Zobeïdeh, scènes de la vie turque/02

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ZOBEÏDEH
SCENES DE LA VIE TURQUE

SECONDE PARTIE



I. — NAFIZE ET IBRAHIMA.

Après le mystérieux événement qui avait attristé sa maison, Osman-Bey ne fut pas longtemps à reprendre quelque empire sur lui-même. La surprise l’avait poussé à des démonstrations peu convenables, et il en eut d’autant plus de regret qu’il savait trop combien il serait dangereux pour les bonnes mœurs de son harem d’y laisser croire qu’une esclave infidèle y pût laisser quelque souvenir. Osman fit donc de louables efforts pour retrouver la gravité sereine qui le distinguait d’habitude ; mais s’il en retrouva les dehors, ce fut aux dépens de sa tranquillité intérieure. Soit qu’il se reprochât la mort d’Ombrelle, attribuée généralement à l’émotion et à la frayeur qu’il lui avait causées, soit qu’il souffrît gravement de la gêne qu’il s’imposait pour ne point paraître trop affecté par la mort d’une femme coupable, il est certain que son humeur devint de plus en plus sombre ; il perdit l’appétit, le sommeil, et sa santé en définitive s’en ressentit. Maléka, qui craignait les effets de cette tristesse invincible et les suites des distractions qu’il pourrait être tenté de chercher dans de nouvelles amours, le poussa prudemment vers la politique. Au début de sa carrière, Osman avait joui de la protection et de la faveur d’un puissant pacha, allié et ami de sa mère, qui lui avait proposé à plusieurs reprises une place secondaire, il est vrai, dans l’administration. Le bey, qui était alors jeune, riche, heureux, indépendant, avait éludé ces offres bienveillantes ; mais le moment était venu pour lui de chercher des distractions et des jouissances ailleurs qu’au sein de son harem. C’est ce que Maléka lui représenta un jour qu’il paraissait plus sombre et plus souffrant que de coutume. Il repoussa d’abord bien loin les conseils de sa fidèle amie ; mais les premiers mots qu’elle avait prononcés étaient entrés dans son esprit en y apportant la conviction. Maléka, qui aperçut un éclair de joie allumé par ses paroles dans les yeux jusque-là si ternes de son époux, lui donna la satisfaction de combattre ses prétendues répugnances, et elle s’y prit si bien qu’au bout d’une heure de discussion, la visite d’Osman à son ancien protecteur était résolue. L’excellente femme se montra humblement reconnaissante de la concession que lui faisait son maître, et Osman se sentit guéri d’avance en pensant aux reproches affectueux que lui adresserait le pacha, à l’accueil empressé qu’il recevrait, à la jalousie qu’un tel accueil ne manquerait pas d’exciter dans le petit monde de ses courtisans, à la mélancolie dans laquelle il se draperait, à sa rentrée définitive dans la carrière des honneurs et de la fortune. Depuis trop longtemps, il ne vivait plus que pour et par ses femmes ; aussi la seule pensée d’une existence dans laquelle les femmes n’auraient point de part le remplissait-elle d’aise.

L’attente d’Osman ne fut pas trompée. Son ancien ami le reçut à bras ouverts. Ce pacha était un assez bon homme, qui s’ennuyait beaucoup et bénissait pieusement toute distraction que le prophète daignait lui envoyer. Il y avait sur son visage, dans ces momens d’expansion, un sourire et une expression de bonté si naturelle et si agréable, qu’il était difficile de le regarder alors sans l’aimer. Osman, qui sortait d’une espèce de tombeau, fut si touché par ce bienveillant sourire, qu’en se prosternant selon l’usage, en portant l’ourlet de la robe du pacha sur son cœur, sur ses lèvres et sur son front, les larmes lui vinrent aux yeux.

— Je dois vous paraître ingrat, dit Osman après que les formules respectueuses de la politesse orientale furent épuisées, et je ne suis en réalité que malheureux.

Ces mots pouvaient être pris pour le préambule d’une histoire, et le pacha, qui ne savait comment passer son temps, les accueillit avec joie et intérêt. — Vous avez souffert depuis que vous nous avez quittés, répondit-il non sans émotion ; contez-nous vos malheurs, et nous ferons tout ce qui nous sera possible pour vous les faire oublier.

Osman ne demandait pas mieux. Raconter nos malheurs au moment où nous commençons à ne plus les sentir, c’est une manière agréable entre toutes de prendre congé de notre mélancolie. Osman raconta donc, mais en peu de mots (car les Orientaux n’entretiennent guère les étrangers de leurs affaires de famille), comment la fatalité s’était appesantie sur sa maison ; il passa sous silence l’épisode d’Oswald, et il eut le talent d’arriver à la fin de son récit en paraissant moins ému que son auditeur.

À partir de ce jour, la maison du pacha devint la maison d’Osman ; sa santé fut bientôt rétablie. Le bey ne parut plus qu’à de longs intervalles dans son propre harem. Maléka se félicitait de le voir rendu à une existence qu’elle jugeait préférable pour lui à celle qu’il avait menée jusque-là. Zobeïdeh n’osait pas s’en plaindre, puisque Osman paraissait heureux.

La protection du pacha ne se borna pas à de bonnes, mais vaines paroles. Chargé de l’administration de l’une des branches de l’industrie nationale, ce fonctionnaire remplissait sa tâche à l’aide d’un conseil ou divan dont les membres étaient nommés par le chef de l’état. Il pouvait créer autant de secrétaires qu’il le voulait, pourvu qu’il trouvât le moyen de les rétribuer sans grossir le budget officiel de son administration. Notre bey, qui n’avait pas besoin de gros émolumens, accepta une place de secrétaire du divan moyennant laquelle il se trouvait chargé de certaines missions de surveillance et d’inspection qui pouvaient lui rapporter plus d’argent qu’il ne se souciait d’en gagner. Ce n’était d’ailleurs qu’une pierre d’attente, car le pacha lui avait promis de le faire nommer à la première place de caïmacan qui deviendrait vacante dans l’un des sandjiaks dépendant d’un pacha de ses amis.

Mais ce n’est pas tout encore. L’excellent homme possédait assez de sagacité et beaucoup d’expérience. Il ne tarda pas à découvrir que la bonne humeur d’Osman se voilait chaque fois qu’il était question de son intérieur. — Il a perdu deux femmes qu’il aimait, se dit-il ; le bey ne sera complètement consolé que par une troisième. — Et là-dessus le haut fonctionnaire se mit à réfléchir. Son pourvoyeur, son kiajix lui avait acheté quelques mois auparavant une magnifique Géorgienne d’une beauté vraiment incomparable. Il ne possédait qu’une seule femme légitime, maîtresse femme s’il en fut, qui fermait toujours les yeux sur les amourettes passagères de son époux, à la condition qu’il ne lui donnerait pas de rivale sérieuse, c’est-à-dire de moitié. À la vue de sa splendide acquisition, le pacha s’était donc préparé à en jouir paisiblement jusqu’au jour où son caprice se porterait ailleurs, se bornant à prier le prophète de ne pas lui envoyer par l’intermédiaire de sa concubine un enfant mâle dont il eût fallu épouser la mère. C’était là un véritable danger, mais y a-t-il un point sur ce globe où il soit possible de satisfaire toutes ses passions sans courir aucun risque ? D’ailleurs notre pacha avait eu tant de concubines qui ne lui avaient jamais donné d’enfans, qu’il s’était accoutumé à confondre les idées de concubinage et de stérilité, s’étonnant seulement de la nombreuse postérité de ses amis et de ses parens. Cette fois encore le prophète lui vint en aide ; mais d’autres inconvéniens se présentèrent pour la première fois dans ce harem, jusqu’alors si paisible et si joyeux. La discorde, les orages, les cris, les pleurs, les combats même, firent irruption. Tous les efforts du pacha pour rétablir la paix et l’harmonie entre ses bien-aimées échouèrent, et sa légitime épouse finit par lui mettre le marché à la main. Elle lui laissait le choix entre sa Géorgienne ou elle-même, accompagnée d’autant de concubines qu’il lui plairait d’en avoir, moins celle-là.

Le pacha fut d’abord tenté de s’en tenir au premier lot, car il était légèrement fatigué de sa longue constance, et la Géorgienne lui plaisait fort ; mais il revint bientôt à de meilleurs sentimens. C’était un véritable Turc pur sang. Cette femme n’avait-elle pas vieilli à ses côtés ? Ses beaux enfans, dont il était si fier, de qui lui venaient-ils ? Que de joies et que de peines, que de fatigues et de dangers n’avait-elle pas partagés avec lui ! Sa vie tout entière sembla se dérouler devant ses yeux en un moment, et il sentit, non sans surprise, mais avec un secret plaisir, la force des liens qui l’attachaient à sa compagne. Il ne céda pas entièrement, mais il s’engageait à corriger l’humeur de la Géorgienne ou à s’en débarrasser, et l’épouse prudente, qui connaissait l’indomptable orgueil de sa rivale, parut à peu près satisfaite. Aux reproches que lui adressa le pacha, l’orgueilleuse favorite répondit par une proposition analogue, quant au fond du moins, à celle de la légitime épouse : — Elle ou moi. — Au grand ébahissement de la Géorgienne, l’excellent pacha répondit tout simplement qu’ainsi pressé, il choisirait sa vieille compagne, et qu’il n’empoisonnerait pas la fin d’une existence qui s’était écoulée tout entière sous la protection de son amour. La Géorgienne éleva jusqu’aux nues la grandeur de pareils sentimens ; elle déplora ironiquement son importune jeunesse, qui ne lui permettait pas de conserver la faveur du pacha, et se montra disposée à chercher fortune ailleurs, pourvu que son excellence voulût bien la vendre à un maître plus indulgent pour ses pauvres dix-sept ans. Je connais plus d’un Occidental qui eût fait payer plus ou moins cher à sa vieille épouse le tort de lui avoir attiré ce langage ; mais n’ai-je pas dit bien des fois que les Turcs sont les moins vaniteux, de tous les hommes ? Que l’on me permette de répéter que ce défaut absolu de vanité est quelque chose de fort aimable, et la vieille épouse de mon pacha partagea sans doute cet avis.

Ce fut précisément à la suite de cet entretien que le pacha découvrit le seul remède propre à triompher de la mélancolie d’Osman. Il en parla aussitôt à Osman lui-même, et la journée n’était pas terminée que la belle esclave était devenue, à la satisfaction générale, la fiancée du jeune bey. Nafizé la Géorgienne passait du harem d’un pacha à celui d’un dignitaire de second ordre ; mais elle montait aussi du rang d’esclave à celui d’épouse et de maîtresse. Le pacha se félicitait d’avoir rétabli la paix sous son toit ; la grande madame (c’est ainsi qu’on désigne l’épouse en titre) se voyait débarrassée d’un démon qui était à la fois sa rivale et son ennemie, et Osman, qui avait pris sa propre famille en aversion, se sentait renaître à cette vie d’amour facile qui lui convenait si fort.

Le pacha fit bien les choses, et sa femme l’y aida généreusement. Nafizé fut livrée à Osman comme la fille adoptive de son protecteur, titre qui lui assurait un rang convenable parmi les autres femmes du nouvel époux. Elle arriva dans la demeure du bey précédée et suivie de meubles, d’étoffes, de bijoux dignes de la position qui lui était faite, et en contemplant tant de beauté unie à tant de richesse et de grandeur, Maléka crut le règne de Zobeïdeh à jamais terminé. Zobeïdeh, de son côté, s’abandonna d’abord à un violent désespoir, qu’elle parvint pourtant à cacher à son époux, aidée en cela par cet époux même, qui, à dire vrai, ne l’observa pas de trop près. Il était alors dans tout l’enivrement d’une aveugle passion. Jamais beauté si parfaite, si éblouissante, si gracieuse et si piquante n’avait resplendi sur sa vie. Nafizé était une vraie Géorgienne. Rien ne lui manquait de ce qui distingue cette belle race caucasienne de toutes les autres qui en descendent à travers mille croisemens : ni la majesté de la taille, ni la richesse des formes, ni l’abondance d’une chevelure lustrée, ni la fraîcheur éblouissante du teint, ni l’antique harmonie des traits. Nafizé cependant possédait mieux que sa beauté : elle avait des talens acquis, l’intelligence du parti qu’elle pourrait tirer de ses avantages, et ces habitudes d’élégance, de luxe et de politesse que l’on acquiert d’ordinaire dans le commerce des grands. Osman n’avait aimé ni connu jusque-là que des esclaves ; Zobeïdeh elle-même et Maléka avaient été achetées pour lui par sa mère. C’est lui qui leur distribuait le bien-être, l’autorité et la considération, et dans ces femmes pour ainsi dire créées par son bon plaisir, Osman n’avait jamais reconnu des êtres semblables à lui, ayant une existence propre ni le droit d’en avoir une ; jamais il n’avait senti l’opportunité de se contraindre pour plaire à des êtres qui n’étaient tout au plus qu’un reflet de sa propre personne, et dont toute l’existence reposait sur sa volonté. Il en était autrement de Nafizé : avant de connaître Osman, celle-ci existait avec tous ses charmes et dans la position que ses charmes lui avaient faite. Elle était venue volontairement à lui, elle avait associé son existence à la sienne, et si elle conservait avec lui l’humilité de manières commandée à la femme musulmane par l’étiquette et par la loi, Osman ne pouvait pas oublier que, dans le contrat de mariage dicté par le pacha, les intérêts de Nafizé avaient été sauvegardés contre tous les accidens de l’avenir, tels que l’inconstance du mari, le mécontentement de la femme, l’incompatibilité des humeurs, etc. Osman n’ignorait pas d’ailleurs que si Nafizé avait quitté le harem de son protecteur en qualité de fille même du pacha, ce n’était pas sous ce titre qu’elle y avait vécu, et il se disait que le jour où elle regretterait de lui appartenir serait pour lui au moins aussi coûteux que pénible ; mais cette contrainte, ces inquiétudes, qui ne laissaient pas de le préoccuper, ajoutaient encore aux séductions de Nafizé l’incertitude sur la durée du bonheur présent et la crainte de le perdre un jour par sa propre faute ou autrement. Quelques années plus tard, ces doutes et la contrainte qu’ils lui imposaient l’eussent rebuté, et Osman fût aussitôt retourné à ses esclaves, auxquelles il était sûr de plaire, tout en s’abandonnant au laisser aller le plus complet. Alors le bey était jeune : la nouveauté même de cette situation le charmait, et il prit de bonne grâce avec Nafizé le ton d’un amant, oubliant tout à fait le langage du maître, qu’il réservait exclusivement pour Zobeïdeh et Maléka. Nafizé suivit son exemple, et, tout en gardant envers ses doyennes d’âge et de position l’attitude la plus convenable, elle ne laissait pas échapper une occasion de leur faire sentir la supériorité de ses charmes et de son mérite, et le secret mépris qu’elles lui inspiraient. Nafizé était fort adroite ; les coups qu’elle lançait à ses rivales portaient tous et causaient de mortelles blessures. Zobeïdeh s’était juré à elle-même de tout souffrir sans montrer de ressentiment, et de se venger lorsque la patience ne serait plus possible. Hélas ! le crime avait laissé dans son cœur des traces profondes, la pensée du meurtre lui était devenue familière. Maléka n’exerçait plus qu’un faible empire sur cette âme obscurcie, et ce reste d’influence qu’elle eût pu conserver ou même accroître, elle ne se sentait plus la force d’en faire usage depuis le moment fatal qui lui avait tout appris. Ces deux femmes s’aimaient encore, si l’on peut donner le nom d’amitié à ce penchant involontaire que Zobeïdeh avait toujours éprouvé pour Maléka, et à ce mélange de pitié, d’horreur et de crainte qu’elle lui inspirait. Ces sentimens, quels qu’ils fussent, existaient toujours ; mais ni l’une ni l’autre n’osait plus les avouer. Maléka avait sans cesse présente l’image de la pauvre Ombrelle, telle qu’elle l’avait trouvée le poignard dans le sein, et Zobeïdeh de son côté se sentait soupçonnée par Maléka. Elle ne craignait pas ses révélations, mais elle se sentait blâmée en même temps que devinée, et elle en souffrait cruellement.

Le harem était de nouveau partagé en groupes ennemis : d’une part, Osman et Nafizé au comble du bonheur, n’échangeant que de tendres discours ; de l’autre, les deux femmes délaissées, souffrant de leur abandon, et n’entrevoyant dans l’avenir que des jours de tristesse de deuil peut-être. Les deux partis n’entretenaient ensemble que le moins de rapports possible ; mais, lorsque le hasard ou la nécessité les rapprochait, ils en profitaient pour se harceler réciproquement et à mots couverts. Nafizé n’avait au fond aucun amour pour Osman : elle se savait adorée par lui, et sa vanité s’accommodait de cette adoration, qui lui assurait d’ailleurs l’impunité, quelle que fût sa conduite envers ses rivales.

La grossesse de Nafizé ne fut pas saluée par les deux époux avec autant d’enthousiasme qu’on aurait pu s’y attendre. Nafizé ne croyait pas avoir besoin de ce nouveau lien pour enchaîner Osman, tandis qu’Osman prévoyait avec peine, et je dirais presque avec jalousie, qu’un autre objet occuperait bientôt les pensées et le cœur de son épouse adorée. À mesure d’ailleurs que la grossesse avançait, la santé de la Géorgienne exigeait des soins plus minutieux. Nafizé, qui n’avait jamais été malade, éprouvait de vraies souffrances, et s’en alarmait autant qu’elle s’en courrouçait. Ses esclaves ne savaient plus comment satisfaire les impérieux caprices de leur jeune maîtresse ; rien de ce qu’elles faisaient pour lui plaire n’était bien fait. Les mets les plus délicats étaient repoussés avec dégoût et colère ; les soins les plus irréprochables apportés à sa toilette n’avaient d’autre effet, disait-elle, que de l’enlaidir, et ses femmes s’y appliquaient pour contenter la jalouse envie de leurs vieilles maîtresses. Le harem était devenu un enfer, et ce n’était qu’en présence d’Osman que Nafizé retrouvait un peu de sa bonne humeur, de sa piquante vivacité d’autrefois.

Une circonstance malheureuse vint mettre le comble au mécontentement général. Depuis que Nafizé était grosse, elle s’avouait nerveuse, et se donnait libre carrière pour exiger de tous ceux qui l’entouraient les sacrifices les plus pénibles. La vue des enfans et le bruit de leurs jeux ne trouvèrent pas grâce auprès de la future mère : elle déclara ne pouvoir supporter ni leurs éclats de voix, ni leur agitation, et, après avoir infligé à ces innocens objets de sa capricieuse aversion des châtimens aussi rudes qu’inutiles, elle exigea d’Osman qu’ils fussent éloignés du harem au moins jusqu’après ses couches et son parfait rétablissement.

Zobeïdeh cependant, depuis l’entrée de la Géorgienne sous le toit du bey, ne s’occupait que des moyens d’assurer sa vengeance sans dépendre de la douteuse fidélité de ses complices. Lettrée comme elle l’était devenue, lisant couramment non-seulement le turc, mais l’arabe, elle avait réussi à se procurer d’anciens traités de médecine, de chimie et de botanique. Elle ne faisait aucun mystère de ses études, qu’elle expliquait par le besoin de se distraire des chagrins sans cesse renouvelés que lui causait l’humeur volage de son mari. Le terrain inculte qui, sous le titre ambitieux de jardin, entourait la partie de la maison d’Osman réservée aux femmes avait été récemment partagé en carrés soigneusement dessinés, autour desquels s’élevaient de singuliers arbustes et s’épanouissaient des fleurs inconnues, les unes pâles et sombres, les autres panachées de couleurs éclatantes, et exhalant pour la plupart une odeur acre et vertigineuse. Zobeïdeh s’amusait aussi à faire quelques expériences de chimie, et seule dans le harem elle connaissait les noms et les propriétés des substances qu’elle employait. Rien de plus innocent d’ailleurs que ces expériences : changer la couleur d’une étoffe, enlever une tache, hâter le développement ou la floraison d’une plante, conserver à une fleur placée dans un vase la même fraîcheur qu’elle avait sur pied, adoucir l’humeur farouche d’un animal domestique, faire chanter un oiseau silencieux ou rendre muet l’emplumé le plus bavard, faire éclore des œufs sans couveuse, faire apparaître des figures bizarres et étincelantes dans une bouteille remplie d’eau, donner aux objets les plus fragiles la densité et la solidité de la pierre, tels étaient les jeux auxquels se livrait Zobeïdeh, au grand bonheur des enfans. Toutefois ces occupations innocentes ne remplissaient pas seules ses loisirs ; il y avait des jours où la Circassienne se retirait dans une chambre presque entièrement fermée à la lumière. Elle se plaignait de sa santé, repoussait tous les soins, et envoyait quérir tel santon renommé pour ses miracles et ses vertus, auquel Osman avait accordé l’accès du harem dans l’espoir de faire cesser les causes de ce mal inconnu. Enfermée avec le saint homme, Zobeïdeh lui adressait questions sur questions au sujet du bien et du mal, sur Dieu et sur son ennemi, sur la colère divine et sur les moyens de la conjurer, et, docile aux enseignemens de ce conseiller, elle s’infligeait secrètement des peines sévères, martyrisait son corps, et croyait délivrer ainsi son âme des liens de Satan. Puis, au sortir de ces rudes pénitences, elle reprenait ses études et ses expériences avec une nouvelle énergie, satisfaite de s’être punie, et disposée à se châtier de même, si de nouveaux crimes venaient peser sur sa conscience.

À mesure que la grossesse de Nafizé approchait de son terme, ces alternatives d’activité infatigable et d’abattement désespéré se multipliaient chez sa rivale ; sa pâleur presque livide trahissait de cruelles souffrances physiques, tandis qu’à l’éclair triomphant qui jaillissait parfois de sa prunelle, on eût dit qu’elle entrevoyait dans un avenir prochain un bonheur longtemps désiré, une victoire complète, une joie infinie. Le moment attendu avec impatience par toute la population du harem arriva enfin. Nafizé, dont les fantaisies pendant sa grossesse avaient été souvent des plus déraisonnables, fut prise par les douleurs de l’enfantement, qu’elle supporta sans patience ni courage. Osman, troublé par le douloureux spectacle des souffrances de sa bien-aimée, avait complètement perdu la tête. Le fait est que Nafizé était fort mal, et qu’un chirurgien lui eût été d’un grand secours. Maléka l’insinua timidement, et peut-être que, troublé comme il l’était, Osman eût consenti à suivre ce conseil ; mais Zobeïdeh répéta le mot chirurgien avec un accent d’horreur qui fit rentrer Osman en lui-même. Le bey, strict observateur du décorum, sentit confusément qu’il avait été sur le point de commettre un acte des plus répréhensibles. Se bornant à secouer la tête en regardant Maléka, il demeura en contemplation devant Nafizé, et ne fit appeler personne. Nafizé fut donc livrée aux soins de la plus vieille parmi les esclaves grecques appartenant à Osman-Bey, et qui, jouissant d’un grand renom de science et d’habileté, remplissait d’ordinaire dans la famille l’office de médecin, de chirurgien, de garde-malade et même d’apothicaire. C’était précisément la femme qui avait aidé Zobeïdeh dans son premier crime, et qui depuis lui avait fourni les livres, drogues et graines dont elle avait eu besoin pour ses travaux. Zobeïdeh ne lui avait fait aucune nouvelle confidence ; mais une confidence était-elle nécessaire en pareil cas ? À peine l’esclave eut-elle été appelée auprès de Nafizé, qu’elle lança un rayon de son œil gris et couvert sur Zobeïdeh ; celle-ci ne fit qu’un léger mouvement de tête, et tout fut dit.

J’abrégerai de pénibles détails. À peine délivrée, la Géorgienne tomba évanouie, et, en la voyant ainsi pâle et sans mouvement, on eût pu la croire, morte ; mais elle ne l’était pas encore, puisque la vieille esclave ne la quittait pas. Elle s’appliquait sans doute à la rappeler à la vie, et elle y réussit, ou plutôt ce fut la violence des douleurs qui ne lui accorda pas le répit d’un long évanouissement. L’enfant était né, mais la mère se mourait. L’esclave lui fit boire quelques gouttes de café, l’élixir de vie des Orientaux. Dès qu’elle les eut avalées, elle demanda de la glace, et malgré les remontrances de tous ceux qui l’entouraient, peut-être même à cause de ces remontrances, elle insista avec une si irrésistible énergie, qu’Osman prit le parti de la satisfaire. Ce fut Zobeïdeh qui présenta la boisson glacée à la malade, en la suppliant toutefois de ne pas y toucher. Avec sa docilité accoutumée, Nafizé haussa les épaules, arracha la tasse des mains de Zobeïdeh, et avala d’un seul coup tout ce qu’elle contenait. Celui qui eût remarqué en ce moment le faible sourire qui plissa passagèrement la lèvre de Zobeïdeh se fût senti mal à l’aise ; mais personne alors n’avait le temps de faire de pareilles remarques. Tous les yeux étaient fixés sur Nafizé, dont le visage subit une effrayante et soudaine transformation. Elle pâlit affreusement, ses yeux se couvrirent de ce voile sans transparence qui annonce la mort, et ses traits reçurent tout à coup l’empreinte d’une imminente dissolution. Elle promena lentement son regard éteint autour d’elle, et l’arrêtant enfin sur Maléka, elle dit : — Mon enfant… — Lorsque Maléka lui eut remis sa petite fille entre les mains, une expression de douceur et de tendresse toute nouvelle vint donner un charme singulier à cette beauté mourante. Deux larmes tombèrent des yeux de la mère et coulèrent le long des joues de l’enfant, comme si elles étaient sorties de ses yeux encore fermés. Peut-être l’idée en vint-elle à Nafizé, car elle dit à plusieurs reprisés et à voix basse : Pauvre petite ! qui donc t’aimera ? — Moi, moi, s’écrièrent vingt voix ; mais Nafizé ne pouvait prendre de pareilles protestations au sérieux. Elle secoua la tête, leva les yeux sur Maléka et lui dit : Vous… Puis à ce moment une douleur plus atroce la saisit : elle se renversa en arrière, poussa un long gémissement et expira. Maléka s’approcha aussitôt du pauvre bey, le prit par la main, et l’entraîna sans trop de peine dans une autre chambre, car il était comme étourdi du coup qui le frappait, et il ne se rendait pas encore compte de ce qui se passait autour de lui.

Osman fut inconsolable pendant trois semaines, et crut de bonne foi qu’il le serait jusqu’à son dernier jour. Dans le courant de la quatrième semaine, il s’aperçut à son grand étonnement qu’il passait devant la chambre où Nafizé était morte sans tomber en syncope ni éclater en sanglots. Il pénétra dans la chambre même, s’assit à l’endroit où Nafizé avait rendu le dernier soupir, se retraça tous les détails de l’horrible scène, et demeura parfaitement tranquille, un peu mélancolique, si l’on veut, mais non désespéré. Osman sentit néanmoins, sans trop s’en rendre compte, qu’un peu de distraction viendrait à propos. — Il était temps, se disait-il, de rentrer dans le monde, où il pourrait pleurer inaperçu, sans imposer sa tristesse à sa famille. — Et il rentra dans le monde en effet ; seulement il n’y pleura pas du tout.

Ce qui lui resta de ses regrets, ce fut une invincible aversion pour l’innocente cause de sa douleur, pour la petite orpheline que sa bien-aimée lui avait laissée. Et pourtant elle ressemblait à sa mère ; mais Osman-Bey n’avait pas le regard assez pénétrant pour retrouver dans une petite fille de quelques semaines la beauté majestueuse d’une Hébé très développée de Géorgie. La ressemblance de la petite Zéthé avec sa Nafizé n’existait donc pas pour lui, et il continuait à regarder la pauvre petite comme la bête de proie qui lui avait arraché sa blanche brebis. C’était plus commode que de rechercher les causes cachées de cette mort soudaine.

Exilée de la présence paternelle, l’enfant délaissée ne manquait pas cependant de soins affectueux. Maléka se sentait engagée par la recommandation de la mourante, comme elle l’eût été par une promesse, à la remplacer auprès de Zéthé ; mais elle s’aperçut bientôt qu’elle avait été devancée auprès de la petite fille par Zobeïdeh elle-même. J’ai dit ailleurs que la Circassienne exerçait un singulier prestige sur les enfans, qui la craignaient et qui l’aimaient en même temps avec passion. Sans être envers eux ni indulgente, ni d’humeur égale, Zobeïdeh avait pour les enfans qui ne lui appartenaient pas un amour plus capricieux peut-être, mais aussi plus vif, plus démonstratif, et je dirais volontiers plus tendre que pour les siens mêmes. C’est ainsi qu’elle aimait les enfans de Maléka, et c’est ainsi, mais avec encore plus d’élan, qu’elle aima la petite fille de Nafizé. La mère mourante ne lui avait pas adressé d’appel ; bien plus, elle n’avait permis qu’à Maléka de toucher à sa fille, et, Zobeïdeh s’en étant approchée un instant, elle avait poussé un cri d’effroi, de détresse si expressif, que celle-ci s’était arrêtée tout court. Trouvait-elle maintenant une étrange satisfaction à braver ces terreurs, cette interdiction que la tombe avait rendues muettes ? Cédait-elle vis-à-vis de la fille de Nafizé à l’attrait de cette rare beauté qu’elle n’avait pu que détester dans la mère ? ou bien enfin était-elle heureuse de reconnaître dans son cœur un sentiment de générosité et de justice, et éprouvait-elle un certain soulagement à rendre à l’enfant les soins et l’amour maternels qu’elle lui avait enlevés ? Quoi qu’il en soit, la petite Zéthé trouva dans Zobeïdeh une affection profonde et sincère, que son jeune cœur ne tarda pas à payer de retour.

Revenons à Osman, qui, en quête de distractions mondaines, s’était empressé de rendre visite au pacha son protecteur. Un mécompte l’attendait chez le haut personnage. Pendant qu’il s’oubliait dans la vie domestique, un jeune homme d’une figure agréable, prétendant à la double dignité de favori et de secrétaire émérite du pacha, s’était insinué dans les bonnes grâces du maître. Celui-ci, éclairé par les observations de son nouveau confident, n’avait pas tardé à remarquer qu’il était difficile d’espérer un concours actif d’un serviteur tel qu’Osman, dont le harem, ravagé par des causes mystérieuses, absorbait la sollicitude. Quand le bey sortit de ses manteaux de deuil, et qu’il reparut chez son patron, celui-ci trouvait le service assidu et la société amusante du nouvel employé de beaucoup préférable au service et à la société de cet affligé perpétuel dont la seule présence éveillait des idées de mort. Aussi ne lui offrit-il pas de reprendre sa place auprès de lui, et s’arrangea-t-il de façon à lui faire comprendre qu’elle était occupée. Osman ne prolongea pas sa visite, et se retira découragé.

Que lui restait-il ? L’ambition pouvait seule le distraire de l’amour, et la carrière où il avait espéré trouver l’oubli de ses infortunes domestiques se fermait devant lui. L’amour d’ailleurs, l’amour sérieux et profond, Osman pouvait-il encore le ressentir ? Il fallait à ce cœur malade le changement, la variété, l’inconnu. Il lui fallait des maîtresses, c’est-à-dire des femmes que l’on prend et que l’on quitte selon la fantaisie du moment. Une voix secrète disait à Osman que sa vie était perdue, et en quittant le capricieux pacha, il n’était plus soutenu contre l’abattement que par le dépit. Misérable et fragile appui ! Sa bonne étoile voulut qu’il rencontrât dans la rue un ami de sa famille, celui-là même qui l’avait ramené chez son ancien protecteur lorsque ses premiers malheurs domestiques et les conseils de Maléka avaient donné l’éveil à son ambition. L’ami remarqua aussitôt le changement survenu dans le maintien et dans l’aspect du bey, et il lui en demanda la cause avec empressement et intérêt. Osman était trop irrité pour ne pas être bavard ; aussi les deux amis s’assirent devant un café, se firent apporter des pipes, et s’adressèrent de mutuelles confidences. Celles de l’ami ne peuvent intéresser le lecteur, et celles d’Osman lui ont été faites dans le plus grand détail ; je me bornerai donc à lui communiquer l’avis ouvert par l’effendi, et auquel Osman se rangea sans difficulté. Osman ne pouvait ni renoncer à la carrière politique, ni prétendre y faire un pas sans protecteur ; il ne pouvait non plus oublier les femmes qu’il avait perdues qu’en les remplaçant au moins par un objet nouveau, et il était temps de faire un choix qui lui apportât non-seulement de l’agrément, mais des avantages. L’effendi connaissait des pachas de toutes les couleurs, et il était également bien vu des membres des partis les plus opposés. Il avait dîné la veille avec l’ennemi le plus acharné du premier protecteur d’Osman, et la conversation étant tombée précisément sur le bey, le pacha s’était étendu sur le mérite d’Osman et sur le bonheur qu’avait son rival de posséder un semblable serviteur. Il avait ajouté que de pareilles bonnes fortunes ne tombaient jamais que sur des hommes incapables de les apprécier, par conséquent indignes de les garder. L’effendi proposa donc à Osman de le conduire sans délai chez ce nouveau patron. Il se repentait, disait-il, de n’avoir pas mieux arrangé ses affaires lorsqu’il l’avait amené chez le maître de Nafizé. Il n’aurait pas dû lui laisser épouser l’esclave du pacha. Non vraiment, ce mariage n’était pas convenable. On ne fait épouser son esclave qu’à un subalterne ! Le padishah, le satarazan, le président du tanzimat, le ministre de la guerre où le grand amiral, tous ces grands personnages peuvent se permettre sans doute de donner une de leurs esclaves à un jeune homme de bonne maison et riche ; mais un petit pacha à deux queues tout au plus !… Non, il ne comprenait pas comment, lui, effendi d’un certain âge et fort au courant des règles sociales, il avait pu fermer les yeux sur une pareille inconvenance. — L’effendi oubliait que cette inconvenance lui avait valu un présent assez considérable du pacha protecteur, un autre plus considérable encore de sa grande madame, et, ce qui mérite une observation particulière, un troisième de la main d’Osman lui-même. — Cette fois on ferait mieux les choses. Le nouveau protecteur était un pacha complet ; il possédait en outre quatre filles, et il serait charmé de donner l’une d’elles en mariage à Osman ; il lui donnerait avec la même facilité une véritable place, non pas une place de surnuméraire, comme avait fait le premier, mais une place rétribuée, et qui lui vaudrait des missions intéressantes et lucratives. Si Osman y consentait, il fallait ne pas perdre de temps, entrer sur l’heure en campagne, se venger du petit protecteur, se lancer dans la vie publique et remplacer la défunte. Osman, qui ne savait que faire ni de sa personne, ni de son temps, n’eut garde de refuser, et le secrétaire disgracié fut le jour même enrôlé sous une nouvelle bannière. L’affaire du mariage fut menée grand train. Moins de quinze jours après cette première sortie, le bey ramenait une nouvelle femme dans son harem, si souvent visité par la mort. C’était la fille puînée du grand pacha, la jeune Ibrahima, âgée de treize ans.

La fille du pacha n’était pas belle, mais ses treize ans la paraient d’un certain prestige. Petite, grassouillette, avec de grands yeux de couleur indécise, un petit nez retroussé, un peu trop large du bout, mais pouvant s’amender, un teint naturellement uni, d’assez belles dents, de très jolies mains et de très petits pieds, des masses de cheveux d’une couleur orangée fort singulière, — telle était Ibrahima, le sixième objet de l’amour d’Osman. Telle au moins, à l’exception de la couleur orangée des cheveux, l’avait faite la nature ; mais sa mère, ses sœurs, ses servantes, ses amies, elle-même enfin, avaient si bien brodé sur ce canevas, qu’on n’en discernait plus les traits primitifs sans un examen des plus rigoureux. Ibrahima tenait beaucoup d’ailleurs à paraître imposante par sa taille et par son maintien. Pour y parvenir, elle n’avait rien imaginé de mieux que de s’envelopper dans des couches infinies d’étoffes lourdes et raides, qui, taillées en robes, en pantalons, en écharpes, en voiles de toute espèce, l’accablaient de leur poids, et donnaient à la pauvre petite créature un aspect et une démarche des plus lisibles. Son caractère n’était ni mieux fait ni plus agréable que sa personne. Capricieuse, hautaine, vaniteuse, maussade, elle avait tous les défauts de Nafizé sans avoir une seule de ses grâces ni de ses mérites. Nafizé savait se contraindre, et réservait ses boutades pour les personnes de son sexe ; elle avait de l’esprit, et savait plaire par d’autres moyens que par sa beauté. Ce n’était pas un excès de franchise qui empêchait Ibrahima de cacher ses imperfections, mais bien plutôt un excès d’orgueil : Ibrahima se croyait irréprochable. Elle n’avait avec Nafizé qu’un seul point de ressemblance : ni l’une ni l’autre n’avait le moindre penchant ni la moindre affection pour Osman.

Quoique peu faite pour remplacer la belle Géorgienne dans le cœur d’Osman, Ibrahima s’y établit bien plus avant que personne n’y avait encore été. Jamais Nafizé n’obtint de son époux l’admiration exclusive qu’il mit aux pieds de cette grotesque poupée. Les habitantes du harem étaient plongées dans l’étonnement et le dépit ; Ibrahima les grondait, les maltraitait, les égratignait, les injuriait, et le tout en présence du bey, qui n’avait jamais pour sa fantasque épouse une parole de blâme.

Ibrahima devait-elle échapper au sort d’Ada, d’Ombrelle, de Nafizé ? C’était peu vraisemblable, surtout depuis que Zobeïdeh avait vu son mari opposer une si étrange insouciance aux coups qu’elle frappait. Cette insouciance semblait défier la Circassienne ; mais elle acceptait le défi, et ne désespérait pas d’arriver enfin à régner seule dans ce cœur éprouvé par tant de pertes. Disposant de moyens variés et puissans, elle savait que la population du harem ne vivait que par sa permission, et cette certitude même la rendait patiente. Elle éprouvait même de temps à autre quelques velléités de clémence Elle laissa vivre pendant deux ans la nouvelle rivale dont elle eût pu se délivrer en quelques minutes. Pendant ces deux années, plus d’une fois, en voyant Ibrahima si disgracieuse et si maladroite, Zobeïdeh fut presque tentée d’attendre le moment où, le charme de la nouveauté s’étant évanoui, le bey verrait cette ridicule personne sous son véritable jour. Peut-être son criminel délire se fût-il assoupi dans cette attente indéterminée, peut-être cette pensée même était-elle un symptôme de l’apaisement de ces passions jusque-là si terribles, et qui touchaient à leur déclin. Ce fut Ibrahima elle-même qui la troubla dans ces dispositions pacifiques, et qui courut en quelque sorte au-devant de sa fatale destinée.

La nouvelle femme d’Osman ne cessait de se plaindre à son mari de ses compagnes. À l’en croire, Maléka et Zobeïdeh étaient pour elle d’odieuses persécutrices. Osman avait-il donc oublié l’inaltérable douceur de Maléka, et ne voyait-il pas le calme dédaigneux que Zobeïdeh opposait aux impertinences d’Ibrahima ? car Zobeïdeh ne s’abandonnait plus à l’emportement de la colère depuis qu’elle avait appris à se venger. C’est l’impuissance d’agir qui amène les mots amers sur les lèvres des offensés. À mesure que le cœur de Zobeïdeh s’était corrompu, son caractère s’était amendé, et cela est arrivé à bien d’autres. Osman par malheur était incapable de mettre en doute la véracité d’Ibrahima ; aussi, prenant un jour son courage à deux mains, résolut-il d’adresser aux deux prétendues coupables de vertes réprimandes. Il commença par Maléka, et lui parla non sans embarras, mais avec vivacité. Maléka reçut ces injustes reproches avec une douceur et une humilité mêlées d’un peu de malice. On voyait qu’elle éprouvait pour Osman beaucoup plus de pitié que de ressentiment. Celui-ci le comprit, et finit par s’excuser. Vint ensuite le tour de Zobeïdeh. Osman parla longtemps sans recevoir de réponse et sans regarder Zobeïdeh, comme font ceux qui ont résolu de dire ce qui n’a pas le sens commun et ce qui doit être trouvé tel par leur auditoire. Il n’était pourtant pas au bout de son discours qu’inquiet du silence prolongé de Zobeïdeh, puis attiré par une force que j’appellerais volontiers magnétique, il tourna malgré lui les yeux vers la Circassienne, et il s’arrêta court. Le regard que Zobeïdeh fixait sur lui était si étrange, si terne, si profond, qu’il se sentit glacé. — Pourquoi me regardes-tu ainsi ? lui dit-il. — Moi, seigneur ? Je vous écoute. — Osman changea de conversation et ne revint plus sur ce sujet ; mais, à partir de ce jour, il fut de mauvaise humeur et il bouda. À partir de ce jour aussi, le sort d’Ibrahima fut décidé. Sa santé s’altéra, et elle dépérit avec une rapidité effrayante. Elle devint grosse, et pour la fille du pacha comme pour la Géorgienne les premières joies de la maternité se confondirent avec les angoisses de la mort. À peine Ibrahima, qui, pendant sa grossesse, s’était montrée de plus en plus intraitable, avait-elle donné le jour à un être maladif, qu’elle-même fut prise d’étranges souffrances. Quelques jours de fièvre entrecoupée de délire et de stupeur, une contraction singulière des muscles, la chute soudaine de la chevelure et des sourcils,… ce fut tout : une tombe nouvelle s’était ouverte et refermée dans l’enclos du grand Champ-des-Morts réservé aux restes de la famille d’Osman.

Mystères inexplicables du cœur humain ! Nous avons vu Osman promptement consolé de la perte de sa belle, de son adorée Nafizé ; mon rôle d’historien véridique m’oblige à reconnaître que la mort de la laide Ibrahima le laissa inconsolable. Après tout, si sa douleur dépassa toute mesure, c’est qu’il fut convaincu dès lors qu’une sorte de fatalité pesait sur sa famille, et particulièrement sur les femmes qu’il aimait. La mort de Nafizé avait été si soudaine, causée par des accidens si simples et si connus, tout s’y était passé en sa présence et avec si peu de mystère, qu’Osman n’y avait pas reconnu la main terrible dont il avait tant de fois ressenti les coups ; mais le dépérissement sans motif apparent, la langueur et la mort d’Ibrahima réveillèrent son effroi superstitieux. Il se vit de nouveau condamné à voir disparaître tout ce qu’il aimait ; la mort même de Nafizé cessa de lui sembler naturelle. Il se rappela le regard terrible que Zobeïdeh avait fixé sur lui lorsqu’il lui reprochait ses mauvais procédés envers Ibrahima, et une sorte d’illumination intérieure lui montra la Circassienne telle qu’elle était réellement, armée tantôt du poignard qui avait frappé Ombrelle, tantôt du poison qui avait dévoré Ada, Nafizé et Ibrahima. Ces visions le troublaient pendant la nuit ; plus d’une fois il se crut près de devenir fou, et il comprit que, pour échapper à des tortures qui mettaient sa raison en péril, il ne lui restait que la fuite. Il n’eut plus alors d’autre pensée que de s’éloigner, au moins pour quelque temps, de cette maison funèbre, de cette épouse aux regards sinistres, de ce pays même dont l’air lui semblait mortel. Tantôt il raisonnait froidement ; il se rappelait une vieille légende turque, l’histoire d’une famille dont tous les membres succombaient victimes d’un mal inconnu. Enfin le dernier survivant, déjà fort malade, découvrait un oracle qui menaçait de mort toute la famille aussi longtemps que certain puits demeurerait ouvert. On s’était hâté de fermer ce puits malencontreux, et le mourant, étant revenu à la vie, avait mis au monde une postérité aussi nombreuse que bien portante. D’autres fois il était saisi d’un tremblement nerveux, entendait des voix qui ne parlaient que pour lui, apercevait des fantômes qu’il craignait de nommer. Zobeïdeh ne comprenait rien à l’état du malheureux bey ; elle le poursuivait de ses soins, de sa tendresse, affectant la douceur de l’agneau et la candeur de la colombe. Efforts inutiles ! Osman s’éloignait d’elle avec effroi, ou ne l’écoutait qu’avec une morne stupeur.

Le bey confia son désir de quitter Constantinople au grand pacha père d’Ibrahima. Celui-ci, plus attaché à Osman que son premier protecteur, entra dans les vues de son gendre ; il lui fit obtenir une place de caïmacan dans une province reculée de l’Asie-Mineure ; il garda le secret sur cette nomination, comme Osman l’en avait prié. Puisque c’était surtout pour échapper à Zobeïdeh qu’Osman se décidait à quitter Stamboul, il est inutile d’ajouter qu’il ne songea pas à la prendre pour compagne dans son voyage. Ce fut même avec des précautions infinies qu’il lui annonça son départ. Il ne pouvait se flatter de partir avec Maléka à l’insu de Zobeïdeh ; mais il tremblait de se voir exposé à ses violences, à son désespoir, et surtout à ses regards, si elle venait à découvrir que son projet était de la quitter pour longtemps. Il ne parla donc que d’une visite à l’un de ses parens établis dans l’Asie-Mineure. Il déclara qu’il ne pouvait emmener une aussi nombreuse famille chez son hôte, qu’il confiait les enfans aux soins de Zobeïdeh, et qu’il emmenait Maléka parce qu’elle était moins propre que sa compagne à gouverner le harem en son absence. Quoique ainsi présentée, l’idée de se séparer de son époux, ne fût-ce que pour quelques semaines, mit Zobeïdeh hors d’elle-même. En vain le supplia-t-elle de revenir sur cette cruelle résolution, de la garder auprès de lui, fût-ce comme une de ses esclaves. Elle jouerait bien son rôle. Qu’était-elle après tout ? Rien qu’une esclave. Elle le servirait, elle servirait Maléka, elle ne causerait ni embarras ni dépense à son parent. Osman fut inébranlable, le départ eut lieu, et Zobeïdeh demeura seule avec les enfans, les siens et ceux de ses rivales. Ces derniers étaient au nombre de cinq : trois de Maléka, la petite fille de Nafizé, et le petit Ahmed, fils d’Ibrahima. Elle-même en avait quatre.

Je demande ici à m’arrêter un moment, car je touche à la plus affreuse période de la vie que j’ai entrepris de raconter comme un témoignage trop significatif des causes de désordre et de crime qui tiennent à l’organisation même de la famille musulmane. Nous sommes des créatures singulièrement inexorables, nous autres descendans d’Adam et d’Eve ; nous ne consentons presque jamais à sortir de la place où Dieu nous a fait naître, pour juger les choses extérieures, selon le seul point de vue possible à ceux que la Providence a placés autrement que nous. Nous sommes soumis à des lois que nous connaissons, si admirablement conçues et rédigées qu’elles nous embrassent de toutes parts, et nous obligent à nous développer dans le sens, la mesure et les proportions du moule où nous entrons dès le berceau ; mais ce vêtement orthopédique n’a pas été distribué à tous les enfans du premier homme. La loi chrétienne est inconnue de la grande majorité du genre humain. La partie de cette loi qui est déposée par Dieu même dans le cœur des hommes : la pitié, l’amour, le respect pour la vérité, ce dévouement qui s’appelle courage, et que tout le monde admire, tout cela est souvent combattu, contredit, arraché violemment des cœurs par des lois qu’on dirait conçues dans une heure de folie et de délire, tant elles sont en opposition flagrante avec les instincts naturels de l’humanité. L’influence de ces lois, nous la connaissons, et il est des actes pourtant que nous jugeons presque toujours sans nous en préoccuper, le meurtre par exemple. Toute créature humaine qui verse le sang de son semblable en sachant ce qu’elle fait, quoi qu’elle dise, n’est pas chrétienne. La loi chrétienne ne prend-elle pas soin de rendre le meurtre impossible en nous ordonnant d’aimer nos ennemis ? Ne nous dit-elle pas : « La vengeance appartient au Seigneur ! Malheur à celui qui prétend l’usurper ! » Et quand elle défend à chacun de se charger de sa propre vengeance, elle ne l’autorise certes pas à venger son voisin ! Non, un cœur où la foi chrétienne a pénétré est inaccessible à tout sentiment haineux capable de conduire au meurtre ; mais combien y a-t-il de vrais chrétiens sur cette terre !

Zobeïdeh n’était pas chrétienne. L’eût-elle été, la lumière de la grâce aurait eu de rudes combats à livrer contre la violence de ses passions ; mais, je le répète, elle n’était pas chrétienne. Élevée uniquement pour plaire, douée de la faculté d’aimer avec entraînement et jusqu’à la fureur, son amour et son orgueil devaient lui rendre toute rivalité insupportable. L’infidélité de l’homme qu’elle aimait, du seul homme qu’elle pût aimer, puisqu’elle n’avait jamais connu que lui, était à ses yeux un affreux malheur, un impardonnable outrage, et elle ne savait pas que Dieu s’était expressément réservé le châtiment de toutes les offenses. Pourquoi donc eût-elle pardonné à ses rivales ? Par pitié ? Mais ses rivales avaient-elles pitié de ses tourmens jaloux ? ne prenaient-elles pas plaisir au contraire à étaler à ses yeux leur triomphe ? Zobeïdeh, il faut bien le dire, n’avait de pitié que pour l’être qu’elle aimait, lors même qu’il lui déchirait le cœur, et non-seulement elle ne conçut jamais le désir de se venger sur lui, mais lorsqu’elle se vengea en frappant ses maîtresses, elle ne négligea rien pour le consoler, pour le garantir contre les secousses trop vives de la douleur.

Lors de son entrée dans le harem d’Osman-Bey, Zobeïdeh n’était ni une intelligence obscurcie, ni un cœur corrompu, incapable de distinguer le bien et le mal : elle était femme, c’est-à-dire soumise au pouvoir de l’imagination et des nerfs plus encore qu’à celui du sang et des passions. La règle morale qui eût pu l’arrêter sur la pente du crime, elle l’ignorait. Les femmes de cette trempe trouvent parfois la vie insupportable lors même qu’elles sont placées dans des conditions apparentes de bien-être et de bonheur, et cela seulement parce que leurs nerfs leur causent des sensations semblables aux sensations physiques qui accompagnent le malheur, la douleur morale, le désespoir. Pour de telles femmes, les distractions sont nécessaires ; toute distraction est préférable à l’état dans lequel elles se trouvent, et c’est pourquoi nous voyons si souvent, même dans notre Europe civilisée par le christianisme, des femmes, heureuses en apparence, mépriser et jeter au loin leur bonheur pour se vouer à une pénible existence, à la pauvreté, au vice, au danger, quelquefois à la mort. Zobeïdeh en était arrivée là. Dans les périodes de tranquillité et de paix dont le harem d’Osman-Bey jouissait de temps à autre, la meurtrière se sentait comme possédée par un démon. Elle dissimulait ses tortures, elle se montrait calme et sereine, mais cette dissimulation même ajoutait encore à son supplice. Le silence du dehors lui était intolérable, car elle entendait alors distinctement les voix de ses victimes et de sa conscience ; les éclats de rire et les jeux des enfans prenaient des accens terribles à ses oreilles. Elle se demandait d’où lui venaient ces souffrances, et elle ne trouvait pas de réponse. L’étude eût pu lui apporter de salutaires distractions ; malheureusement ses études se rattachaient toutes à ses crimes, elles lui rappelaient constamment les meurtres commis, elles lui fournissaient même des moyens nouveaux pour en commettre d’autres.

Si Osman l’eût aimée, s’il fût revenu à elle, même passagèrement, peut-être un changement dans cette âme troublée se serait-il accompli ; mais, loin de revenir à Zobeïdeh lorsqu’il n’en était pas distrait par de capricieuses amours, Osman s’en éloignait de plus en plus. La douce et consolante société de Maléka n’était pas suffisante pour l’attirer là où il pouvait rencontrer Zobeïdeh. Non-seulement il n’éprouvait plus d’amour pour elle, mais il était aussi près de la haïr qu’un Turc peut être près de haïr une femme ; sa présence le mettait au supplice, et ce sentiment d’horreur, nous venons de le voir arriver à un tel degré, qu’il l’avait porté à rompre avec toutes ses habitudes pour se soustraire à l’épouvante que l’aspect seul de Zobeïdeh lui causait. Un Européen s’étonnera d’apprendre qu’un Turc se donne tant de peine pour échapper à une de ses femmes, à une recluse, à une prisonnière qu’il peut déposer au fond du Bosphore sans que personne lui en demande compte, ni lui en fasse de reproches ; mais ni les lois humaines ni les coutumes n’ont de puissance contre le caractère des peuples. Le Turc (je ne parle ici ni de l’Arabe, ni du Kurde, ni des autres populations musulmanes de l’Asie ou de l’Afrique), le Turc est doux, patient et grave. Donnez-lui le pouvoir le plus illimité sur des êtres faibles et désarmés, appliquez-vous à faire de lui un tyran, un despote : le premier cri de détresse ou de révolte lui fera tomber les armes des mains, et le livrera pieds et poings liés à la merci de ses esclaves, de ses victimes. Il n’en remplit pas moins bien quelquefois son rôle officiel de tyran ; cela lui arrive lorsqu’il ne gouverne que des femmes turques, qui ne sentent pas le poids de leur chaîne, ou qui manquent de force et d’énergie pour la secouer comme pour s’en plaindre. Heureusement, pour la juste rétribution des jouissances et des souffrances de l’humanité, les harems exclusivement peuplés de femmes turques, de pur sang turc, sont fort peu nombreux. Le sang circassien, géorgien, arabe, abyssinien, circule, plus ou moins mélangé, sous presque tous les fins tissus qui s’étalent sur les divans des riches Osmanlis, et ce sang-là est assez chaud, assez impatient pour résister à l’engourdissement qui s’empare sans peine des Turcs, tyrans ou esclaves.

Osman était un vrai Turc, et Zobeïdeh une véritable Circassienne ; aussi ce fut elle qui contraignit Osman à la fuite, et, ce qui est plus étrange encore, elle attendit son retour de pied ferme. Mais comment se passa cette période nouvelle de sa vie ? Se corrigea-t-elle pour reprendre par la douceur l’influence que de criminels moyens n’avaient pu lui rendre ? C’est le contraire malheureusement qui arriva.


II. — ISMAËL ET KASSIBA.

Lorsqu’Osman quitta Zobeïdeh en emmenant avec lui Maléka, la Circassienne était retombée dans une de ses crises les plus affreuses. Elle cherchait un crime à commettre, une victime à frapper. À qui s’en prendrait-elle ? A lui ? Jamais ! A elle-même ? N’était-ce pas ce qu’elle faisait depuis le commencement de toutes ces tempêtes ? Et pourquoi ? N’était-elle pas assez punie ? Un malheur qu’elle n’eût jamais cru possible allait fondre sur elle. Osman s’éloignait. Ce n’était que pour peu de temps ; mais comment traverser ces jours de solitude ? comment vivre loin d’Osman ?…

Zobeïdeh regarde autour d’elle. Son pâle visage paraît plus pâle encore ; son œil, déjà si terne, s’est complètement éteint. Qu’a-t-elle donc vu ? Une de ses hideuses esclaves est-elle sortie, papillon superbe, de sa lourde chrysalide ? Non : la laideur l’entoure ; la seule beauté qui ose briller en ce harem, c’est la beauté des enfans. Des enfans ! Et à qui appartiennent-ils ? A Osman ; mais à qui encore ? Et Osman les aime peut-être… S’il les aime, pourquoi les lui a-t-il laissés ? pourquoi les lui a-t-il livrés ?… Zobeïdeh frissonne, elle a horreur, elle a peur d’elle-même : la pensée qui a traversé son esprit lui est odieuse et la rappelle un instant à des sentimens humains ; mais elle tremble, elle sait trop bien que les pensées de meurtre ont pour elle un irrésistible attrait, qu’elle en est obsédée, qu’elle est impuissante contre elles. Ah ! qu’Osman revienne, ou la malheureuse succombera.

À l’heure même où ces étranges terreurs agitaient son âme, la Circassienne était entourée des nombreux enfans du bey. Les plus âgés prenaient leur leçon de lecture sous sa direction, tandis que les deux plus jeunes, le petit Ahmed, fils d’Ibrahima, et la dernière fille de Maléka, étaient établis chacun sur l’un des genoux de la mère adoptive, Ahmed enfonçant son frais visage dans les plis du corsage de Zobeïdeh en protestant que sa sœur ne pouvait l’y découvrir, tandis que celle-ci soutenait que rien ne l’empêchait de le voir. Zobeïdeh était sombre, et pourtant elle sentait sur ses joues, sur son cou le souffle de ces petites créatures qui riaient en se querellant et qui entremêlaient leurs jeux et leurs querelles de caresses pour la femme d’Osman.

Des pas lourds et traînans se font entendre sur l’escalier en bois qui conduit à la grande salle où Zobeïdeh et les enfans sont assemblés. Est-ce Osman ? est-ce un messager qui lui annonce son retour ? Osman a-t-il entendu qu’elle l’appelait avec angoisse, avec désespoir ? C’était en effet un messager d’Osman, mais il apportait un cruel message : Osman ne pouvait laisser perpétuellement la Circassienne dans l’ignorance de ses projets, et d’ailleurs il ne s’inquiétait plus de l’effet que cette communication produirait sur elle depuis qu’il était assez loin pour n’entendre ni ses cris de désespoir ni ses reproches. Le messager lui expliqua donc de la part d’Osman que le bey lui avait caché le véritable motif de son absence pour éviter de pénibles adieux, que les médecins, ses amis et ses parens avaient exigé de lui qu’il essayât d’un nouveau climat, d’un nouveau séjour, qu’il s’arrachât à tout ce qui nourrissait en lui d’affreux souvenirs, enfin qu’il avait cédé à leurs instances avec l’espoir d’être bientôt en état de revenir auprès d’elle. En Europe, un mari ainsi placé eût tout expliqué par une lettre, mais je ne sache pas qu’en Turquie l’écriture soit employée à exprimer des sentimens. On n’y écrit guère que des formules de complimens et la simple indication des faits. La lettre qu’Osman avait écrite à Zobeïdeh ne contenait que quelques mots d’introduction pour son messager. Osman y engageait Zobeïdeh à ajouter foi à tout ce que le messager lui rapporterait de sa part, à prendre grand soin de sa santé et de celle des enfans, et à bénir le nom d’Allah !

Zobeïdeh comprit tout ce qu’Osman essayait encore de lui cacher. Il était parti pour la fuir, il l’avait trahie, il allait vivre loin d’elle parce que sa présence et son amour lui étaient à charge. Lorsque le messager eut fini son long discours, qu’il avait appris par cœur, le petit Ahmed poussa un cri et alla rouler sur le plancher. Zobeïdeh s’était levée brusquement, et, tout en retenant la petite fille de Maléka dans ses bras, elle avait abandonné le petit garçon. Le fils aîné de Maléka, qui pouvait avoir de huit à neuf ans, s’élança au secours du pauvre petit, et dit à Zobeïdeh, d’un ton de reproche et de colère : « Pourquoi as-tu fait du mal à mon frère ? » Zobeïdeh poussa un soupir, pâlit et secoua la tête. « Pourquoi me provoquez-vous ? murmura-t-elle à voix basse ; craignez-vous que je ne vous oublie ? »

Le petit Ahmed ressemblait assez à sa mère Ibrahima, mais il avait un caractère et des façons aimables. Sa grâce enfantine ne le sauva pourtant pas. Le jour même, il fut pris de convulsions. Zobeïdeh avait décidé que sa mort serait prompte, car elle redoutait d’entendre ses plaintes et ses cris. « Il faut qu’il meure, s’était-elle dit, mais je ne veux pas le voir souffrir. » Elle avait pourtant mal calculé la dose et l’efficacité du poison ; d’ailleurs la nature est si vivace, elle possède tant de ressources imprévues à cet âge ! L’enfant souffrit et ne mourut pas. Zobeïdeh renonça-t-elle à son odieux projet ? Elle y persista sans pouvoir trop peut-être s’expliquer pourquoi. La personne de qui je tiens ce récit (et qui le tenait en partie des rapports du harem, en partie de Zobeïdeh elle-même) me semblait fort embarrassée d’expliquer cet acharnement. Zobeïdeh était alors dans toute la première ardeur de son ressentiment contre le bey ; mais ce ressentiment même ne suffit pas à rendre raison du crime, puisque l’amour paternel n’était pas précisément la vertu d’Osman, et que Zobeïdeh le savait bien. La parente du pacha attribuait la conduite de la Circassienne à un besoin devenu irrésistible de combiner, de tramer de criminels projets, peut-être aussi à une sorte d’affreuse curiosité qui la poussait à poursuivre cette œuvre abominable comme on poursuit une expérience. Ce qui peut faire croire qu’un singulier délire égarait cette fois Zobeïdeh, c’est qu’après avoir vu le poison agir enfin sur le petit Ahmed, elle passa tout un jour avec une fiévreuse sollicitude au chevet de l’enfant malade, cherchant trop tard à écarter la mort qu’elle avait appelée sur lui. Elle avait été obligée de recourir à de nouvelles doses du poison, qui n’agissait pas comme elle s’y était attendue, et elle se tenait auprès de sa victime, épiant des effets trop lents à son gré. Voilà qu’enfin le visage d’Ahmed se décompose et que la mort se montre. Que fait Zobeïdeh ? Est-elle satisfaite ? Elle se précipite dans son laboratoire, y cherche un flacon, le saisit, et revient hors d’haleine auprès de l’enfant, qu’elle engage vainement à boire la liqueur nouvelle, qui n’est autre chose qu’un contre-poison. De la même main qui avait versé le breuvage mortel, elle offre au mourant la substance préservatrice. Elle eût donné en ce moment les jours qu’il lui restait à vivre pour sauver l’enfant ; mais devant les inutiles efforts d’Ahmed pour avaler le contre-poison, elle reconnut son impuissance. Jetant le flacon sur le tapis, elle s ! écria : — Toi aussi, tu me pousses en avant ! Tu m’obéissais lorsque je te versais tout à l’heure une boisson qui donne la mort, et tu repousses celle qui peut te sauver ! Tu ne veux pas que je recule, je le savais bien. — Et, se jetant sur l’enfant, elle le serra dans ses bras en le couvrant de pleurs, de caresses et de baisers. Pour la première fois, Ahmed ne les lui rendit pas.

À l’aspect de ce premier enfant tué par elle, Zobeïdeh demeura anéantie. Agenouillée à son chevet, les bras étendus en travers du lit et la tête enfoncée dans les coussins, elle tomba dans un demi-sommeil rempli de rêves affreux, qui ne lui ôtaient pourtant pas la connaissance de la réalité, mille fois plus horrible encore. Cet état dura-t-il longtemps ? Les heures et les minutes avaient pour elle la même durée. Elle se disait qu’il était temps de reprendre son masque, de ressaisir son empire sur elle-même, de songer à sa sûreté ; mais elle n’en avait pas encore la force, et d’ailleurs quel danger courait-elle ? N’était-elle pas seule avec un cadavre ?

Non, elle n’était pas seule. Cette sensation bien connue qui nous avertit pendant notre sommeil lorsqu’une personne étrangère s’approche et nous regarde attentivement rappela Zobeïdeh à elle-même. Elle leva la tête. Debout, vis-à-vis d’elle, mais de l’autre côté du lit, l’œil arrêté sur elle, le visage pâle, se tenait Ismaël, le fils aîné de Maléka, celui qui peu de temps auparavant lui avait reproché d’avoir fait du mal à son frère. — Tu pleures, lui dit-il d’une voix sévère et en parlant avec lenteur ; tu pleures, mais il est trop tard. Que diras-tu à mon père ? que diras-tu à Maléka ? Et à moi, que me diras-tu, si je te demande ce que tu as fait de mon frère ?

— Allah nous l’a ôté, balbutia Zobeïdeh.

— C’est là ce que tu répondras à mon père et à ma mère, et ils diront aussi comme toi : Allah nous l’a ôté ; mais à moi, tu ne peux me répondre ainsi, car j’étais près de lui quand il est tombé malade ; j’y étais quand tu l’as fait boire ; je t’ai vue, je t’ai entendue…

— Tais-toi, malheureux ; tais-toi, s’écrie Zobeïdeh avec emportement ; tais-toi, et sors d’ici à l’instant.

Pendant qu’Ismaël se retirait en silence, mais non intimidé, elle envisagea rapidement les suites d’une semblable scène. Ismaël irait sans doute tout raconter aux femmes, aux enfans du harem ; peut-être irait-on quérir des parens, l’oncle d’Osman-Bey ; on aurait recours à la police, au juge ; on ferait des recherches dans la maison, dans sa chambre ; on interrogerait les esclaves, et il ne serait que trop facile de la convaincre, non-seulement de son dernier crime, mais de tous les autres. Il fallait retenir Ismaël, le calmer, détruire ou du moins ébranler ses soupçons. — Viens ici, Ismaël, lui dit-elle avant qu’il eût atteint la porte ; viens ici, mon enfant, et écoute-moi. Tu m’as dit des choses qui m’ont bouleversée, tu dois le comprendre ; tu n’es qu’un enfant, c’est ton amour pour ton pauvre frère qui te fait parler ainsi, et je ne puis t’en vouloir. Écoute-moi donc. Pourquoi lui aurais-je fait du mal ? Ne m’aimait-il pas ? ne l’aimais-je pas aussi ? Tout à l’heure, lorsque tu es entré et que je me croyais seule avec lui, ne m’as-tu pas trouvée tout en larmes ? Me suis-je seulement aperçue de ta présence ? Tu crois que cette boisson que je voulais lui faire prendre lui a été funeste, je te jure par le nom d’Allah (qu’il me fasse mourir si je mens !) que c’était la seule chose qui pût le sauver. Et tiens, ajouta-t-elle en ramassant le flacon brisé, mais au fond duquel étaient encore deux ou trois cuillerées de contre-poison, tiens, en voilà encore ; regarde ce que j’en fais. — Et elle les but à grands traits.

Ismaël la considérait avec étonnement, et le doute était visiblement écrit sur son visage ; mais cela ne suffisait pas. Il fallait absolument le ramener, ou du moins gagner du temps, ne fût-ce qu’un jour.

— Ecoute encore, dit, Zobeïdeh. Tu es un enfant au-dessus de ton âge, et je vois bien que les malheurs qui nous ont frappés depuis quelque temps ont fait naître dans ton esprit des soupçons que je crois fondés, puisque je les partage. Tu te trompes seulement en les reportant sur moi. Je crois qu’il s’est passé ici, je crois qu’il s’y passe encore des choses terribles. Il y a longtemps que j’y pense, et jamais je n’en ai dit un mot à personne, car il me serait impossible de rien découvrir si je laissais percer mes doutes ; mais, puisque toi aussi tu as des soupçons, sache que je crois être sur la trace des crimes et des criminels. Quelques jours de silence, et je te montrerai le fond de tant d’iniquités. Promets-moi seulement de ne rien dire à qui que ce soit d’ici à huit jours. Me le promets-tu ?

Quelque clairvoyant que soit un enfant, ce qu’il voit lui apparaît comme une série de tableaux isolés les uns des autres, dont il n’a pas encore appris à reconnaître le lien commun, l’ordre, l’enchaînement. Ismaël ne comprit rien aux projets de Zobeïdeh ; il ne savait sur qui elle arrêtait ses soupçons, ni pourquoi le silence était nécessaire. Deux choses le frappèrent : la première, ce fut qu’une grande personne partageait ses soupçons, et cela flatta sa vanité enfantine en mettant son esprit en repos. En second lieu, Zobeïdeh avait bu ce qu’elle avait voulu faire prendre à son frère. Il se félicita ensuite de n’avoir plus à porter le poids de ses soupçons que pendant huit jours. Après un moment de réflexion, il fit enfin la promesse exigée.

Quoiqu’en partie rassurée, Zobeïdeh n’osa pas ce jour-là s’éloigner d’Ismaël, tant elle craignait qu’il ne fît part à d’autres de ce qui venait de se passer entre eux. Cette inquiétude eut pour résultat de lui faire oublier Ahmed, sa mort, et ce qu’elle-même avait souffert en y assistant. L’image de Maléka ne viendrait-elle pas cependant se placer entre le crime de Zobeïdeh et sa future victime ? Jusqu’ici, la malheureuse n’avait encore frappé que ses ennemis : l’innocent Ahmed lui-même était l’enfant de sa rivale, et sa mort ne ferait le malheur d’aucune personne qui lui fût chère ; mais le sang de Maléka coulait dans les veines d’Ismaël, et Zobeïdeh avait mis jusque-là son orgueil à protéger et à chérir ce sang. Il faut l’avouer néanmoins, la bienfaisante influence de Maléka, fondée d’abord sur un certain charme de sa personne presque autant que sur les qualités de son cœur, s’était considérablement affaiblie. Tout ce qui avait porté atteinte à sa beauté si frêle et si délicate, les chagrins, les fatigues, les maladies, avait diminué le penchant de Zobeïdeh pour Maléka, et par conséquent l’influence de Maléka sur Zobeïdeh. Si toute affection n’était pas éteinte dans leurs âmes, une certaine tiédeur y avait pris la place du dévouement passionné des premières années. Zobeïdeh ne s’indignait plus parce qu’Osman était infidèle à Maléka, et la douce voix de celle-ci ne calmait plus les fureurs de Zobeïdeh. Jamais pourtant elle n’avait ressenti contre elle ni amertume ni colère jusqu’au jour où, voyant partir son ancienne compagne avec Osman, elle avait éprouvé une secrète irritation contre l’infidèle amie qui lui avait caché les véritables desseins de leur commun époux. Restée seule après le départ de Maléka et d’Osman, le dépit vague que lui avait souvent causé la froideur quelque peu hautaine d’Ismaël prit pour ainsi dire un corps. Elle promena pour la première fois sur le groupe des enfans l’un de ces regards froids et sombres qui donnaient le cauchemar au pauvre bey, et elle se dit tout bas : — Maléka est bien confiante !…

Ismaël d’ailleurs s’était placé depuis longtemps vis-à-vis d’elle dans un état de sourde hostilité. Les enfans ont quelquefois de singulières illuminations, qu’on serait tenté d’expliquer par des révélations surnaturelles. Leur étourderie est notoire ; ils ne réfléchissent pas, ils n’observent que les choses extérieures, puisqu’ils ignorent l’existence des choses intérieures et invisibles, et pourtant les caractères les plus dissimulés, les intentions cachées, les doubles fins, tout cela leur apparaît parfois subitement, comme si un génie familier les introduisait dans les dédales les plus compliqués des âmes. Était-ce une de ces inspirations soudaines qui avait si bien éclairé Ismaël sur le véritable caractère de Zobeïdeh ? Avait-il entendu les esclaves du harem faire quelques remarques sur les tragiques accidens qui se succédaient avec tant de régularité sous le toit du bey ? Quelle que fût l’origine de la méfiance du jeune homme, le fait est que, peu après la mort de Nafizé, Ismaël s’était éloigné de Zobeïdeh. Il est vrai qu’il avait pris en même temps un maintien singulièrement réservé pour son âge : on eût dit que, tout en conservant les traits de l’enfance, il s’était subitement transformé en homme à l’intérieur. Maléka remarqua d’abord ce changement et s’en inquiéta, parce qu’il pouvait faire perdre à Ismaël l’amour de Zobeïdeh, cet amour qui était aux yeux de la pauvre mère un gage de sécurité pour ses enfans. Elle interrogea Ismaël, et n’obtint de lui que des mots entrecoupés, prononcés d’un air distrait. Elle essaya alors de se persuader à elle-même que cette tiédeur étrange tenait à un caprice d’enfant, et elle s’appliqua à convaincre sa compagne qu’il en était ainsi. Elle se plaignit à elle de l’humeur réservée et peu démonstrative qu’Ismaël développait avec l’âge. Zobeïdeh n’avait pas attendu les remarques de Maléka pour apercevoir l’air contraint d’Ismaël. Elle dissimula son dépit en présence de Maléka, mais la blessure n’en était pas moins profonde. Zobeïdeh voulait être aimée. Ce n’était pas seulement un besoin pour elle, c’était un sujet d’orgueil. On a vu qu’elle exerçait sur les enfans de ses rivales une sorte de fascination, justifiée pour ainsi dire par le véritable amour qu’elle leur rendait, et qui lui en faisait même préférer quelques-uns aux siens propres. Elle était fière d’entendre répéter : — Qu’a donc Zobeïdeh pour se faire ainsi aimer de tous les enfans ? Elle seule exerce sur eux un tel pouvoir ; elle seule sait calmer leurs douleurs, apaiser leurs colères, vaincre leurs caprices. — Zobeïdeh savait que cela était vrai, et elle en tirait à la fois orgueil et plaisir. Ismaël fut le premier qui tenta de se soustraire à son prestige, et de plus il y réussit. Il n’y mettait pas d’affectation : ce n’était ni du dépit ni de la rancune qu’il essayait de cacher sous une indifférence simulée. La Circassienne voyait clairement qu’il s’efforçait de se montrer poli envers elle et de dissimuler son aversion, et cette aversion devait être bien forte pour persister ainsi dans ce jeune cœur, sans cesse occupé de la contenir.

Le fils de Maléka exerçait sur ses frères et sur ses sœurs l’influence qu’un enfant réfléchi exerce sur d’autres plus étourdis. Rien n’humilie autant les enfans que de voir les objets de leur affection dédaignés par une personne qu’ils admirent. Ils manquent en cela de générosité ; mais, s’ils se rangent parfois du côté du persécuté, je n’en ai jamais vu se ranger du côté du dédaigné. Zobeïdeh observa un jour certains signes de refroidissement dans ce petit monde, qu’elle avait trouvé jusque-là si prompt à l’enthousiasme. Frappée de cette transformation, elle y regarda de plus près, et elle s’assura que l’arrivée d’Ismaël dans la chambre où elle se trouvait avec l’un ou l’autre des enfans était pour celui-ci une cause d’embarras et de tiédeur. Zobeïdeh en conclut qu’Ismaël l’avait accusée, calomniée, disait-elle, auprès des autres enfans, qu’il leur avait défendu de lui témoigner leur affection. En cela, elle se trompait, car Ismaël ne s’était pas plus départi de son extrême réserve avec ses frères et sœurs qu’avec sa mère ; ce qui était vrai, c’est que l’éloignement d’Ismaël pour Zobeïdeh avait détruit le charme qui les avait réunis jusqu’alors autour d’elle. La pensée de tirer vengeance du fils de Maléka n’avait fait sans doute que traverser l’esprit de Zobeïdeh ; mais, je le répète, la malheureuse avait perdu la faculté de résister victorieusement à de telles pensées. En ce cas pourtant, si ce crime fut le plus affreux de tous, il est vrai aussi qu’elle y fut poussée par quelque chose de plus puissant que la jalousie. Le vertige du vice l’entraînait comme dans un tourbillon ; il fallait qu’elle se hâtât, si elle voulait profiter de l’impression produite sur Ismaël, et prévenir ses confidences soit à ses frères ou à ses sœurs, soit à quelque parent. Elle fixa au lendemain du jour où Ismaël lui avait adressé d’imprudens reproches la mort qui devait lui assurer son silence.

Ismaël avait pour coutume de prendre un verre de sherbett (sirop) avec quelques biscuits pour son déjeuner, qui lui était servi, comme aux autres enfans, dans la chambre de Zobeïdeh. Ce jour-là, elle feignit de ranger quelque chose dans une armoire placée au fond de la pièce pour conserver la liberté de ses mouvemens et éviter de s’asseoir au milieu du petit groupe. Elle avait en outre pris la précaution de cacher dans un coin du vestibule le grand plateau de cuivre qui sert de table en Orient. Lorsque les esclaves entrèrent, portant les divers alimens qui composaient le déjeuner de Zobeïdeh et des enfans : « Posez à terre ce que vous apportez, leur dit-elle, et allez chercher le plateau. » Il y eut alors un moment de confusion dont Zobeïdeh profita pour jeter dans le verre destiné à Ismaël, qu’on avait déposé à terre, une dose presque imperceptible d’un extrait foudroyant préparé dans la nuit ; puis, les esclaves ayant terminé leurs préparatifs, elle leur ordonna d’aller avertir les enfans que le déjeuner était prêt. Ismaël, à peine remis des agitations de la veille, dormait encore lorsqu’on vint l’appeler pour le déjeuner. Il arriva enfin, mangea ses biscuits, but son sirop ; mais au moment de poser son verre sur le plateau, il porta la main à sa gorge, se renversa sur le divan et tomba sans connaissance. Zobeïdeh s’occupait alors à serrer les confitures dont les enfans avaient mangé, et ne parut pas avoir remarqué la pâleur et les regards effarés des sœurs d’Ismaël. Au bruit qu’il fit en tombant, elle se retourna et accourut à son secours, en appelant les femmes qui allaient et qui venaient dans l’appartement. Toutes entourèrent le malheureux enfant, dont la vie ne se trahissait plus que par des mouvemens convulsifs et spasmodiques. De plus en plus consommée dans l’art de la dissimulation, Zobeïdeh lança au milieu de ce groupe agité le mot de contagion, et toutes ces pauvres intelligences, engagées dans un dédale de conjectures, se jetèrent sur ce mot comme sur la clé qui devait leur en ouvrir l’issue. Ismaël fut aussitôt inscrit parmi les victimes de l’amour fraternel, et tout le harem se vit menacé d’une semblable catastrophe. Les femmes commencèrent à rappeler une foule de circonstances de la maladie d’Ahmed qui pouvaient faire croire à la contagion. Les enfans pleuraient en silence. Zobeïdeh fit porter le mourant sur un lit dans une chambre reculée, et elle s’établit auprès de lui, feignant de lui prodiguer des soins qu’elle savait inutiles.

Le poison semblait répondre exactement à l’attente de Zobeïdeh. Ismaël se débattait dans des convulsions assez semblables à celles d’Ahmed, ou tombait dans un abattement précurseur de la mort. Vers le milieu de la journée enfin, les contractions cessèrent, les membres se relâchèrent de leur rigidité spasmodique, les yeux se renversèrent sous les paupières et devinrent immobiles ; une pâleur livide se répandit sur le visage, et toute chaleur à la peau s’éteignit. Zobeïdeh ne se fit aucune illusion sur cette phase nouvelle de l’empoisonnement, ou du moins l’illusion qu’elle se fit n’était pas celle qu’elle voulait faire passer dans l’esprit des assistans. Elle se dit qu’Ismaël était mort, et elle dit aux femmes et aux enfans que le malade paraissait plongé dans un sommeil dont il pouvait sortir guéri, et qu’il fallait s’éloigner de peur de troubler ce repos bienfaisant. Elle-même sentait impérieusement le besoin d’échapper à ce déchirant spectacle ; aussi, ayant congédié tout le monde, à l’exception d’une vieille esclave aux trois quarts sourde, elle ordonna à celle-ci de courir la chercher au premier mouvement que ferait le malade, en lui défendant de laisser qui que ce fût approcher de lui.

L’esclave n’étant pas venue troubler son repos, Zobeïdeh en conclut qu’Ismaël était bien mort ; mais, craignant de paraître trop peu empressée, elle se décida à retourner au bout de quelques heures près de sa victime. Quelles ne furent pas sa surprise et ses alarmes, lorsque, en approchant de la porte, elle entendit distinctement la voix d’Ismaël qui parlait avec lenteur et faiblesse, mais avec calme, et des sanglots étouffés qui lui répondaient ! Zobeïdeh fut si saisie, qu’au lieu de s’arrêter et d’écouter à la porte pour s’assurer de ce qu’il lui importait de connaître, elle se précipita dans la chambre. Ismaël était assis sur son séant, le corps et la tête appuyés à des coussins, pâle et le visage comme desséché. La mort était écrite en caractères bien lisibles sur ses traits et dans son regard, qui brillait d’un feu étrange. Sa plus jeune sœur, debout auprès de son lit, étouffait ses sanglots pour ne rien perdre de ses paroles. Au moment où Zobeïdeh se précipita dans la chambre, Ismaël tenait la main droite levée, comme en signe d’admonition et de commandement, en disant : « Prends garde de ne rien oublier, et ne parle qu’à lui. » Ses yeux rencontrèrent en ce moment ceux de Zobeïdeh ; il repoussa sa sœur, qui se tourna subitement vers la Circassienne, puis il ferma la paupière et parut endormi, évanoui ou mort. Il ne fit plus d’ailleurs aucun mouvement, car Zobeïdeh s’était de nouveau assise auprès de son lit, et l’enfant, qui sentait sa présence, même sans la voir ni l’entendre, eut l’incroyable force d’âme de traverser les angoisses de l’agonie sans faire entendre une plainte ni donner aucun signe de vie. À quelle heure du jour ou de la nuit le sommeil et l’immobilité cessèrent-ils d’être des apparences de mort et devinrent-ils la réalité ? Qui pourrait le dire ? De temps à autre, Zobeïdeh s’approchait doucement et posait la main tantôt sur son front, tantôt sur sa poitrine ; mais l’enfant ne frémit jamais à ce terrible contact. Une fois enfin Zobeïdeh recula en sentant un front glacé et des membres raidis. Ismaël était mort. Avait-il emporté son secret dans la tombe, ou l’avait-il confié à sa jeune sœur ? Tout entière à l’idée d’éviter des révélations qui amèneraient infailliblement sa perte, Zobeïdeh était prête désormais à s’affranchir sans pitié de quiconque pourrait trahir son horrible secret : elle s’appliqua donc à découvrir si la jeune sœur d’Ismaël avait reçu les confidences de son frère, et sut bientôt à quoi s’en tenir.

Dès le lendemain matin, cette enfant nommée Dundush profita d’un moment où elle se trouvait seule avec Zobeïdeh pour lui dire tout bas, sans pourtant lever les yeux sur elle : — Ne serait-il pas bien de faire avertir notre oncle des malheurs qui nous sont arrivés ? — La Circassienne se dit aussitôt qu’elle était trahie, que la petite fille attendait son oncle pour lui tout apprendre, conformément aux avis d’Ismaël. Elle prit un air gracieux et feignit d’approuver la petite, l’assurant même que déjà, lors de la mort d’Ahmed, elle avait devancé son désir en envoyant quérir celui que les enfans appelaient leur oncle, et qui était en réalité l’oncle d’Osman du côté maternel ; mais le parent du bey ne s’était pas rendu à son invitation : il était retenu à la campagne pour un jour ou deux. Elle l’attendait le surlendemain au plus tard. Dundush respira plus librement, comme si elle se sentait soulagée d’un grand poids, et elle se montra plus calme, bien que toujours préoccupée.

L’oncle d’Osman était un bon vieux Turc de l’ancienne école que la nature avait médiocrement doué du côté de l’esprit, qu’une longue vie oisive et sensuelle avait complètement hébété, et qui n’aimait plus guère au monde que sa pipe et son café. C’est à ce brave musulman que le bey avait recommandé sa famille avant de partir, c’est à lui que la Circassienne était tenue de s’adresser en toute circonstance grave ou embarrassante. La mort subite et presque simultanée de deux enfans était sans contredit un des cas où le recours à l’oncle d’Osman devenait indispensable. Zobeïdeh comprenait qu’il était difficile de garder un plus long silence vis-à-vis de ce personnage ; mais Ismaël avait confié ses soupçons à Dundush, elle n’en pouvait douter, et quelque stupide que fût le vieillard, il ne resterait certainement pas insensible à de pareilles révélations. Il fallait se hâter d’envoyer Dundush rejoindre ses frères, après quoi on manderait au palais le vieux parent, j’emprunte à Zobeïdeh ces expressions familières qui caractérisent l’état de cynique insensibilité où elle était tombée. Dès le lendemain, celle-ci ferait donc venir l’oncle d’Osman ; mais dès le lendemain aussi Dundush aurait cessé d’exister. L’opinion qui attribuait à une influence contagieuse des désastres si multipliés n’acquerrait de la sorte que plus de vraisemblance. En se retirant pour la nuit, Zobeïdeh s’attendait à être incessamment appelée dans la chambre où couchaient les quatre sœurs, les deux filles de Maléka, Zéthé et sa propre fille Anifé ; car le poison coulait déjà dans les veines de la petite Dundush, et elle avait donné des ordres pour qu’on l’appelât au moindre malaise de l’un des enfans. Les heures s’écoulèrent cependant, et aucun bruit ne se fit entendre. Enfin le jour parut. À peine les esclaves avaient-elles repris leurs travaux journaliers, que des voix confuses s’approchèrent de la chambre de Zobeïdeh, et que plusieurs des femmes, entrant précipitamment, lui annoncèrent la mort de la petite Dundush. — Morte ! s’écria la Circassienne en affectant la surprise, morte ! et n’avais-je pas recommandé hier au soir que l’on m’appelât au premier signe de maladie qui frapperait l’un des enfans ? — L’esclave s’excusa en disant que la pauvre petite n’avait voulu recevoir que les soins de sa sœur Kassiba, et qu’elle lui avait défendu expressément d’appeler qui que ce fût. — Sa sœur elle-même vous le dira d’ailleurs si vous allez la trouver, ajouta la femme, car la pauvre fille est si abattue qu’elle ne peut se soutenir sur ses jambes. — Zobeïdeh se hâta d’aller s’informer des événemens de la nuit. Dundush était étendue sans vie sur son petit lit, comme Ismaël et comme Ahmed l’avaient été avant elle. Auprès de la morte se tenait, pâle et frémissante, Kassiba, sa sœur, cette fille aînée de Maléka que Zobeïdeh semblait chérir plus que ses propres enfans.

Kassiba portait à Zobeïdeh un attachement passionné, et malgré la froideur qui s’était récemment glissée entre la jeune population du harem et Zobeïdeh, le cœur de Kassiba était toujours resté fidèle à sa première affection ; la pauvre enfant s’était même rapprochée d’autant plus de la Circassienne que les autres s’en éloignaient. Quant à celle-ci, entière et extrême dans ses sentimens, on peut dire, sans craindre de tomber dans l’hyperbole, qu’elle adorait Kassiba, toujours empressée à deviner et à satisfaire ses moindres désirs, tendre et caressante pour elle, et pour elle seule à ce degré. Jamais un mot dur ou vif ne lui avait été adressé par cette femme hautaine et impérieuse, perpétuellement rebelle à toute loi comme à toute autorité. Kassiba ressemblait à sa mère, non pas telle qu’elle était devenue après douze ans de martyre conjugal et domestique, mais telle qu’elle était lors de son arrivée dans la prison somptueuse où sa vie s’écoulait. Zobeïdeh l’aimait aussi pour cette ressemblance, mais surtout pour cette expression de tendresse passionnée qui animait son visage, et qu’elle n’avait jamais pu appeler sur celui de Maléka. L’attachement qui entraînait l’un vers l’autre deux êtres si peu faits pour se comprendre paraissait si contraire aux lois de la nature qu’il eût peut-être été juste d’y voir l’intervention directe de la Providence, qui semblait avoir placé près d’une femme ensevelie dans l’iniquité une source toujours vive et abondante d’émotions douces et salutaires, comme pour ne pas permettre à une âme humaine d’oublier complètement l’amour. Depuis que Zobeïdeh en était venue à ne voir dans les enfans de ses rivales que des juges, des accusateurs et des ennemis, jamais elle n’avait compté Kassiba parmi eux. Elle seule n’excitait ni sa défiance ni son courroux. Et maintenant elle était là auprès du cadavre de sa sœur, de sa sœur qui s’était vue mourir et qui connaissait la main d’où tous ces coups étaient partis, de sa sœur dont elle avait soigné l’agonie et recueilli les dernières pensées ! — Dundush aura voulu la sauver d’un pareil danger, se dit Zobeïdeh en frémissant ; l’aurait-elle au contraire attiré sur sa tête ?

— Que s’est-il donc passé ? s’écria la Circassienne en entrant ; pourquoi ne m’avoir pas prévenue, Kassiba ? Qui sait ? j’aurais peut-être pu soulager les souffrances de ta pauvre sœur.

Kassiba avait relevé la tête en entendant ces mots ; mais elle ne tourna pas ses regards vers celle qui les avait prononcés.

— Ma pauvre Kassiba, continua Zobeïdeh en s’approchant de la jeune fille, quelle nuit tu as passée ! Dis-moi donc ce qui est arrivé. Est-ce le même mal qui nous a enlevé deux enfans et qui nous enlève encore celui-ci ?

— Je ne sais, répondit la jeune fille en tremblant et sans lever les yeux. Oui, le mal de ma sœur ressemblait à celui de mon frère.

Et les sanglots l’empêchèrent de continuer.

— Mais pourquoi ne pas appeler ? pourquoi rester ainsi seule avec elle ? Les autres enfans t’ont-ils aidée au moins ?

— Non, non ! répondit Kassiba précipitamment, les autres n’ont rien vu, rien entendu. Moi seule, je suis restée auprès d’elle.

Zobeïdeh frissonna et reprit encore : — Mais pourquoi ne m’avoir pas appelée ?

— Dundush ne l’a pas voulu, murmura Kassiba d’une voix qu’on entendait à peine.

— Il ne fallait pas l’écouter, mon enfant. Dans ces sortes de maladies, la raison est souvent troublée, et l’on dit des choses, l’on éprouve des envies, ou l’on exprime des craintes aussi vaines les unes que les autres, et dont on ne garderait aucun souvenir si le mal se passait.

— Serait-il vrai ? serait-il possible ? s’écria Kassiba avec transport. Ah ! dis-le encore, mamma Zobeïdeh, répète-le, car cela me fait tant de bien !

Et la tendre fille entourait de ses bras le cou de Zobeïdeh et se cachait le visage contre sa poitrine ; puis, se relevant soudain et se retirant avec un frémissement d’épouvante, elle ajouta : — Non, non ! Dundush n’avait pas le délire, ni Ismaël non plus. Hélas ! hélas !

Le doute n’était plus possible, Dundush avait tout dévoilé à sa sœur avant de mourir, et il fallait maintenant ou vivre au milieu des plus effroyables dangers ou sacrifier une autre victime. Et celle-ci n’était pas un enfant capricieux et ingrat qui avait repoussé l’amour de Zobeïdeh et dédaigné sa tendresse ; c’était plus qu’une fille pour elle, c’était la créature la plus douce, la plus tendre et la plus dévouée. Zobeïdeh poussa un profond soupir. En ce moment, son plus grand souci n’était pas de connaître les intentions de Kassiba, de pénétrer ses projets ; sa crainte la plus vive, c’était de voir ce regard, jusque-là si rempli de tendresse, se détourner d’elle, c’était d’avoir perdu la confiance et l’amour de Kassiba. — Elle seule m’aimait comme je veux être aimée ; m’aura-t-on dérobé ce dernier trésor ?

C’est sous l’influence de cette crainte qu’elle résolut d’avoir une explication complète avec Kassiba. Elle ne pouvait pas feindre de se méprendre plus longtemps sur la nature du trouble que Kassiba n’avait pu lui cacher. Elle ne pouvait à la vérité repousser des soupçons qui ne lui avaient pas été exprimés, et qui étaient trop affreux pour qu’elle pût les deviner sans se reconnaître coupable ; mais rien ne l’empêchait par exemple de supposer des accusations peu graves, et, en se justifiant de celles-ci, de se laver implicitement de celles qu’on n’avait pas formulées.

Elle choisit un moment où Kassiba était seule avec elle, et, l’attirant doucement sur ses genoux, elle lui dit qu’elle craignait fort que la pauvre Dundush ne lui eût fait d’injustes plaintes en l’accusant de froideur à l’égard des enfans d’Osman-Bey. Elle faisait Kassiba elle-même juge entre les rêveries de sa sœur mourante et les témoignages d’affection qu’elle n’avait cessé de prodiguer également à tous les enfans de son maître. Ne les avait-elle pas soignés jour et nuit pendant toutes leurs maladies et sans même accorder aucune préférence aux siens propres ? Pourquoi avait-elle consenti à demeurer à Stamboul pendant que son mari voyageait ? N’était-ce pas évidemment pour ne point laisser les enfans aux soins d’esclaves négligentes ? Maléka ne connaissait-elle pas son cœur, et ne lui avait-elle pas confié ce qu’elle avait de plus cher au monde ? Mais qui ne sait combien les enfans malades sont capricieux et injustes ? Savent-ils seulement ce qu’ils disent, ce qu’ils veulent ? Zobeïdeh ajouta qu’ignorant sur quel sujet les plaintes de Dundush avaient porté, elle ne pouvait ni les repousser ni en mesurer la gravité. Elle connaissait trop bien la raison, la bonté et la prudence de Kassiba pour craindre qu’elle n’en fît usage contre elle. — Allah m’en préserve ! murmura la pauvre petite, et Zobeïdeh, qui l’avait comprise, finit par adresser un tendre appel à son cœur, aux souvenirs de toute sa vie, et par déclarer qu’elle ne voulait pas avoir d’autre défenseur que ce cœur même et ces souvenirs.

Zobeïdeh se flatta d’avoir remporté une victoire complète sur les doutes de Kassiba, et dans cet espoir elle se félicita d’avoir rendu toute communication impossible entre Kassiba et les autres enfans, qui l’avaient jugée si sévèrement et avec trop de raison. Toute ombre de regret et de remords s’effaça devant ce sentiment de sécurité. Elle n’était accessible en ce moment qu’à la joie de sa victoire, et cette illusion était assez naturelle. En effet Kassiba avait répondu à ses protestations par des sanglots, des caresses, des mots entrecoupés exprimant, à ne pas s’y méprendre, son impuissance à nourrir d’autres sentimens envers Zobeïdeh que ceux de la reconnaissance, de la confiance et de l’amour. Cependant le triomphe de la Circassienne fut de courte durée. Plusieurs jours s’écoulèrent, et la tristesse naturelle qui voilait le doux visage de Kassiba, loin de se dissiper sous l’influence du temps et des distractions, se prononça de plus en plus. Ses transports de tendresse rassuraient Zobeïdeh et lui déchiraient en même temps le cœur, car ils étaient toujours suivis de larmes, de sanglots, de terreurs et presque de remords. — N’est-ce pas que tu les aimais ? s’écriait-elle tout à coup. Et lorsque Zobeïdeh avait répondu par des protestations mensongères à cette question si souvent répétée, la jeune fille l’interrompait en disant avec désespoir : — Non, tu me trompes ! Oh ! ma pauvre sœur ! mon pauvre frère ! pardonnez-moi de ne pas remplir vos dernières volontés.

Mais bientôt une nouvelle inquiétude vint s’ajouter à celles qui torturaient la Circassienne. Kassiba s’attendait à partager le sort de ses frères et de sa sœur. Souvent, au moment de prendre ses repas, elle s’arrêtait saisie d’horreur, repoussait les alimens et fondait en larmes. — Non, se disait-elle alors, ce n’est pas la mort que je crains, car la vie que je mène est plus triste que la mort ; mais c’est la preuve du crime de Zobeïdeh que je crains de recevoir ! — Et chaque jour qui s’écoulait sans apporter cette preuve était comme une victoire remportée par l’amour de la jeune fille sur ses soupçons, car Zobeïdeh voit bien, se disait-elle encore, que je me défie d’elle, et si elle ne m’en punit pas, pourquoi aurait-elle puni mes frères et ma sœur ? — Elle ne comprenait pas que son amour pour Zobeïdeh faisait sa sauvegarde, son inviolabilité, et que Zobeïdeh s’exposerait aux plus grands dangers plutôt que d’arrêter les battemens d’un cœur qui n’avait encore palpité que pour elle.

Kassiba avait reçu de la nature une constitution délicate, que la précocité de son intelligence et de son cœur avait encore ébranlée. Aussi ne résista-t-elle pas longtemps aux émotions violentes et douloureuses qui s’entre-choquaient dans son esprit. Si elle avait cru à l’innocence de la Circassienne tant qu’elle s’était trouvée en bonne santé, que devint-elle, la pauvre enfant, lorsqu’elle se sentit atteinte d’un mal inconnu, qu’elle vit son visage pâlir et son corps devenir plus grêle et plus lourd en même temps, son estomac refuser toute nourriture, et le sommeil fuir ses paupières ! Elle se dit que sa sœur ne s’était pas trompée, que Zobeïdeh la haïssait maintenant comme elle avait haï ses autres victimes, et elle se reprocha amèrement de ne pas savoir arracher encore cet amour de son cœur. — Un mauvais esprit la pousse aujourd’hui, se disait-elle, et lui ferme les yeux ; mais quand elle m’aura précipitée avec les autres dans le tombeau, lorsqu’elle ne me verra plus à ses côtés, elle gémira de mon absence. Qui donc l’aimera comme je l’aime ? Qui la soignera ? qui la consolera ?

La jeune fille ne se dissimulait pourtant pas qu’elle pouvait bien être malade et mourir sans que Zobeïdeh fût criminelle, et elle s’indignait alors contre elle-même pour les soupçons qu’elle ne parvenait pas à chasser. En ces momens, elle avait hâte de mourir, pendant que la maladie la tuait seule ou pendant que le crime de Zobeïdeh lui paraissait encore douteux. De pareilles tortures ne pouvaient toutefois s’acharner impunément sur une nature aussi délicate. Bientôt Kassiba tomba gravement malade et fut réduite à garder le lit, signe de mort prochaine en Orient. Zobeïdeh n’hésita pas à envoyer chercher un médecin, et n’eut seulement pas la pensée d’attribuer la maladie de Kassiba à la contagion. Sa seule pensée à cette heure était de conserver l’enfant de Maléka, et ce désir avait remplacé pour le moment dans son cœur le besoin furieux d’être exclusivement aimée par Osman, et même l’effroi d’une découverte qui rendrait cet amour impossible.

Le médecin se présenta donc, et examina la petite malade. Il ne donna que peu d’espoir. Le moral de l’enfant lui semblait être la cause principale de sa maladie ; cependant il remarqua aussi que ses forces étaient épuisées par une fièvre lente qui s’allumait chaque jour sous l’influence d’un chagrin mystérieux. À moins d’un changement complet dans la disposition d’esprit de la malade, il ne pouvait donc que former les plus tristes présages. La visite du médecin et les questions qu’il avait adressées à Kassiba avaient été pour celle-ci une source de cruels déchiremens. Elle craignait par-dessus tout de faire quelque réponse qui éveillât les soupçons du docteur ; mais elle s’efforçait en même temps de lire sur son visage et dans ses paroles ce qu’il pensait de la cause de son mal, et l’air soucieux du médecin n’était pas fait pour la rassurer. Il partit en recommandant le repos, le calme de l’esprit et les distractions ; il ajouta que le sommeil lui ferait grand bien. — Sans doute, pouvait-on lui répondre, et la santé aussi.

Quoique peu accoutumée à interpréter les oracles de la médecine, Zobeïdeh, dont la pénétration naturelle pouvait se passer des leçons de l’expérience, comprit que le docteur ne conservait aucun espoir. Elle le suivit dans le vestibule, et lui demanda si l’on devait craindre une fin prochaine de la maladie. Sa réponse fut affirmative et précise. Zobeïdeh insista pour savoir combien de jours on pouvait se flatter de conserver l’enfant. La réponse fut encore plus décourageante : ce jour même pourrait bien être le dernier.

Ce n’était pas la curiosité qui avait dicté ces questions à Zobeïdeh ; ce n’était pas non plus la simple et naturelle inquiétude qui nous porte à vouloir pénétrer les menaces de l’avenir et mesurer à l’avance la profondeur de l’abîme où nous craignons de tomber. Zobeïdeh lisait en partie du moins dans le cœur de Kassiba. La cause de ce mal incurable lui était connue, et elle avait résolu de tout risquer pour la détruire et pour renverser la barrière qui venait de s’élever entre elles. Elle saura tout, s’était-elle dit, s’il n’y a pas d’autre moyen de la sauver que de lui dévoiler toutes les plaies de mon cœur, et de la convaincre que ce cœur lui est toujours fidèle. J’arracherai le masque qui préserve ma vie, et je me livrerai à sa merci. Advienne de moi ce que le ciel a décrété ! mais je ne la verrai pas emporter dans le tombeau la pensée que je l’y ai poussée.

Zobeïdeh revint donc auprès de Kassiba, qu’elle trouva agitée et fatiguée par la visite du médecin. Dès que la jeune fille l’aperçut, elle lui demanda avec anxiété si elle avait parlé au docteur et ce qu’il lui avait dit. D’où venait son mal ? Qu’était-il ?… Et la pensée qu’elle ne pouvait ajouter foi aux paroles de Zobeïdeh lui traversant tout à coup l’esprit, elle s’interrompit avec un cri d’angoisse, et elle retomba pâle et défaillante sur ses coussins.

Zobeïdeh n’était pas moins pâle que la mourante, et quiconque les eût vues en ce moment n’eût pas deviné sur laquelle des deux le médecin venait de prononcer l’arrêt ; mais la Circassienne s’était raidie contre la douleur qu’elle venait chercher, et elle s’assit, calme en apparence, auprès du lit de Kassiba ; puis, lui prenant la main, elle lui dit : — Kassiba, ma fille bien-aimée, le docteur assure que ton mal provient uniquement de l’agitation de ton âme.

Kassiba releva la tête, et un éclair de joie brilla dans son regard déjà voilé. — Uniquement ? répéta-t-elle à voix basse. Le docteur a dit cela ?

Mais cette même pensée du terrible intérêt qu’avait Zobeïdeh à l’en convaincre la frappant de nouveau, elle secoua la tête, pressa son front entre ses mains, et s’écria : — Hélas ! puis-je le croire ? Est-ce la vérité ? Ah ! la vérité, où est elle ? Ne la saurai-je jamais ?

— Tu vas la savoir, mon enfant ; tu vas tout savoir à l’instant même, car j’y suis décidée. J’ai vainement essayé jusqu’ici de te tromper pour dissiper tes terreurs, et puisque tes soupçons ne peuvent être détruits par le mensonge, et qu’ils te tuent, apprends la vérité, et sache jusqu’à quel point tu dois me maudire ou tu peux m’aimer et me plaindre…

— Tu ignores, ma pauvre enfant, reprit Zobeïdeh après une courte pause, avec quelle folle passion j’ai aimé et j’aime toujours ton père ; tu ne peux comprendre par conséquent tout ce que je souffre lorsqu’il m’amène une nouvelle compagne, une nouvelle rivale. Quoique violente et vindicative, je ne suis pourtant pas injuste. Ta mère n’est-elle pas aussi ma rivale ? N’est-ce pas elle qui m’a fait connaître la première ces tourmens ? Et pourtant l’ai-je haïe ? Ai-je essayé de lui nuire ? N’ai-je pas ressenti ses offenses comme les miennes propres ? Ta mère est ma plus chère amie, et je ne crois pas qu’elle en possède de plus dévouée. Je l’ai aimée dès que je l’ai connue, et toi-même, pourquoi me suis-je senti d’abord le cœur d’une mère pour toi ? Avant de t’aimer pour toi-même, je t’ai aimée pour Maléka, et c’est elle que j’ai aimée en toi. Pourquoi n’en a-t-il pas été de même pour mes autres rivales ? Si elles avaient été dignes de l’amour d’Osman, je leur aurais pardonné. Je ne te dirai pas toutes mes douleurs, tous mes combats ; mais souviens-toi seulement des traitemens indignes qu’Ibrahima me fit subir. Je la détestais, et je détestais son enfant. Pourquoi me l’a-t-on confié ? Pourquoi m’a-t-on rendue maîtresse de lui, de sa vie ? Pourquoi m’offensait-on encore en me le livrant, et oubliait-on combien il m’était facile de venger en un instant mes injures passées et mon abandon présent ? Je crus reconnaître la main d’une puissance surhumaine et vengeresse dans cet aveuglement de mon injuste époux. Cet enfant me rappelait à chaque instant sa mère. Enfin… ne tremble pas, Kassiba, ne te détourne pas de moi, rassemble ton courage pour m’entendre jusqu’au bout,… c’est moi qui ai tué Ahmed…

Un silence de plusieurs minutes suivit cet aveu. C’était le premier que faisait Zobeïdeh, et sa voix résonnait singulièrement à son oreille. Soit qu’elle connût trop bien son sujet, soit qu’une force intérieure et secrète lui dictât sa pénible confession, la Circassienne croyait parfois entendre une voix étrangère prononcer les mots qui sortaient de ses lèvres. Cette histoire, qu’elle portait depuis si longtemps en elle-même, lui semblait toute nouvelle et hideuse dans sa nouveauté. Cette femme qui n’oubliait aucune injure, qui répondait à chaque offense par la mort, qui se vengeait du coupable sur l’innocent, qui, établie au sein d’une nombreuse famille, semait autour d’elle le crime et le désespoir, cette femme lui faisait horreur. Jamais elle n’avait entendu de récit pareil au sien, et elle s’interrogea plus d’une fois pour savoir si elle ne dépassait pas le vrai ; mais la voix inexorable de sa conscience repoussait ce doute, et lui criait : « Ce que tu ne peux entendre sans frémir, tu l’as fait naguère et tu le feras toujours sans éprouver ni regrets ni remords. » Et Zobeïdeh reprenait ses aveux, effrayée d’elle-même, mais décidée à tout souffrir pour sauver, s’il en était temps encore, l’enfant qu’elle aimait. Celle-ci s’était caché le visage aux derniers mots prononcés par la Circassienne, et elle sanglotait.

— Tu as remarqué peut-être, reprit Zobeïdeh, que depuis quelque temps les enfans ne me témoignaient plus la même tendresse que par le passé. Je m’en affligeais, car moi je les aimais toujours. J’attribuais leur refroidissement au caprice de leur âge, et j’étais loin de leur en garder rancune. Malheureusement, après la mort d’Ahmed, lorsque je me reprochais ma colère en me rappelant ses souffrances, lorsque je me promettais de ne plus frapper l’innocent, ton frère Ismaël me surprit pleurant auprès du cadavre de l’enfant. Pourquoi ne me laissait-il pas mon repentir ? Il m’accusa de feindre une douleur que je n’éprouvais pas, et quand je lui demandai pourquoi il me tenait ce langage, il me déclara d’un ton froid et sévère que tous mes crimes lui étaient connus, qu’en vain j’avais espéré le tromper comme j’avais trompé tout le monde, et qu’il me dénoncerait à ses parens, à son père surtout, qui me haïrait ! Pourquoi me parlait-il ainsi ? pourquoi venait-il au-devant de mes coups ? Allah l’aveuglait : Le faisait-il parler pour le perdre et me sauver ? Je me dis que je serais ingrate envers Allah et son saint prophète en refusant de profiter de leurs avis et de recourir aux moyens qui m’avaient toujours si bien réussi.

Tu ne l’as sans doute pas remarqué, mais je ne négligeai rien pour empêcher qu’Ismaël demeurât seul dans ses derniers momens avec une personne autre que moi. J’avais hâté de couper cette chaîne de révélations qui devait aboutir à ma ruine, si je la laissais se continuer. Le ciel en avait ordonné autrement. Quand je pensai qu’Ismaël n’était plus, je quittai cette chambre, où j’étouffais. Et lorsque j’y retournai, qu’y trouvai-je ? Ismaël encore vivant et faisant promettre à Dundush de me dénoncer à son oncle. Pouvais-je m’arrêter alors ? Pourquoi aurais-je épargné la vie de l’une après avoir sacrifié celle de l’autre ? J’étais allée trop loin pour m’arrêter avant de m’être mise à l’abri. Cette fois encore je pris toutes les précautions auxquelles je pus penser pour hâter la mort de Dundush et pour l’empêcher de me dénoncer ; hélas ! je m’aperçus bientôt que mes précautions avaient été vaines : tu savais tout. Toi, Kassiba, que j’aimais de toute mon âme, toi dont l’amour avait fait jusqu’ici mon seul bonheur, tu me haïssais, tu me destinais aux plus cruels supplices. Ce fut pour mon cœur un coup mortel. Je versai des larmes bien amères ; mais, je te le jure, la pensée de m’assurer de ton silence comme je l’avais fait de celui des autres me fit horreur. « Qu’elle vive, me suis-je dit, qu’elle vive pour me maudire, pour me livrer à la vengeance des lois, pour appeler sur ma tête la haine et l’horreur de tout ce que j’aime, de mon mari, de Maléka, de mes propres enfans ! Je ne me défendrai pas contre elle ; pas un cheveu de sa tête ne tombera par ma main. » J’ai vu tes craintes, et c’est en vain que je m’efforçais de les détruire en te cachant la vérité sur tes frères. Ma voix a été impuissante, et le médecin m’assure que c’est ton cœur qui est malade. Relève donc la tête, mon enfant bien-aimée, tu n’as rien pris qui puisse abréger ta vie ; reviens à la santé, à la sécurité, et qu’il soit fait ensuite de moi ce que tu voudras !

En prononçant ces mots, Zobeïdeh s’attendait presque à voir Kassiba, obéissant à sa voix, se lever de son lit et parcourir de nouveau le harem, car, à mesure qu’elle avançait dans sa confession, ses tortures étaient devenues si vives qu’elle ne pouvait les croire stériles. Cependant Kassiba demeurait toujours le visage caché dans ses mains, et ses larmes ne tarissaient pas. Alarmée de ce silence et croyant ne l’avoir pas convaincue, Zobeïdeh prenait le ciel à témoin qu’elle n’avait jamais attenté à sa vie, lorsque Kassiba l’interrompit en lui posant sa main glacée sur les lèvres et en lui disant : — Paix, Zobeïdeh ; n’appelle pas la vengeance d’Allah sur ta tête. Tremble plutôt qu’elle ne te frappe au milieu de tes triomphes, car, tu le sais bien, tu ne cours aucun danger de ma part. Je n’ai plus ni frère ni sœur, je n’ai donc plus personne à sauver, car tu ne lèveras pas la main contre ton propre sang, et tu n’as rien à craindre de Zéthé.

Mais ce n’était plus pour elle que Zobeïdeh tremblait, et les assurances de Kassiba lui causaient plus de peine que de soulagement. Elle essaya de ramener la pensée de l’enfant sur son propre état et de la convaincre que rien maintenant ne s’opposait au retour de sa santé. Celle-ci la détrompa. — Ce n’est pas la mort que je craignais, c’est la pensée de la devoir à ta haine, à ta méfiance. Je suis rassurée de ce côté ; mais je craignais aussi d’avoir à te reprocher la mort des miens et les larmes de ma mère. Cette crainte était fondée. Ah ! Zobeïdeh, pourquoi n’as-tu pas su aimer comme tu sais haïr ? Tu aimes mon père et Maléka, tu m’aimes ; tu nous as épargnés, dis-tu ? Est-ce nous épargner que de nous frapper dans ce que nous avons de plus cher, mon père dans ses femmes, Maléka dans ses enfans, et moi dans mes frères ?… Ah ! je sens que la mort est proche, et j’en remercie Allah, puisque je sais que je ne pourrais te haïr, et je sens aussi que je ne pourrais t’aimer sans crime.

Ce fut en vain que Zobeïdeh mit tout en œuvre pour la convaincre que l’un et l’autre ne dépendaient que d’elle. Voulait-elle lui pardonner ses crimes et l’aimer, elle se laisserait ramener peu à peu à des sentimens plus humains et plus doux ; elle lui serait si reconnaissante de ne pas la repousser, qu’elle ne s’abandonnerait plus à ces passions terribles qui auraient pu les séparer à jamais. Si elle préférait la vengeance, rien ne s’opposait à ce qu’elle fût satisfaite. Kassiba ne lui devait plus rien ; ses crimes à elle avaient effacé tous les titres qu’elle pouvait avoir à sa reconnaissance. Elle ne demandait plus qu’une chose : c’était que Kassiba vécût, et elle vivrait, pourvu qu’elle le voulût bien. Les sophismes de Zobeïdeh ne pouvaient égarer une âme aussi droite et aussi pure. Elle ne répliquait pas, mais elle secouait doucement la tête, et la Circassienne sentait avec désespoir que tous ses efforts étaient impuissans.

Kassiba lui dit encore : — Je regrette de ne pas embrasser ma mère ; mais si un saint derviche m’offrait de la faire paraître devant moi, je refuserais, tant il m’en coûterait de t’accuser, et tant il me semblerait, en gardant le silence, devenir ta complice. Laisse-moi mourir, Zobeïdeh ; il n’y a plus de place pour moi parmi vous.

Le désespoir de Zobeïdeh touchait à l’égarement. Pour la première fois de sa vie, elle comprenait qu’elle avait été cruelle, non-seulement envers les objets de sa haine, mais envers ceux de son amour. Comme la plupart des femmes naturellement violentes et passionnées, elle avait mis une sorte d’orgueil à mieux aimer que les âmes faibles qui s’attribuent exclusivement la patience et la tendresse. Ce mérite, dont elle aimait à se parer, Kassiba venait de lui en montrer le néant. Elle savait haïr, mais elle ne savait pas aimer, puisqu’elle n’avait pas su préférer à son propre bonheur le bonheur des personnes aimées. Elle forma plus d’une fois le projet de se dénoncer elle-même pour mettre un terme aux déchiremens qui torturaient le cœur de Kassiba et lui rendaient la vie impossible. Peut-être eût-elle exécuté ce dessein, qu’elle formait au moins de bonne foi ; mais elle ne fut pas appelée à consommer ce sacrifice. Kassiba languit quelques jours, souriant à la mort. Enfin, se sentant faiblir de plus en plus, elle fit appeler Zobeïdeh. — Je meurs, lui dit-elle, de la mort que tu as donnée aux miens, mais en mourant je te pardonne pour eux et pour moi ; si tu veux adoucir mes derniers momens, promets-moi de ne pas ajouter de nouveaux crimes aux anciens. Ce n’est pas pour tes victimes que je te prie, c’est pour toi. Je ne sais ce qui nous attend après la mort, personne ne m’en a parlé ; mais la mort est difficile à tous, et je sens que si j’avais fait du mal à quelqu’un pendant ma courte vie, je tremblerais à cette heure. Cette heure viendra aussi pour toi, et elle sera terrible ; n’ajoute pas à ces terreurs par de nouveaux crimes. Me le promets-tu ?

Elle se taisait depuis quelques instans, et Zobeïdeh croyait l’entendre encore. Agenouillée au chevet de la mourante, la tête cachée entre ses mains et appuyée contre le lit, la Circassienne faisait son examen de conscience avant de s’engager par une promesse si difficile à observer. — Encore si en prenant cet engagement je la sauvais,… je la conservais… Et elle allait sans doute lui proposer ce marché : Vis, et je renonce au crime ! — Insensée ! une mortelle peut-elle faire de pareilles conditions ? Et à qui les posait-elle ?

Tout à coup Zobeïdeh se releva en poussant un cri terrible. Kassiba était étendue sur ses oreillers, la face blanche comme la cire, les yeux fermés, la bouche entr’ouverte comme pour un dernier sourire. Zobeïdeh avait perdu Kassiba, et personne n’était plus là, pour recevoir la promesse qu’elle eût peut-être faite.


III. — LA VIEILLESSE D’UN PACHE.

Je voudrais pouvoir finir ici cette histoire : après de si terribles scènes, tout, même les remords de Zobeïdeh et le désespoir de Maléka, doit paraître pâle et froid ; mais ce que j’ai dit de la connaissance fortuite que je fis de la famille d’Osman-Pacha dans une maison de campagne en Syrie et longtemps après la mort des victimes m’oblige à ramener le lecteur à mon point de départ. Je n’ai plus de catastrophes à raconter ; les membres de cette famille qui survécurent à cette époque d’isolement pendant laquelle Zobeïdeh fut seule maîtresse absolue dans le harem déserté par Osman vivaient encore lorsque j’y fus admise. Ce qu’il me reste à montrer, c’est la décadence et l’affaissement de passions, de caractères et de tempéramens usés par leurs propres excès, sans avoir jamais subi le frein salutaire d’une loi morale. Le tableau n’est certes pas séduisant, j’en conviens, et l’art voudrait peut-être que je n’allasse pas plus loin ; cependant la vérité ne me permet pas de m’arrêter. Entre ces deux maîtres, c’est au second que j’obéis.

Nous avons laissé Osman, décoré du titre de caïmacan, cheminant vers sa nouvelle résidence, fier de sa nouvelle dignité, et satisfait d’échapper aux terribles regards de la jalouse Circassienne. À mesure qu’il s’éloignait de Stamboul et de sa famille, il sentait un bien-être indicible se répandre dans toute sa personne. L’idée de pouvoir admirer sans crainte et acheter au besoin toute belle fille qui se trouverait sur son chemin lui était particulièrement agréable. La compagnie de Maléka lui était précieuse. Son humeur égale le mettait toujours à l’aise ; son rare bon sens en faisait un conseil fort utile, et sa soumission parfaite aux volontés du maître coupait court à toute chance de discorde et d’orages domestiques.

Une fois arrivé dans sa résidence nouvelle, il monta sa maison, c’est-à-dire son écurie, son harem et son salemlick. Il remplit la première de beaux chevaux, le second d’esclaves du sexe féminin, et le troisième d’esclaves du sexe masculin. Il dépensa beaucoup d’argent et fit de belles et de nombreuses acquisitions, de trop belles et de trop nombreuses dans un sens, car l’indulgente Maléka elle-même se sentit froissée. Je suis portée à croire que rien ici-bas, ni l’habitude, ni même l’indifférence, ne rend une femme complètement insensible aux infidélités de son mari puisque Maléka ne vit pas sans mécontentement la multitude d’odalisques de toutes les nuances et de tous les genres qu’Osman plaça sous sa sauvegarde et sous son gouvernement. Elle ne fut pas tentée d’imiter Zobeïdeh, mais elle ne put se défendre de penser quelquefois que la terreur que la Circassienne inspirait à leur commun époux n’était pas sans exercer sur sa conduite une influence quelque peu salutaire.

Ce tourbillon de beautés nouvelles et de fantaisies satisfaites se succédant les unes aux autres avec une rapidité qu’explique seulement la contrainte dans laquelle il avait vécu jusque-là rendit au bey comparativement supportables les nouvelles qu’il reçut de Stamboul. Le bon parent à qui Osman avait recommandé sa famille avait été appelé par Zobeïdeh après la mort des quatre enfans. Il avait trouvé la mère de famille plongée dans le plus amer désespoir, et il n’avait tiré d’elle que des pleurs et des lamentations. Il avait entendu les esclaves parler de contagion, et le médecin avait été mandé. Le parent n’en savait pas davantage. J’ai déjà remarqué combien la langue turque se prête mal aux récits quelque peu détaillés ou compliqués, ainsi qu’à l’expression des idées ou des sentimens subtils ou raffinés. Le parent avait donc jugé convenable de suivre avec Osman le procédé même qu’Osman avait suivi naguère avec Zobeïdeh. Il avait attendu qu’une personne de sa connaissance se rendit dans la ville qu’habitait Osman, et il l’avait chargée de présenter à celui-ci une lettre par laquelle il invitait à prêter l’oreille et à donner créance au récit que lui ferait le messager. Or ce messager n’avait jamais entendu parler d’Osman-Bey ni de sa famille ; il avait appris du vieux parent une histoire assez embrouillée que la faconde de celui-ci ne rendait pas plus claire ; il avait voyagé ensuite pendant trois ou quatre semaines ; il n’y a donc pas lieu de s’étonner s’il ne communiqua au caïmacan que des nouvelles assez peu précises. Qu’il eût perdu quatre enfans, Osman ne pouvait en douter ; mais lesquels ? et de quel mal ? Le souvenir du farouche regard de Zobeïdeh le fit frémir, et il conçut même l’héroïque projet d’aller sauver les enfans qui lui restaient ; pourtant son insouciance habituelle reprit bientôt le dessus. — J’ai perdu quatre enfans en quelques jours, se dit-il ; pareille chose est arrivée à d’autres. C’est un grand malheur, un grand chagrin ; Allah est tout-puissant ! Ce dont j’ai à m’occuper maintenant, c’est de mettre les autres autant que possible à l’abri de pareilles catastrophes. Pour cela, il faut savoir d’abord s’ils sont morts naturellement ou par la main de cette terrible Zobeïdeh… Voyons. Elle-même avait quatre enfans, Maléka trois, Nafizé un et Ibrahima un. J’en ai perdu quatre, et j’ignore lesquels. Si leur mort est l’œuvre de Zobeïdeh, ce ne sont pas les siens qui ont succombé ; donc ce sont des siens qui survivent, et ceux-là ne courent aucun danger. Si au contraire ce sont les enfans de Zobeïdeh qui ont péri, cela prouve qu’elle n’est pour rien dans ce malheur, et je n’ai aucun motif pour lui retirer ni ma confiance ni mes enfans. Que faire ? En vérité je ne puis sans manquer à mes devoirs envers le padishah et envers mon révéré beau-père, quitter la place qu’ils m’ont accordée, et courir comme un fou à Stamboul pour m’informer de la santé de mes enfans. Non, je profiterai de la première occasion sûre, et je me procurerai des renseignemens précis sur l’état de ma famille ; en attendant pour ne pas perdre un temps précieux, je vais écrire à mon beau-père qu’il mettrait le comble à ses bontés en m’obtenant une place de gouverneur dans une province plus rapprochée de Stamboul.

Osman arrêta encore une autre résolution : ce fut de ne rien apprendre à Maléka de ces tristes nouvelles. Lui dire que quatre enfans sur neuf laissés à Constantinople avaient péri sans pouvoir lui apprendre que les siens étaient parmi les vivans, c’était lui causer d’insupportables angoisses sans avoir le moyen de les apaiser. D’ailleurs Maléka était souffrante, elle nourrissait un nouveau-né, et son état réclamait les plus grands ménagemens. Enfin une femme livrée à de poignantes inquiétudes est un spectacle attristant, et pourquoi s’attrister quand cela n’est pas absolument inévitable ? Ces raisonnemens étaient, à vrai dire, suffisans pour apaiser un cœur de père aussi peu sensible que celui d’Osman. Il y avait là cependant une inexactitude de calcul trop caractéristique pour que je la passe sous silence. Les enfans qui n’étaient pas nés de Zobeïdeh étaient au nombre de cinq, et ceux nés de Zobeïdeh n’étaient que quatre. En supposant donc (ce qui était vrai) que la mort eût attaqué le groupe des cinq, et eût employé pour frapper la main de Zobeïdeh, il restait un pauvre cinquième qu’Osman négligeait dans ses calculs, absolument comme les mathématiciens négligent les fractions décimales de sixième ou de septième ordre dans les calculs de logarithmes. N’importe, Osman ne visait pas à une exactitude plus grande, et il se tint pour satisfait. Seulement il écrivit sans tarder à son beau-père pour le prier de lui obtenir une place plus rapprochée de la capitale. Celui-ci considéra la demande de son gendre comme une démarche dictée par une louable ambition, et il adressa au bey une réponse qui lui arriva six mois après le départ de sa pétition. Son désir était légitime, lui disait le pacha, rien ne s’opposait à ce qu’il reçût satisfaction ; seulement il fallait ne pas se presser et attendre un moment favorable pour faire un bon coup de filet.

Ce n’étaient pas là, gardons-nous de le croire, de vaines paroles. Le protecteur d’Osman était résolu à saisir au passage la première queue de pacha qui se trouverait sous sa main pour en orner le chef de son gendre. Or la fortune n’est pas toujours dédaigneuse ni sourde. Pendant l’été suivant, les fièvres intermittentes sévirent avec violence dans la capitale de l’empire turc, et il se fit dans les rangs des pachas un vide considérable. Le conseil s’assembla tous les jours ; pendant un mois, il ne fut question que des queues à conférer. Jamais on n’avait vu pareille chose. On avait épuisé la liste des candidats naturels, de ceux qui occupaient dans la hiérarchie sociale le degré immédiatement au-dessous de celui de pacha ; puis, descendant toujours d’un échelon, on avait fini par arriver aux simples beys, c’est-à-dire à la multitude, car le titre de bey est aussi commun en Turquie que celui de don en Espagne ou en Italie. On remarqua bientôt quelques nominations excentriques ; le corps des pachas s’augmenta par exemple d’un garçon de café chez lequel l’un des ministres avait coutume d’aller fumer sa pipe, puis d’un palefrenier attaché à un autre membre du cabinet ottoman, et dont la taille svelte, les formes athlétiques se dessinaient fort avantageusement sur les chevaux arabes de son excellence. À peine ces dernières nominations furent-elles connues du public, que l’espérance et l’ambition s’emparèrent de tous les cœurs ; chacun découvrit que la carrière des honneurs lui était ouverte, les ministres furent assaillis par une nuée de pétitions, et la prophétie biblique se réalisa : « Les derniers seront les premiers. »

Fort heureusement le pacha beau-père d’Osman se souvint à propos de la pétition de son gendre. Un jour de plus, et Osman restait caïmacan à perpétuité ; mais ce malheur fut épargné à la Turquie. La pétition d’Osman fut présentée au bon moment, et le bey ne tarda pas à recevoir la nouvelle de sa nomination à la première dignité de l’empire. Il y eut ce jour-là de grandes réjouissances dans le harem de l’ancien caïmacan. Son excellence Osman-Pacha devait en effet retourner à Stamboul, et toutes ses femmes se promettaient de suivre leur glorieux maître dans ce pays féerique. Les belles ambitieuses ne savaient pas alors quelles déconvenues les menaçaient, car Osman, qui se rappelait les exigences de la formidable Zobeïdeh, n’osait ramener auprès d’elle que les plus vieilles et les plus laides de ses esclaves, et nous avons dit qu’Osman depuis son caïmacanat s’était dédommagé des privations qu’il s’était imposées jusque-là. Il fallut donc faire le triage : celles qui se distinguaient par quelque défaut corporel incontestable furent élues d’emblée pour le voyage, et les beautés parfaites furent exclues ; mais, lorsqu’on arriva aux beautés douteuses, les difficultés commencèrent. Osman tenait conseil avec Maléka et lui soumettait les questions embarrassantes. Il découvrait des taches là où il n’avait vu que des attraits incomparables. Les blondes lui paraissaient rousses, les brunes étaient des négresses, et il s’impatientait contre Maléka, qui, redoutant sérieusement le retour des scènes tragiques dont le nouveau pacha s’efforçait de chasser le souvenir, détruisit d’un seul mot son échafaudage de sophismes et de mensonges. Voyant qu’Osman prenait ses observations en mauvaise part, elle le pria de faire son choix tout seul, puisqu’il connaissait Zobeïdeh aussi bien qu’elle. Ces paroles, dites d’un ton ferme, mirent fin au débat, et Osman déclara aussitôt qu’il s’en rapporterait aveuglément au choix de Maléka. Celle-ci eut beau se défendre et s’excuser, il fallut se soumettre et choisir, ce qu’elle fit avec des égards extrêmes pour les sentimens des deux parties, d’Osman et de Zobeïdeh. Il va sans dire que ni l’un ni l’autre ne furent satisfaits. Osman déclara que Maléka ne lui avait pas laissé le quart d’un visage qu’il pût regarder sans avoir le frisson, et plus tard Zobeïdeh jura que Maléka avait voulu la désespérer en lui amenant pareil essaim de beautés sans pareilles. Les esclaves éloignées du harem par mesure de prudence furent vendues au bazar et leur prix servit à payer une partie des dettes contractées par l’ancien bey. Ce dividende fut réparti parmi ses créanciers à raison de dix pour cent ; pour le reste, Osman livra des billets que les créanciers acceptèrent, parce qu’ils ne pouvaient les refuser, et qu’ils transférèrent le plus tôt possible à leurs propres créanciers. À l’heure qu’il est, ils ont fait le tour de la ville, et ils continueront de voyager ainsi jusqu’à ce qu’il en reste un morceau. Après cela,… tant pis ; pour le dernier détenteur !

Maléka ignorait toujours les malheurs qui l’avaient frappée, et Osman, qui redoutait le spectacle des larmes et de la mélancolie, surtout pendant un long voyage, jugea plus sage de ne l’en prévenir qu’en approchant de Stamboul. De retard en retard, il arriva à Scutari sans avoir encore rien dit, pendant que Maléka, silencieuse et réservée, mais bonne et tendre mère, sentait son cœur bondir dans sa poitrine en apercevant les hauts minarets à l’ombre desquels ses enfans l’attendaient. Jamais elle ne s’était sentie si parfaitement heureuse qu’en montant dans le caïque qui devait la ramener auprès d’eux. Ce fut pendant cette courte traversée que, ne pouvant différer davantage, son mari lui apprit le vide affreux qui s’était fait pendant son absence. Sa douleur fut telle qu’Osman se félicita de ne l’avoir pas causée plus tôt, lorsque, à son inexprimable stupéfaction, Maléka, qui était demeurée quelques instans comme anéantie, lui dit d’une voix faible : — Hélas ! pourquoi me l’avoir caché jusqu’ici ? — Que les femmes sont extraordinaires ! pensa le sensible Osman. Elle regrette les dix ou douze mois de bon temps que ma sollicitude lui a ménagés ! Or c’était précisément la pensée de ces dix où douze mois de tranquillité qui ajoutaient encore à la douleur de Maléka ; elle se les reprochait comme un larcin fait aux regrets que ses enfans avaient le droit d’attendre d’elle. Que faisait-elle pendant que ses bien-aimés se débattaient dans les tortures de l’agonie ? Pourquoi avait-elle consenti à les quitter ? Quel était donc le fléau qui lui avait arraché tous ses trésors ?

Maléka fut plutôt portée que conduite au harem, où elle arriva presque sans vie. Quand Zobeïdeh la vit en cet état, elle fut consternée et redouta quelque crise funeste ; mais lorsqu’Osman l’eut informée qu’il venait seulement de lui apprendre son malheur ; elle cessa de s’étonner, et elle prit soin de la mère infortunée avec toute la tendresse dont elle était capable. Ses soins touchaient Maléka, mais ils la déchiraient en même temps, car elle connaissait trop Zobeïdeh pour ne point la soupçonner ; Zobeïdeh devina ses secrètes pensées. Maléka voyait donc en elle la meurtrière de ses enfans, la meurtrière de Kassiba !… Cette dernière pensée, la certitude d’être tacitement accusée d’une mort dont elle était innocente, lui était mille fois plus douloureuse que le souvenir de tous ses véritables crimes. Elle eût volontiers avoué à Maléka le meurtre des trois autres jeunes victimes pour la convaincre de son innocence envers Kassiba ; mais elle respectait les doutes que Maléka conservait encore, et elle craignait de lui rendre la vie impossible en lui apprenant qu’elle devait la passer tout entière auprès de la meurtrière d’Ismaël et de Dundush. Sous l’influence des tortures intérieures que lui causaient les douloureuses appréhensions de sa compagne et ses propres efforts pour ne laisser échapper ni aveux ni justification, l’affection de Zobeïdeh pour Maléka devint plus vive qu’elle ne l’avait jamais été dans les beaux jours presque oubliés de sa jeunesse et de son innocence en même temps qu’elle fut une nouvelle source de tourmens pour l’étrange créature dont j’ai hâte de terminer l’histoire.

L’époque à laquelle nous sommes arrivés dans cette misérable vie ne nous présente plus, je l’ai dit, ni passions furieuses ni crimes odieux. Accoutumé à son harem d’Asie ; Osman n’ambitionnait plus de longues ni de légitimes amours. Entouré de femmes qui lui appartenaient, dont il pouvait disposer à sa fantaisie, il cacha ses préférences, et ne garda plus ses favorites assez longtemps pour qu’une indiscrétion éclairât Zobeïdeh, et pour que celle-ci pût tramer de nouvelles vengeances. Voilà tout ce que Zobeïdeh obtint. Du reste, il achetait journellement de nouvelles esclaves qu’il revendait presque aussitôt. Il prit aussi l’habitude de passer des jours entiers, et jusqu’à des semaines, hors de chez lui, sous prétexte de visites qu’il rendait à la campagne à ses amis. Lui-même loua une jolie maison sur le Bosphore, où il se rendait souvent, et dont l’entrée était interdite à ses femmes parce que disait-il, elle était trop petite pour les contenir.

Zobeïdeh n’avait plus de rivale à punir, mais son bonheur ni sa tranquillité n’y avaient rien gagné. Elle ne voyait plus Osman qu’à de rares intervalles, et, pendant ces courtes apparitions, il lui témoignait une indifférence bien plus cruelle que ne l’avaient jamais été ses inconstances. Que pouvait-elle contre cette nouvelle ennemie ? Elle eût répandu des torrens de sang, qu’elle n’en eût pas triomphé. Que n’eût-elle pas donné alors pour attribuer cette froideur à une rivale vivante, dont un crime l’eût débarrassée ! L’espoir au moins lui eût été possible, et maintenant il ne l’était plus. Zobeïdeh cependant était née pour la lutte, et la pensée de se soumettre à la nécessité ne s’était jamais offerte à son esprit. Elle ne se préoccupait en aucun cas que des moyens de vaincre, jamais de l’opportunité du combat. Cette fois elle eut recours à des charmes, puis à des philtres dont l’effet devait être de réveiller l’amour d’Osman et de le reporter sur elle-même. Philtres et charmes variés, combinés, multipliés à l’infini, ne produisirent d’autre résultat que de soutenir le courage de Zobeïdeh en flattant ses folles espérances, et de détruire la santé d’abord, puis la raison d’Osman. Il devint sujet à de singulières crises, d’où il ne sortait jamais que marqué de quelque nouveau signe de décrépitude. Des médecins européens furent appelés par Maléka à combattre ces crises d’un mal inconnu ; mais tout leur savoir échoua contre les ténébreuses menées de la femme amoureuse et jalouse. Enfin un changement de climat et d’habitudes fut déclaré nécessaire à la prolongation de cette pauvre existence. Osman partit, avec toute sa famille cette fois, pour la Syrie où il finit par s’établir dans un ravissant petit palais, au milieu du plus charmant paysage à peu de distance de la petite ville qui se trouvait sur ma route. C’est là que je le trouvai, et que je reçus de lui une splendide hospitalité de quelques jours.

Lorsque je vis Osman-Pacha pour la première fois, j’eus peine à m’expliquer son air de décrépitude précoce, qui contrastait, par momens avec des réveils de jeunesse… Avait-il trente ou soixante-dix ans ? On pouvait être embarrassé de résoudre cette question. Le fait est qu’il touchait à sa cinquantième année. L’histoire que me conta l’Européenne me donna le mot de l’énigme. Il se mourait lentement des prétendus philtres amoureux de Zobeïdeh, et la paralysie, l’hébètement s’emparaient peu à peu de lui, accomplissant un travail de désorganisation dont il était aisé de prévoir le terme. Il avait des éclairs d’intelligence pendant lesquels on était frappé de sa bienveillance et de son amabilité naturelles ; mais ce n’étaient que des éclairs, et il retombait presque aussitôt dans un stupide abattement ou dans une excitation factice parfois plus pénible encore à voir que la stupidité. Ses cheveux avaient blanchi, et sa haute taille s’était courbée. Rien n’était changé d’ailleurs dans son genre de vie ni dans ses sentimens. Son indifférence pour Zobeïdeh était complète. L’extrême douceur des manières, l’air de déférence qu’ont les Turcs vis-à-vis des femmes, simulent parfois la tendresse là même où l’amour n’a jamais existé : aucune méprise n’était plus possible ici. Osman n’arrêtait jamais son regard sur Zobeïdeh et ne lui adressait jamais directement la parole. Quoi qu’elle fît pour attirer son attention, on eût dit qu’il ne s’apercevait pas de son existence.

Zobeïdeh supportait mal ce supplice. Plutôt fatiguée qu’apaisée par tant d’inutiles tentatives, elle ne savait plus à quel expédient recourir, et elle avait comme des accès de découragement désespéré. Ses enfans la fuyaient, tout en évitant, dans leur propre intérêt, de la compromettre par leurs propos. Seule, la jolie Zéthé lui demeurait fidèle ; mais malgré sa bonne grâce et ses câlineries, la Circassienne, tout en l’aimant, la connaissait trop pour compter sur elle. Il y avait loin de ce qu’avait été Kassiba, la douce et charmante créature, à cette véritable fille d’un harem, vaine, sotte et menteuse. Maléka était patiente et résignée, mais elle était malheureuse, et Zobeïdeh savait trop pourquoi sa blessure ne se fermait pas. La Circassienne ne voyait plus autour d’elle qu’isolement et ténèbres. À mesure que les années se succédaient, et que la route encore tracée devant elle devenait plus courte, elle tremblait d’en envisager le but, et la pensée de la vie future lui causait un effroi intolérable. Elle multipliait comme autrefois les macérations, les jeûnes, car elle n’avait voulu renoncer à aucune chance d’éviter les châtimens éternels ; cependant elle n’avait plus la même confiance dans l’efficacité de ces épreuves expiatoires. Elle essayait parfois de la prière, ou du moins de ce qu’elle appelait de ce nom, — la répétition indéfiniment prolongée de certaines exclamations sur la grandeur et sur la puissance d’Allah et de son prophète. Moi-même je la vis plus d’une fois debout devant une fenêtre, pâle et morne, le regard perdu dans l’azur éclatant du ciel, murmurant des lèvres ces impuissantes oraisons et paraissant attendre une faveur qui lui était, hélas ! refusée. Des heures se passaient ainsi en prières inutiles, après lesquelles souvent elle éclatait en sanglots, en cris de désespoir, tombait sur ses genoux, s’affaissait même évanouie. Elle m’aperçut un jour que je l’observais en proie à une de ces crises douloureuses dans une chambre voisine. Elle se couvrit le visage de ses mains et s’enfuit. Un moment je fus tentée de la suivre, mais que pouvais-je contre un tel désespoir ? Je ne connaissais pas encore son histoire, et je ne pouvais lui offrir que de banales consolations.

Lorsque tout me fut expliqué, je compris le trouble de Zobeïdeh, je compris aussi la tristesse de Maléka, ses tressaillemens d’effroi chaque fois que sa dernière enfant allait se jeter dans les bras de la Circassienne, ou qu’elle la voyait reposer sur ses genoux. La pauvre mère souhaitait sans doute alors de voir sa propre existence se prolonger jusqu’au jour où cette enfant passerait du harem paternel dans un autre harem, mais cette triste satisfaction de la savoir au moins à l’abri des fureurs de Zobeïdeh ne semblait pas devoir lui être accordée. Une toux déchirante dont elle ne se plaignait que pour l’ennui qu’elle causait au pacha, son excessive maigreur, une douleur constante au côté droit de la poitrine, tout indiquait que le martyre de Maléka devait se terminer bientôt.

Osman et Zobeïdeh sont-ils enfin seuls en présence l’un de l’autre comme ils l’étaient dans cette première année de leur mariage, seule année de bonheur véritable dont Zobeïdeh ait joui, ou bien le veuvage a-t-il commencé pour l’un des deux époux ? Je ne sais pourquoi je ne puis m’empêcher de croire le contraire. Oui, Osman et Zobeïdeh sont aujourd’hui seuls en présence l’un de l’autre, se craignant, se soupçonnant, se tenant sans cesse sur leurs gardes, de crainte de laisser échapper un mot qui amènerait infailliblement une explication, des aveux, peut-être une vengeance. Depuis que personne n’est plus entre eux, ils doivent être plus séparés que jamais par la défiance et la peur. Zobeïdeh aime encore Osman, mais son amour s’est dépouillé de toute tendresse ; c’est un amour mêlé de ressentiment et de haine ; Tous deux avancent à grands pas vers la vieillesse et la mort, chacun attribuant à l’autre ce précoce déclin. Ils s’éteindront presqu’en même temps, et leur dernière heure s’écoulera sans qu’ils se demandent et s’accordent réciproquement le pardon de tant de mutuelles offenses. La réconciliation ne précédera pas la séparation éternelle. Triste fin, mais non plus triste que leur vie ! Conclusion nécessaire en quelque sorte et logique du conflit entre ces natures, toutes deux incapables de s’oublier elles-mêmes pour songer à autrui, quoique par des causes entièrement opposées, — l’une par excès de violence dans les passions, — l’autre par apathie ! Fin humiliante et inévitable de ceux qui, n’ayant vécu que par les sens et pour les sens, se sont demandé un jour avec une vague inquiétude en les sentant s’éteindre : Qu’est-ce donc qui vit en nous ? Fin ténébreuse, sans confiance, sans espoir, sans pressentimens ! Ne serait-il pas temps désormais de songer à préparer à tant de créatures humaines richement douées par la nature une vie plus conforme aux vues de la Providence, et dont il soit possible d’envisager le terme sans une tristesse infinie ?


CHRISTINE TRIVULCE DE BELGIOJOSO.