Zofloya, ou Le Maure/Chapitre 22

La bibliothèque libre.
Traduction par Mme de Viterne.
Imprimerie de Hocquet et Cie (Tome IIIp. 47-64).


CHAPITRE XXII.


Ce fut au commencement d’une belle matinée de printems, que la société descendant la place Saint-Marc, s’embarqua sur la Brenta, pour les Appenins. Victoria, assise auprès de son époux, lui témoignait les attentions les plus tendres comme les plus trompeuses ; la jolie et charmante Lilla, avec ses beaux cheveux qui ombrageaient son col d’albâtre, était à côté d’Henriquez, respirant le souffle de l’amour, et sentant sans le regarder, tout le feu de ses regards : la pudeur de la jeune personne n’empêchait pas que tout son être ne fût pénétré de ce que le sentiment a de plus voluptueux : la vieille signora, fière de se trouver en partie avec la jeunesse, quoiqu’elle fût de peu d’intérêt pour tous, excepté pour sa pupille, parut contente de voir la gaîté régner parmi eux. Zofloya, ressemblant à un demi dieu, avec la plume et le turban en tête, ses bracelets de perles, et la blancheur éclatante de ses vêtemens, était assis à la poupe du navire avec sa harpe, et ravissait la compagnie par l’harmonie exquise de ses accords ; les vagues même, comme respectant sa musique, adoucissaient leur marche onduleuse, afin que l’oreille ne perdît aucun de ses sons.

Jamais voyage fatal ne fut entrepris sous des auspices plus agréables, et jamais fiancé ne mena sa fiancée à l’autel avec une tendresse plus glorieuse, que le pauvre Bérenza ne conduisit dans sa solitude, parmi les montagnes, la perfide Victoria. Avec elle, il ne connaissait point de solitude ; elle était pour lui l’univers : le cœur plein du contentement le plus doux, il bénissait la maladie qui lui avait rendu, ainsi qu’il le pensait, tout l’amour de sa femme.

Bref, le voyage terminé, et une fois arrivé à Torre-Atto, Victoria vit avec plaisir que ce lieu était entouré de tous côtés par une solitude entière ; ni ville, ni village n’avoisinaient le château de Bérenza, qui était situé dans une vallée profonde, au bord d’une forêt : d’un côté, des rochers d’une hauteur énorme, s’élevaient au-dessus de ses plus grandes piramides, et s’enveloppaient de leur majesté terrible, mais sublime ; tandis qu’aucun bruit ne dérangeait le silence de ce lieu, que la chute d’une cataracte impétueuse, qui tombait de sa superbe élévation dans un abîme, ou bien encore, le son solemnel de la cloche d’un couvent peu éloigné, quand le vent était de ce côté. Quelquefois aussi, le carillon musical d’un orgue se laissait entendre, et ressemblait plus à une. musique aérienne, qu’à celle sortant de la demeure des vivans.

Ici donc, se dit Victoria, le lendemain de son arrivée, et en mesurant de l’œil l’étendue incommensurable de la solitude qui l’entourait, ici, je puis exécuter sans danger les desseins qui doivent me conduire au comble de mes vœux ! nul regard ne peut m’y atteindre, et j’y agirai en liberté ! salut à vous, bienveillantes solitudes : salut à vos ombres impénétrables, puisqu’elles entretiennent mon espoir… celui de mon amour… et périsse tout ce qui pourrait s’y opposer encore !

Les yeux de Victoria se portèrent du côté des montagnes, tandis qu’elle prononçait ses malédictions ; et ses pensées en pénétraient l’obscurité la plus ignorée, quand elle fut interrompue par Bérenza qui, lui saisissant le bras avec gaîté, lui demanda le sujet de sa rêverie.

Une faible rougeur couvrit le front de cette femme au cœur de bronze. Elle répondît : « je contemplais la beauté sévère de ces lieux, cher comte ! »

« Eh ! savez-vous, ma bien-aimée, que je me sens déjà mieux depuis que je suis ici. Cette belle retraite, et l’air pur qu’on y respire me font réellement du bien. »

Victoria sentait que ce n’était là qu’une idée, car la veille au soir, n’étant pas arrêtée par la fatigue qu’il avait éprouvée, elle lui avait donné une dose de poison à prendre, et même un peu plus forte qu’à l’ordinaire. Cependant elle eut quelqu’inquiétude sur ce mieux qu’il disait sentir, et elle se promit bien d’augmenter encore la dose dans la prochaine boisson. Pour l’instant, elle le suivit dans la salle où le déjeûner était servi, et où on les attendait.

Persévérant toujours dans sa barbarie réfléchie, Victoria, avant la fin des dix jours, avait administré au comte jusqu’à la plus petite particule de poison. C’est pourquoi, vers le soir, elle chercha le maure, avec qui elle n’avait encore pu avoir de conversation depuis son arrivée à Torre-Atto.

Elle alla droit à la forêt, et prit, pour y entrer, les chemins les moins fréquentés, pensant que Zofloya ne s’y promenait que dans les endroits les plus sombres, et espérant l’y trouver. Effectivement, elle n’alla pas loin avant qu’il se présentât à ses regards, en sortant d’un massif d’arbres. Elle l’appela très-haut, quand, la saluant légèrement, il s’arrêta, et attendit qu’elle vînt à lui.

« Zofloya, dit-elle, en lui prenant le bras et marchant rapidement, ne pouvez-vous me délivrer tout-à-coup des tortures que j’endure ? m’ayant conduite aussi loin, je ne puis supporter la lenteur des évenemens ; c’est pourquoi, si vous desirez réellement me servir, il faut vous y prendre d’une manière plus prompte. »

« Madame, votre impatience a déjà contrarié mes projets, et presque détruit votre ouvrage, répondit le maure. La maladie actuelle du comte est de nature à le conduire à sa dissolution en très-peu de tems. Il n’y a rien en ce moment qui puisse le sauver d’une mort subite. Ainsi, dans ce cas, le soupçon peut se former aisément et avec justice. Pardonnez-moi ces observations, mais voilà ce qui cause un changement si grand dans votre époux. Huit jours suffiraient maintenant pour l’achever, mais ne le tuez pas auparavant. Je vous avertis, signora, que si vous vous écartez en la moindre chose de mes avis, vous affaiblissez le pouvoir qui me fait agir, et détruisez l’effet qu’une soumission parfaite aux règles qui vous sont prescrites, peut seule produire. » Alors, donnant un petit paquet à Victoria, il la salua d’un air respectueux, puis, s’enfonçant dans la forêt, il disparut.

— Quel être singulier ! pensa Victoria en retournant au château. Comment se fait-il qu’entre mille questions que je voudrais lui faire, je ne trouve qu’à peine le tems d’en placer une, et qu’avec tant de choses que j’ai à lui demander sur lui-même, ma langue soit glacée en sa présence, comme s’il s’agissait de parler à un immortel. S’interrogeant de la sorte, elle doubla le pas, parce que la nuit approchait. En avançant vers le château, elle vit venir le jeune Henriquez, objet passif de la flamme qui la consumait. À cette vue, son cœur battit vivement, et elle resta comme immobile à sa place.

« Signora, je venais vous chercher, dit-il, lorsqu’il fut près. Mon frère, impatient de votre absence, craint qu’il ne vous soit arrivé quelqu’accident. C’est à sa prière que je viens au-devant de vous. »

« C’est une peine que, sans doute, vous auriez bien voulu vous épargner, dit Victoria avec dépit. »

« Point du tout, Madame, répondit froidement Henriquez. Alléger, autant qu’il est possible, la sensibilité d’un frère que j’aime, est une chose que je ne lui refuserai jamais ; et ses moindres plaisirs auront toujours droit de m’intéresser. »

« S’occuper de moi, Monsieur, est regardé par vous comme un de ses moindres plaisirs, à ce que je vois. »

« Je ne dis pas cela, Madame. »

Comme il parlait, le pied de Victoria donna contre un caillou, ce qui pensa la faire tomber. Il voulut la soutenir, mais elle le repoussa, et ses yeux s’emplirent de larmes.

« Ne faites pas attention, seigneur Henriquez ; car, je crois que si je tombais cela vous serait à peu près égal. »

« Bon dieu, Madame qui peut vous avoir donné une pareille idée, et comment me croyez-vous aussi peu sensible ? »

« Parce que… vous me haïssez, je le sais, dit-elle fortement agitée. »

Henriquez la regarda avec surprise, et ne sachant que répondre, il se pencha d’un air embarrassé. Victoria gardait le silence… elle dit un peu après : « si le comte vous eût envoyé chercher Lilla, votre obéissance n’aurait pas été si méritoire. »

« Ah ! reprit le jeune homme d’un ton animé, aurait-on jamais besoin de me faire penser à Lilla, depuis que mes yeux ont eu le bonheur de se reposer sur sa céleste figure ? » Victoria était furieuse. Elle fit un mouvement qui annonçait de l’humeur, mais en ne regardant point Henriquez, qui, sans l’obscurité, n’eût pas manqué de s’en apercevoir. L’expression de ses traits était si terrible en ce moment, qu’on eût pu s’en douter par inspiration. Se radoucissant par degrés, elle fit l’observation au jeune homme qu’il paraissait aimer beaucoup sa chère Lilla.

« Si je l’aime ! ah ! je fais plus, je l’idolâtre. Elle est la lumière de mes yeux, l’astre de mon âme, la source de mon existence. Sans elle, la vie ne me paraîtrait qu’un désert affreux ; et si le destin me l’enlevait, l’instant de sa mort marquerait la mienne ; mon âme s’échapperait de son enveloppe pour rejoindre celle de ma Lilla, et mon corps reposerait près d’elle dans le tombeau. »

» Ô rage, prononça entre ses dents Victoria, et en serrant de colère le bras d’Henriquez. »

« Vous trouveriez-vous mal, signora ? dit-il en s’arrêtant. »

« Non, non, mais je… je… souffre beaucoup du pied. » Dans ce moment, la cruelle pensait qu’il serait peut-être mieux de destiner à Lilla la poudre qu’elle tenait cachée dans son sein, que de la faire prendre à Bérenza.

Pendant que cette idée occupait son âme infernale, elle vit l’innocente créature, qui sautillait en s’avançant au-devant d’eux. Semblable à un être aérien vu à travers les ombres du soir, ses pieds touchaient à peine la terre. La colère de Victoria se changea promptement en un sentiment de mépris. Elle se rendait la justice de croire que son moindre pouvoir suffirait pour anéantir un enfant aussi faible, et prit le parti de la dédaigner. Sa fierté répugnait à s’occuper plus long-tems d’une créature tout-à-fait insignifiante à ses yeux.

Henriquez vola au-devant de sa petite amie. Victoria marcha lentement, et tous trois entrèrent au château la tendre Lilla prenant la main de cette femme altière et passant son bras autour d’elle. Ils se rendirent dans le salon où Bérenza les attendait, et le trouvèrent couché sur un sopha de couleur cramoisie, ce qui ajoutait une teinte plus livide à la pâleur de son visage. En voyant Victoria, il dit : « Mon dieu, ma bonne amie, où avez-vous donc été ? j’attendais avec impatience ma charmante Hébé, pour qu’elle me versât un verre de limonade. »

« Cher comte, il m’a pris fantaisie d’aller faire un tour dans la forêt, et la rêverie m’a portée plus loin que je n’avais intention d’aller. Mais je vais vous verser votre limonade, mon ami. » Disant ainsi, elle sortit, et la rapporta bientôt, après y avoir mêlé la dose suffisante de poison. Cette force additionnelle ne manqua pas de produire son effet sur l’estomac débile du comte, qui venait de boire tout d’un trait, et avec une grande avidité. Il se sentit prêt à s’évanouir, et fit signe à Victoria de s’asseoir auprès de lui. Sa tête tomba sur le sein de la perfide, comme s’il eût été surpris par un profond sommeil. Bientôt cependant, des accès d’une toux violente accompagnée de mouvemens nerveux, le forcèrent à changer d’attitude. Sa respiration, qui s’exalait sur la figure de Victoria, ne touchait point ce cœur sans remords. Un frisson se fit sentir dans tous les membres du comte, et la plus grande pâleur y succéda. Ses lèvres tremblaient, ses yeux étaient agités de tiraillemens, et quelque chose de trouble s’apercevait sur sa prunelle. Le monstre femelle eut peur… elle craignait d’avoir donné la dose trop forte. Bérenza était retombé dans l’assoupissement ; elle prit sa main brûlante, et mue par ses craintes, elle la pressa dans tous les sens, ce qui rappela ses esprits. Il tressaillit, et ouvrit des yeux fixes d’où la vapeur se dissipa. Alors, apercevant la perfide, il allait se plaindre, mais la crainte de l’inquiéter l’arrêta. Il essaya même de sourire pour cacher les douleurs qu’il ressentait.

« Cher Bérenza, vous paraissez souffrir beaucoup, dit-elle en contrefaisant la femme sensible. »

« Je ne suis que languissant, ma charmante amie ; ce ne sera rien j’espère. Faites-moi donner un peu de vin ; je crois que cela me fera du bien. » Il chercha à se lever en parlant de la sorte, mais sa faiblesse devenait plus sensible, particulièrement à Victoria. Elle fit servir le souper dans la pièce où était le comte, et ce soir-là elle permit, non par compassion, mais par une politique horrible, qu’il bût son vin sans mélange de poison, en regrettant toutefois que la prudence nécessitât ce répit.

Séparateur