Zigzags/Pochades, Zigzag et Paradoxes/X. Spleen, Enterrement, Tunnel

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X. — Spleen, Enterrement, Tunnel.


C’était le dimanche ; il tombait me pluie fine et pénétrante comme les aiguilles anglaises. — (À propos, je me souviens maintenant d’avoir oublié d’en rapporter quelques paquets en France.) — Le ciel était peut-être plus crotté que la terre, car l’on n’a pas la ressource d’y faire promener les traîneaux-balayeurs ; il faisait un temps de dimanche britannique ; le spleen suintait le long des murs de briques jaunes ; l’ennui descendait tamisé, impalpable comme la poussière du charbon de terre, noircissant l’âme, de même que le charbon noircit le linge ; en ces moments-là, l’on désirerait avoir une petite pharmacie portative composée d’opium, d’acide prussique, d’acétate de morphine. La pensée du suicide naît dans les esprits les plus fermes ; il n’est pas prudent de jouer avec ses pistolets ou de se pencher sur la balustrade des ponts. Un froid humide vous pénètre jusqu’à la moelle des os ; vous vous sentez moisir comme une armoire au rez-de-chaussée ; la fumée que vous respirez vous remplit le cerveau de suie, et vous teint les idées en bistre ; vous mouchez noir. — Il n’y a qu’une seule ressource, c’est de se griser abominablement, de se faire dans l’estomac un soleil en flamme de punch, et de se composer un climat torride à force de porto, de sherry et de madère ; mais il faut être Anglais pour cela, et avoir tété de l’alcool.

J’avais pris un patent-safety, espèce de cabriolet bizarre dont le cocher s’établit par derrière, à la place où montent ordinairement les domestiques, et conduit à grandes guides par-dessus votre tête. Toutes les boutiques étaient fermées, et une seconde peste semblait avoir frappé la ville. L’on ne voyait guère dans les rues que les enfants de paroisse, revêtus de leur casaque bariolée de bleu et de jaune. Je me trompe, l’on rencontrait aussi des foules de convois, car Londres garde ses morts de la semaine pour les enterrer le dimanche. C’est là le seul divertissement qu’il se permet en ce jour solennel. Les corbillards anglais ressemblent à des tapissières, les croque-morts sont vêtus de longs manteaux de deuil, et portent de grands éventails en plumes d’autruche.

Puisque nous en sommes à ce sujet lugubre ; faisons quelques réflexions sur les habitudes funéraires britanniques. À Londres, l’on enterre encore les morts dans les églises, et chaque paroisse a son cimetière, ainsi que cela était à Paris avant la révolution : il est impossible de rien voir de plus nu, de plus aride, de plus triste à l’œil et à l’âme, qu’un cimetière de Londres : c’est à donner envie de vivre. Ni clôture, ni jardins, ni couronnes, ni fleurs ; un oubli glacial, un abandon navrant. Les tombes, de pierre noirâtre, gardent, comme les caisses des momies, une vague apparence de corps humain tout à fait lugubre. On sent le mort là-dessous. Comment les Anglais, ce peuple si ami du home et du comfort, peuvent-ils se résigner à être si mal à leur aise dans l’autre monde ? On reconnaît bien là une nation pour qui l’utile est la première pensée : À quoi bon s’occuper des morts qui ne servent à rien et ne rapportent pas d’intérêt ? — Il est étrange que ce soit en France, pays léger et frivole par excellence, que la religion des morts soit le mieux observée. Le Père-Lachaise n’a pas son pareil au monde ; il n’est pas rare d’y trouver des tombes de dix ans qui ont des fleurs de la veille.

Un jour, en passant près de Westminster, je vis un jeune garçon qui creusait une fosse. Il était dans le trou jusqu’à mi-corps ; il avait une tête blonde, bouclée et charmante, et l’animation du travail lui rendait la figure toute rose ; il mettait à sa besogne sinistre une activité joviale, chantonnait le Rule Britannia, et échangeait des quolibets avec les spectateurs. Parmi la terre brune qu’il jetait derrière lui, il amena un os tout mignon, et qu’à son arqure il était facile de reconnaître pour un fémur de femme. Des enfants s’en emparèrent aussitôt, et se mirent à jouer avec. Les passants allaient et venaient, emportés par le tourbillon de la vie, marchant sur les tombes pour abréger le chemin. Et moi, je songeais à la scène des fossoyeurs d’Hamlet, et au grand Shakspeare qui dormait là, tout à côté, à Westminster, dans le coin des poëtes ; — car l’Angleterre, il faut lui rendre cette justice, tout industrielle qu’elle soit, a su trouver dans son vaste empire un coin pour les poëtes. — Il est vrai que ce coin est pour les poëtes morts, mais c’est toujours cela. Les rois doivent se trouver bien honorés de reposer à côté de Shakspeare.

Mon patent-safety parcourait les petites rues qui longent la Tamise avec cette rapidité qui distingue la locomotion à Londres, lorsque tout à coup il fit un soubresaut violent et manqua de verser. C’était un vaisseau qui, soulevé par la marée, étendait nonchalamment sa guibre à travers la rue. — Un cabriolet accroché par un vaisseau, cela ne se voit qu’à Londres.

Nous arrivâmes enfin au Tunnel, dont l’entrée provisoire n’a rien de monumental à l’extérieur. Cependant, cet immense puits, éclairé par un jour d’en-haut et contourné d’un léger escalier, a quelque chose de grandiose. C’est dans l’intérieur de cet hélice qu’on doit construire les rampes dont les pentes adoucies permettront aux voitures d’arriver au niveau du Tunnel. Notre intention n’est pas de dire combien le Tunnel a de mètres, ni à quelle profondeur il pénètre dans le lit du fleuve : cela se trouve partout : nous dirons seulement notre impression. Au premier abord, ces deux voûtes parallèles et communiquant ensemble par des arcades latérales, n’ont rien qui frappe l’imagination : elles sont peintes en blanc, éclairées au gaz, et ne diffèrent en rien d’un passage ordinaire ; il faut un effort d’esprit assez violent pour se représenter que l’on visite un des prodiges de la volonté humaine : aucune forme sensible ne vous traduit cette idée, et vous avez beau vous dire que des vaisseaux à trois ponts voguent à toutes voiles au-dessus de votre tête, vous ne vous sentez pas touché d’une admiration bien vive. Certainement cela est étonnant, miraculeux, prodigieux, mais rien ne vous en avertit. Le moindre morceau de marbre, gardant encore l’empreinte du ciseau de Phidias grec, vous produit une impression bien plus forte de puissance et de grandeur ; et cependant ce qu’il a fallu de peine, de science, de calcul, de persévérance, pour mener cette œuvre à bout, est vraiment fait pour effrayer. Cette galerie, c’est l’existence tout entière d’un grand homme, d’un de ces hauts esprits qui ont la fièvre de l’impossible, la plus noble passion qui puisse brûler un cerveau. — Qu’y manque-t-il donc ? Peu de chose : la beauté.

C’est là en général le défaut de toutes les créations de l’industrie, et c’est ce qui explique l’aversion instinctive des poëtes et des artistes pour les merveilles de la civilisation. — Les engins, les machines, et tous les produits des combinaisons mathématiques sont empreints de laideur. — Cela vient d’une chose : ils sont trop récents pour que l’art s’en soit encore occupé. Il leur manque le vêtement de la forme, — l’épiderme, pour ainsi dire : — ce ne sont que des écorchés où les nerfs, les muscles, les veines, les artères, apparaissent tout sanglants dans un enchevêtrement hideux. Si les hommes se promenaient dans la rue leur peau sur le bras, comme le saint Barthélemy du Jugement dernier de Michel-Ange, ce ne serait pas un spectacle fort agréable. En admettant la supposition que la vapeur et les chemins de fer eussent été inventés au moyen âge, la cheminée de la locomotive eût été contournée en cou de dragon, la fumée se fût échappée par une gueule à denticules bizarres ; des ailes onglées comme celles des chauves-souris se seraient adaptées au flanc de la machine, sur laquelle les chauffeurs auraient prodµit l’effet de démons chevauchant un cauchemar, et traînant des néophytes au sabbat. Je faisais cette réflexion l’an passé, en voyant du haut du clocher de Notre-Dame d’Anvers, à la tombée du jour, arriver avec la rapidité d’une flèche, et tout pétillant d’étincelles rouges, le convoi qui venait de Malines.

À propos de tunnel, nous avions lâché, il y a quelques mois, dans un moment de disette, deux canards de l’espèce la plus sauvage : l’un, d’une expérience de vitesse faite sur un chemin de fer, qui a été traduit par les journaux anglais, puis retraduit en français, et fait présentement son tour du monde ; l’autre, d’un passage traversant la Manche de Calais à Folkstone au moyen d’immenses tuyaux de fonte ajustés bout à bout, et desservis par une machine pneumatique. Un journal britannique annonce qu’un tunnel en tuyaux de fonte se construit sous une rivière quelconque, au nom trop hérissé de w, d’y et de k, pour que nous l’ayons retenu. Seulement le tunnel se complique d’une montagne russe. Sur chaque rive sont élevés deux pavillons : — le tunnel, formé de tuyaux courbes, plonge sous la rivière, et décrit un demi-cercle dont les deux extrémités aboutissent aux plates-formes des pavillons. Des rainures sont ajustées dans la portion inférieure des tuyaux, et, au moyen de chars à roulettes, les passagers sont lancés d’un bord à l’autre, et traversent la rivière sans la moindre fatigue, et avec la plus grande rapidité.

Ce qu’il y a d’effrayant, c’est que tout cela est possible, et sera trouvé parfaitement simple par tout le monde le lendemain de l’exécution. — Qui aurait cru autrefois que l’homme pourrait s’élever en l’air là où ne peut monter l’aile de l’aigle ni du condor ; que des vaisseaux marcheraient sans voiles et sans rames, et qu’une chaudière glissant sur des tringles traînerait des milliers de voyageurs ?