tableau gothique allemand, mais je ne rêvais que muscles d’acier, poitrines de bronze, athlètes, boxeurs, hercules du nord et du midi tordant des barres de fer, soulevant des poids énormes, cavaliers portant leurs chevaux dans leurs bras, et par la force de ma volonté, aidée de quelques beefsteaks, je me suis modelé des pectoraux dignes d’un colonel de cuirassiers. Il est impossible de penser à quelque chose avec un peu de suite sans que cette pensée ne s’écrive ou sur le corps ou sur la figure.

Si les peintres font la nature, les écrivains font les mœurs ; ce qu’on appelle le monde est une pure abstraction : un auteur compose un livre où il imagine une société à sa guise, trace des portraits et des caractères qui n’existent pas : les copistes arrivent bientôt, et les héros de roman sont traduits en chair et en os. Les Lovelace, les Saint-Preux, les Werther, etc., etc., créés par Richardson, Rousseau et Goëthe, ont servi de patron à presque tous les jeunes gens à la fin du dernier siècle et du commencement de celui-ci. Nous ne parlons pas des héroïnes, car les femmes sont plus impressionnables encore que les hommes, et leur vie sédentaire les livre sans défense aux séductions de la lecture. — À nos yeux ce n’est pas un mal ; il vaut mieux essayer de ressembler à Paméla, à Clarisse, à Julie, que d’être tout simplement une imbécile ou une Maritorne. J’aime beaucoup la bonne soupe, et ne me plais pas plus qu’un autre à porter des hauts-de-chausses troués : mais écumer le pot et rapetasser les vieux habits, doit-il être l’unique occupation de la plus belle moitié du genre humain ?