Zofloya, ou Le Maure/Chapitre 02

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Traduction par Mme de Viterne.
Imprimerie de Hocquet et Cie (Tome Ip. 19-31).


CHAPITRE II.


Il n’est pas inutile de donner, dès ce moment, à nos lecteurs, une idée de la moralité du comte Adolphe, sa réception dans la famille de Loredani, étant devenue la cause fatale de toutes les infortunes qui frappèrent cette malheureuse famille.

Le comte était Allemand d’origine : laissé de bonne heure à un état d’indépendance, par la mort de son père, il quitta sa patrie pour parcourir l’Angleterre et la France. Dans l’une et l’autre de ces contrées, autant poussé par ses inclinations vicieuses que par le mauvais exemple, il se plongea dans tous les excès du désordre, et perdit totalement en peu d’années, ce qu’il pouvait avoir d’honneur et de délicatesse. Un de ses penchans favoris, et ce qu’il préférait à tout, était le plaisir affreux de corrompre, non l’innocence d’une beauté ingénue, mais des femmes d’un tout autre ordre dans la société. Ses desseins séducteurs avaient pour but de semer la mésintelligence parmi des époux bien unis, d’arracher à un mari passionné la tendresse d’une épouse sensible et fidèle ; d’étendre le souffle de son haleine impure sur une jeune famille florissante, de détruire les meilleures, les plus nobles affections du cœur, et de se glorifier ensuite, dans toute la noirceur de son âme, du désordre qu’il venait de causer. Doué du physique le plus parfait dont la nature ait jamais avantagé un homme, pour le malheur des autres, possédant tous ces talens séduisans qui peuvent le rendre le plus dangereux ou le plus aimable de son sexe, il employait ces qualités rares comme ferait le démon qui prendrait la forme d’un ange pour captiver les cœurs ; cependant le séducteur le plus déterminé se lasse à la fin de ses conquêtes. Adolphe, après avoir contenté ses passions et laissé jouir sa vanité, tombait dans l’ennui et le dégoût : méprisant tout ce qu’il avait possédé, dédaignant ces femmes dont les caresses avaient enchanté momentanément ses désirs, sans jamais toucher son cœur ; il quitta Paris, le foyer de ses vices et de sa prodigalité, et partit rassasié de tout, espérant que le changement de scène redonnerait une nouveauté à ses sentimens qu’une jouissance sans borne avait presqu’entièrement anéantis. Cependant, en changeant de place, Adolphe manqua encore de trouver ce qu’il cherchait avec une curiosité avide et impatiente, une femme capable de lui faire éprouver des sensations toujours nouvelles ; car cet être orgueilleux niait la possibilité que cette femme existât ; de plus il analysait et étudiait avec l’œil méprisant du préjugé, le caractère de toutes, et ne trouvait chez elle que sottise, faiblesse, et manque de solidité. C’est ainsi qu’après en avoir triomphé, il délaissait ses conquêtes et avait honte de s’être laissé entraîner par leurs charmes.

Tel était le cruel, le dangereux Adolphe, lors de son arrivée à Venise, où le baron de Wurmsburg, ami et parent éloigné des siens, qui l’avait jugé sur de simples apparences, et le connaissant très-peu (car Adolphe n’avait daigné rendre visite à sa terre natale qu’une fois), l’adressa, en lui donnant une lettre pour le marquis de Loredani. Le baron ne soupçonnait guère la corruption de son cœur, en le recommandant par les termes les plus forts, à l’amitié et à l’hospitalité de ce seigneur, à qui il rappelait la liaison qui avait existé autrefois entre eux.

Le comte n’était venu à Venise que dans le dessein d’y trouver un champ nouveau pour déployer ses talens séduisans et destructeurs, s’attendant peu à y rencontrer un attrait qui l’y retiendrait. Nous allons maintenant donner le récit rapide de ce qui fut la première source des événemens curieux et terribles de cette histoire.

Adolphe ne tarda pas à être envieux du bonheur qui régnait dans la maison de Loredani. Son âme perfide brûlait de troubler cette félicité domestique, et de semer autour de lui le désordre et l’infortune. Ce monstre, afin d’exécuter plus sûrement son dessein, s’adressa non à la jeune et sémillante Victoria, mais à son aimable et charmante mère, à la femme de son hôte trop généreux, de l’homme qui le comblait d’attentions et d’égards, ainsi que de preuves d’amitié ; c’était son honneur, la paix qu’il cherchait à détruire ; c’était sa femme dont il tramait la séduction ! telle se montrait la reconnaissance de l’obligé envers l’obligeant, et telle, hélas, le voit-on encore chaque jour.

Cependant il se trouva que la marquise, quoique susceptible d’une grande vanité, flattée sur-tout par l’approbation d’un homme de mérite et doué d’autant d’avantages que l’était le comte Adolphe, conservait encore pour son époux l’amour le plus entier, et qu’elle le regardait toujours comme le phénix de son sexe. La cour qu’elle recevait de toutes parts avait assurément un grand charme pour elle, mais elle en devait attribuer au moins en partie la cause à cet époux également aimé et estimé ; et cette persuasion devenait une barrière puissante à opposer aux entreprises d’Adolphe. Hélas ! celui-ci ne demandait pas mieux que de rencontrer des difficultés et de l’opposition : c’était ce qu’il cherchait depuis long-tems et ce qui donnait un stimulant à ses dangereux caprices. Tandis qu’il contemplait les attraits de la femme fidèle et son attachement sincère à un époux, il se promettait, dans l’odieux de son cœur, d’en faire la conquête aux dépens de tous les sacrifices.

Il y avait près de trois mois qu’il était chez le marquis, lorsqu’une mélancolie profonde (occasionnée en partie par le spectacle d’un bonheur qu’il ne pouvait détruire, et par des sensations qui lui avaient été étrangères jusqu’alors), parut prendre possession de lui. Que ce fût la conviction de la vertu sans tache de Laurina, ou la haute sphère dans laquelle elle se trouvait à l’abri de la séduction, qui donnât une irritation plus grande à ses désirs coupables, et ajoutât un degré violent à sa passion, c’est ce qu’on ne saurait dire ; ce qu’il y a de certain, c’est que quantité de femmes plus exactement belles que la marquise, avaient été séduites, obtenues et abandonnées par lui ; c’est pourquoi ce ne pouvait être sa personne, quelque charmante qu’elle fut, qui le subjugât ; et quant aux vertus de son âme, quoique faites pour ajouter de la gloire à sa conquête, Adolphe y mettait peu de prix. Comment donc, ayant mille raisons d’éviter sa présence, s’avouait-il, dans l’extravagance de sa passion, l’ascendant inconcevable qu’elle avait obtenu sur son insensibilité habituelle ? Quelquefois il se promettait, pour se venger de cet empire, de la réduire au niveau des infortunées qu’il avait trahies ; mais elle était encore Laurina, et il craignait de n’en pouvoir triompher. Ainsi donc, dans la furie de la passion qui le dévorait, ce méchant éprouva une fois la juste rétribution du mal qu’il avait fait aux autres.

Pendant ce tems, Laurina qui avait remarqué sa mélancolie, s’en était sentie affectée à un point qu’elle ne pouvait comprendre. Il lui fut difficile néanmoins de ne pas s’appercevoir, (ainsi que le désirait l’insidieux Adolphe), de la part qu’elle avait à cette tristesse. Son œil langoureux et abstrait, le plus souvent à dessein, se portait vers elle à toute minute. Ses profonds soupirs, et le tremblement qui agitait son corps, si par hazard il touchait sa main ou ses vêtemens, tout était remarqué de la marquise, et commençait à faire sur elle une funeste impression ; cependant son âme était encore pure : aucune pensée de trahir son mari ne l’avait souillée… car les atteintes d’une passion criminelle sont tellement graduelles et insensibles, que Laurina eût frémi à la certitude de sentir pour Adolphe quelque chose de plus que l’intérêt de la simple amitié.

Un soir qu’elle se promenait d’une manière pensive dans une allée de son jardin, le comte se présenta soudain à ses regards : ce n’était point le hasard seul qui avait part à cette rencontre : au moment même il faisait d’elle le sujet de ses pensées ; quelqu’espérance de la voir l’avait conduit là ; l’air mille fois plus triste que de coutume, les traits excessivement pâles, il marchait en chancelant… la marquise l’arrête ! et le regardant avec intérêt, elle lui demande d’une voix douce s’il se trouvait plus mal ? une pareille demande était tout ce qu’Adolphe attendait, mais ce dont il n’osait se flatter. Oubliant cette fois de se tenir sur ses gardes, il ne fut pas plus long-tems maître de ses émotions, et se jetant à ses pieds, il lui fit l’aveu, par des accens brusques et entrecoupés, de la passion qui dévorait son cœur. Confondue et interdite, la tremblante Laurina ne savait si elle devait fuir ; cependant rester après un tel aveu était l’autoriser et se rendre complice de sa coupable hardiesse. Elle fit donc des efforts pour se dégager du comte, qui s’était emparé de ses mains en tombant à genoux. Mais n’avait-elle pas déjà souffert qu’un autre homme que son époux occupât ses pensées ? Écouter une seule minute l’aveu d’une passion criminelle qu’elle avait inspirée, n’était-ce point le premier pas que la malheureuse Laurina faisait dans la carrière du vice ? reculer alors devenait d’une difficulté qui eût exigé une énergie incompatible avec la faiblesse qu’elle venait de montrer… Enfin, inspirée d’une résolution subite, et sentant fortement l’indécence de sa situation, elle s’arracha des bras du séducteur Adolphe, et fuyant sa présence, elle chercha à calmer son agitation dans la solitude de son appartement.

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