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Zigzags/Pochades, Zigzag et Paradoxes/XII Venise à Londres

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ZigzagsV. Magen (p. 275-285).

XII. — Venise à Londres.


Un ami officieux nous avait procuré une fenêtre dans la Cité pour voir passer à notre aise le cortége du lord-maire. Par un heureux hasard, le temps était magnifique, et quoiqu’il ne fût encore qu’onze heures du matin, l’on y voyait clair sans bougie et sans gaz. Le cortège tardait à paraître ; mais comme c’est déjà un plaisir de regarder une rue où il doit passer quelqu’un ou quelque chose, j’étais accoudé au balcon, examinant toutes ces figures anglaises aux fronts carrés, aux mentons carrés, aux nez carrés, aux yeux carrés, enveloppées de tweeds, de mackintosh, et autres préparations imperméables. — Pour nous autres Français, accoutumés à l’expansion et à la facilité parisiennes, c’est un spectacle surprenant que ce flegme imperturbable, que cet oubli profond du voisin et ce culte du moi qui respirent sur les physionomies anglaises. Personne ne s’occupe de personne ; chacun se rend à lui-même les soins les plus touchants ; tout individu est la fois son Dieu et le prêtre de ce Dieu ; et il faut avouer, à l’honneur de l’égoïsme, que les Anglais sont sans comparaison plus corrects dans ces détails d’arrangement et d’ajustement que tous les autres peuples ; car, ainsi que le dit le vieil adage : Il n’y a pas de meilleur serviteur que le maître.

Quoique la rue fût pleine de monde, on n’entendait pas le moindre bruit ; une pareille réunion de Français sur le même lieu aurait produit un bourdonnement perpétuel ; un nombre égal de Napolitains aurait donné pour résultat un vacarme effroyable.

Parmi toute cette foule morne, au milieu de ces chapeaux bizarres, à forme écrasée, de ces qui capit ille facit, si plaisamment décrits par Méry, je vis s’agiter au loin un rouleau de mousseline blanche et reluire deux prunelles ; c’était un pauvre Indien de Calcutta ou de Bénarès, qui vendait je ne sais quel papier relatif à la cérémonie du lord-maire. Il s’approcha de la fenêtre, et je pus le considérer tout à mon aise.

Il était couleur de bronze neuf, et ce ton solide et chaud contrastait énergiquement avec les figures pralinées des Anglais. Le soleil de l’Inde reluisait dans ses yeux mobiles, qui produisaient des effets de noir et de blanc des plus singuliers. Les yeux des Orientaux ont un éclat étrange. Les nôtres sont éteints auprès des leurs, et quand on revient d’un pays méridional dans le nord, il vous semble que les gens soient aveugles, tant leur regard est voilé, incertain, timide. — De temps en temps, l’Indou souriait, montrant ses dents aiguës, d’une blancheur sauvage, et dans ce sourire empreint de la servilité orientale, perçait cependant quelque chose de doucereusement cruel, de voluptueusement perfide, dénotant une race ennemie de la nôtre : c’était bien l’homme d’un pays dont le tigre est le chat, d’une contrée pleine d’idoles aux cent bras, aux nez en trompe d’éléphant, d’arbres prodigieux, de fleurs gigantesques et de poisons violents. Les boucles d’oreille de cuivre qui scintillaient à côté de ses joues tannées, sa longue robe de mousseline, un peu frestelée de crotte par en bas, lui donnaient un air féminin en désharmonie avec la dureté de ses traits, empreints d’une nostalgie évidente.

La présence de ce pauvre Indien au milieu de la Cité de Londres fit faire à ma pensée un saut de quelques mille lieues, et je vis monter dans une brume enflammée des minarets étincelants, des coupoles d’or, des colonnades monstrueuses, et toutes les énormités des illustrations de Daniell. Je regardais passer le rajah de Lahore, assis sur le dos d’un éléphant, à côté de sa maîtresse aux dents peintes en bleu, au front plaqué de feuilles d’or ; j’entendais sonner les petits talons des bayadères et tinter les grelots de leurs chevilles. Ramalingam se préparait à souffler avec son nez dans sa flûte de bambou, et Devandasira promenait son pouce fauve sur son tambour de papier de riz. Enfin un mouvement dans la foule annonça l’approche du lord-maire, car tout arrive, même un cortège qu’on attend.

Des constables et des policemen en grande tenue ouvraient la marche, puis suivaient les corporations avec leurs bannières, les enfants des différentes écoles, des députations du corps des marins de la Tamise en costume, des timbaliers et des trompettes à cheval, des détachements de la garde écossaise, tout l’attirail obligé d’un cortége. Mais ce qui donne à la procession un caractère tout particulier, c’est le héraut d’armes de la cité de Londres, vêtu comme au moyen âge, avec un tabard historié du blason d’Angleterre ; ce sont des chevaliers couverts de pied en cap d’armures d’or et d’acier, suivis de leurs pages portant la lance et l’écu, qui marchent isolés, de distance en distance, entre les divers pelotons. Cette apparition me surprit, et je levai les yeux pour voir si je n’apercevais pas bleuir au second plan la décoration de la ville de Constantinople ; si merveilleusement peinte par ces messieurs de l’opéra, et la tête chauve de M. Habeneck, se balançant avec un mouvement rythmique plus majestueux encore que le pigeon poudré de la perruque de Hændel ; car je croyais assister à une représentation sub jove crudo de la Juive de M. Halevy. C’était bien le cortége de l’empereur Sigismond ; — il n’y manquait que l’honnête Quériau. — Un instant, convaincu de la réalité de ce spectacle, je me crus rajeuni de cinq ou six cents ans et transporté en pleine féodalité ; mais en prenant ma lorgnette je m’aperçus que les nez qui passaient à travers ces visières étaient des nez anglicans, presbytériens, protestants, réformistes ; que des ventres constitutionnels bombaient ces pourpoints mi-partis, et, proh pudor ! que ce champion à l’air farouche avait des moustaches peintes à l’encre de Chine ! car, pour une raison que j’ignore, personne ne porte moustache en Angleterre, et l’absence de cet insigne viril préoccupe dès les premiers jours l’étranger, qui ne peut se rendre compte de la différence de ces visages lisses aux mines hérissées du continent.

Dans de magnifiques voitures dorées, peintes dans le genre rocaille, se prélassaient les aldermen, les différentes autorités et le lord-maire. Il est impossible de rien voir de plus riche, de plus galant et de plus beau que les attelages de ces carrosses, de plus correct que ces cochers énormes, à perruque de laine, à face écarlate, gantés de blanc, galonnés sur toutes les coutures, et fleuris d’énormes bouquets ; que ces laquais en bas de soie, dont les mollets tremblent légèrement aux cahots de la voiture. — À travers les larges glaces des portières, on entrevoyait des profils singuliers, des têtes hétéroclites coiffées de bonnets et de perruques fantastiques, insignes de quelque dignité ou de quelque office.

Enfin parut, traîné par six chevaux superbes, dans un carrosse extravagant de sculptures, de dorures et d’ornements contournés, le lord-maire de l’année, l’honorable sir William Magnay. Aux fenêtres de la portière, se tenaient deux graves personnages, vêtus de grandes robes, et portant l’un la couronne, et l’autre l’épée.

À Paris, cette cérémonie, exécutée religieusement, avec l’étiquette d’un autre âge, eût excité chez les badauds, sinon une hilarité ouverte, du moins un sourire ironique, une curiosité inconvenante. — John Bull regardait tout cela d’un air parfaitement débonnaire et paisible. Chose remarquable ! l’Angleterre, malgré son excessive civilisation matérielle, a gardé infiniment plus d’usages féodaux que la France : le moyen âge respire encore et palpite sous le vernis moderne. Chez nous, les polissons suivraient, comme le cortége du bœuf-gras, en poussant le refrain consacré, une promenade semblable à celle du lord-maire dans la Cité.

La procession passée, un mouvement extraordinaire s’opéra tout de suite dans la foule, et tout le monde se mit à courir dans la direction de la Tamise, pour voir l’embarquement du lord-maire au pont de Southwark. Cette course au clocher à pied, car la circulation des voitures était interdite, était des plus curieuses et des plus amusantes. Les femmes essoufflées se faisaient remorquer par leurs cavaliers, le sexe le plus léger étant fort lourd à la course. En prenant par les rues détournées, nous arrivâmes bien avant le cortége au débarcadère du pont de Southwark, où nous attendait notre barque ; voulant suivre le cortége jusqu’au bout, nous nous étions assurés d’un patron.

Le ciel était d’un bleu laiteux presque blanc, rappelant certains reflets d’opale ; un soleil argenté souriait dans des vapeurs d’un rose transparent, qui rendaient la lumière visible en la réfractant. La Tamise miroitait comme une rivière de théâtre lamée de paillons d’étain ; des embarcations de toute forme et de toute grandeur, depuis la gondole vénitienne jusqu’à la pirogue du Hottentot, se croisaient joyeusement en tous sens avec une animation sans pareille. L’Anglais, si morne et si morose à terre, devient tout à coup vif, allègre, jovial, dès qu’il est sur l’eau, de même que certains animaux amphibies, qui, à la vérité, peuvent bien vivre sur le rivage, mais s’y traînent lourdement, l’air empêché et malheureux, et ne jouissent que dans l’élément humide de la liberté et de la franchise de leurs allures.

L’embarcation du Lord-Maire rappelle par ses dorures et son château-gaillard, sculpté dans le goût des galères de Della-Bella, le fameux Bucentaure, sur lequel le doge de Venise allait autrefois épouser la mer Adriatique. Tout autour de la barque maîtresse, comme des poussins autour d’une poule, se pressait une foule de chaloupes, de felouques, d’yoles et de canots ; — les plus importantes de ces embarcations portaient des orchestres de musique qui, à l’arrivée du cortége sur le débarcadère, se mirent à jouer chacun une ouverture différente avec un aplomb sans égal. Il vous est facile d’imaginer l’éclatant charivari que produisaient Rossini, Meyerbeer et Donizetti exécutés en même temps. On n’aurait jamais cru qu’il pût résulter un pareil vacarme de tant d’harmonies. Mais l’effet baroque ajoutait peut-être par sa discordance à la gaieté de l’ensemble. Le Lord-Maire, remorqué par un canot manœuvré par des rameurs en grand costume et la plaque au bras, commence à descendre majestueusement vers le pont de Westminster suivi de sa flottille. Lorsqu’il passa près de notre barque, nous le saluâmes d’une détonation de bouchons de vin de Champagne, et nous bûmes joyeusement à sa santé ; après quoi nous jetâmes nos verres dans le sillage de l’embarcation, aux grands applaudissements des barques voisines.