Zofloya, ou Le Maure/Chapitre 24

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Traduction par Mme de Viterne.
Imprimerie de Hocquet et Cie (Tome IIIp. 86-118).


CHAPITRE XXIV.


Quelques jours se passèrent après la mort funeste de la pauvre Signora, pendant lesquels Victoria, faisant usage, à son grand déplaisir, du poison lent, (le maure lui avait refusé obstinément la dernière dose) sentit son impatience aussi bien que son amour augmenter. Alors elle chercha à s’entretenir encore avec le noir, complice de ses crimes. Ce fut un soir où rien n’était convenu entr’eux, qu’elle courut après Zofloya. La fureur du mal était si forte en elle, que rien ne pouvait l’arrêter. Le malheureux Bérenza vivait toujours, et c’était l’obstacle à ses souhaits. Sa mort ! sa mort seule pouvait la satisfaire.

Elle porta ses pas vers le plus épais de la forêt, où le sombre cyprès, le haut pin et le peuplier élancé mêlaient leur ombrage. Au-delà, des rochers amoncelés les uns sur les autres, des montagnes inaccessibles, perçaient à travers les clairières que laissait le feuillage. Sur le sommet de ces montagnes, on voyait encore par-ci par-là de vieux chênes que le tems avait noircis, et qui, examinés de loin, ressemblaient à des arbrisseaux manqués par la nature. Il y avait au-dessous de ces masses colossales, des précipices dans lesquels tombaient des torrens qui gémissant continuellement dans un abîme qu’on ne pouvait voir, remplissaient la solitude environnante d’un murmure aussi triste que mystérieux.

Victoria s’arrêta un moment pour regarder autour d’elle. L’horreur sauvage du lieu lui sembla en conformité avec son âme. Elle se laissa aller à un enchaînement de pensées qui lui causèrent une oppression violente. Son cœur, livré à l’anarchie, ne respirait que crime. Elle souffrait d’avoir laissé subsister jusqu’à ce jour une barrière entr’elle et ses désirs. — Avec le secours du poignard, s’écriait-elle, j’aurais déjà tout fini. Je déteste ma folie d’avoir écouté si long-tems les craintes misérables qui ont retenu ma main. — S’excitant ainsi dans la frénésie de ses passions, elle ne réfléchissait pas que le danger menace quiconque commet ouvertement le crime. La raison ni la prudence ne pouvaient plus se faire entendre, et l’ardeur des pratiques du mal conduisait seule cette créature féroce.

— Ô Zofloya, Zofloya, répéta-t-elle avec impatience, pourquoi n’es-tu pas ici ? peut-être parviendrais-tu à adoucir la fermentation de mon cerveau ! — En disant ces paroles, elle se frappa durement le front, et se jeta la face contre terre. Soudain des sons mélodieux se firent entendre. Ils ressemblaient à la double vibration d’une flûte. Cette mélodie agit sur son âme, et parvint à la calmer. Ce n’était pas là les sons de l’orgue du couvent voisin, ni ce n’avait l’air d’une musique terrestre. Outre ce, le couvent était de l’autre côté et au milieu des rochers. D’ailleurs, le vent et l’éloignement eussent empêché d’entendre la musique claustrale, car tous deux étaient contraires en ce moment. Mais, d’où venaient donc ces sons que Victoria entendait, et qui suspendaient son délire ? elle pensa un instant que ce pouvait être Henriquez, qui, plein de grâce et de beauté, chantait les douceurs de l’amour. Cet air mélancolique la faisait souffrir. Elle se disait que ce qu’il exprimait si bien ne serait peut-être jamais senti pour elle, et que des obstacles toujours insurmontables empêcheraient le bonheur dont elle voulait jouir avec lui. Si ces émotions turbulentes s’appaisaient, c’était pour laisser place à d’autres non moins dangereuses… elle écouta encore un moment, après quoi elle n’entendit plus rien.

— Douce musique aérienne, dit-elle, pourquoi remplir mon âme troublée d’impressions, plutôt faites pour augmenter mon délire que pour le dissiper ? ces accords me tuent, et j’aimerais bien mieux entendre la voix gracieuse de Zofloya qu’une musique aussi déplacée.

« Eh bien soit, oh ! la plus admirable des femmes, dit quelqu’un dont l’organe valait les meilleurs chants, car c’était celui du maure, qui se trouva tout à côté de Victoria. »

« Être étonnant ! je ne vous ai point entendu ; d’où venez-vous donc ? »

« Me voici, Signora, cela ne vous suffit-il pas ? »

« Comment avez-vous deviné que j’avais besoin de vous ? »

« Par sympathie, aimable dame. Toutes vos pensées ont le pouvoir de m’attirer. Celles qui vous occupaient en ce moment m’auraient amené du bout de l’univers. »

« Expliquez-vous, Zofloya. »

« Elles sont vives et hardies ; elles me prouvent que votre génie a du rapport avec le mien, et que vous méritez véritablement mes services. Cette assurance est faite pour me plaire. »

« Mais, qui vous donne ce pouvoir de lire dans mes pensées ? »

Zofloya se mit à rire, en la regardant d’un œil perçant. « Je les lis toutes, belle Victoria ; et ces joues colorées, ce regard errant, font preuve de ce que je dis. »

« Victoria soupira profondément, et sentant la justesse de l’observation, elle n’alla pas plus loin.

Le maure rusé avait cherché à détourner son attention par des insinuations mystérieuses, mais ce ne fut pas pour long-tems ; ses sensations reprirent plus de force, et tout le reste lui paraissait mériter peu qu’elle s’en occupât.

« Ô Zofloya, tu es réellement un homme divin, mais tu viens de me surprendre dans un accès d’humeur, et si tu ne me tires de là, je suis perdue. »

« Ne vous désespérez donc pas, dit-il en prenant hardiment sa main, et faites-moi connaître comment je puis servir mieux mon estimable maîtresse, et lui prouver tout mon zèle. »

« Ah ! Zofloya, je t’ai cédé ; j’ai obéi à tes conseils, à ta volonté, et si tu m’eusse laissée faire, je serais libre maintenant. » Un regard sévère du maure réprima son impétuosité, et elle acheva plus doucement. « Bérenza vit encore ; il est toujours là pour mettre obstacle à mon bonheur ; cependant, tu sais combien l’impatience me dévore. Mon sang bouillonne dans mes veines desséchées : un feu dévorant me consume. La rage, le désespoir, accablent mon amour trop retardé. Homme sensible et obligeant ! je te demande en grâce… oui, je t’en supplie, achève l’existence d’un être qui n’est plus que l’ombre de lui-même, que le néant environne ; et puisque tout est fini maintenant pour lui, délivre-le des tourmens qu’il endure, et me rends le bonheur. »

Elle s’arrêta ; le maure la regarda alors avec des yeux si étincelans, qu’elle fut obligée de baisser les siens, quoiqu’attendant impatiemment sa réponse.

» Victoria, dit-il enfin, avec un accent mielleux, je n’aurais pas cru que dans le délire fantasque de votre esprit, vous vous fissiez l’idée que je refuserais en la moindre chose d’accomplir vos souhaits : soyez assurée que votre bonheur et le but de vos espérances m’occupent seuls. Quand nous essayâmes le poison sur la vieille tante de l’orpheline Lilla, qui en perdit la vie sur le champ, je vous le demande, eût-il été prudent d’en faire aussitôt l’essai sur le comte ? quel soupçon terrible en fût résulté ! et ne mettait-il pas le terme à vos vues ? si la nécessité nous a forcés à laisser passer un peu de tems, nous n’ayons rien perdu pour cela, car il ne s’est pas écoulé un jour qui n’ait rapproché votre époux du tombeau ; vous avez tort de croire qu’il ne soit pas totalement épuisé, et je vous garantis que le moindre effort maintenant, peut jetter son corps anéanti, dans les bras de la mort. Je vous réponds du succès, et d’un succès fort prompt ; le Comte mourra, et sans prononcer un seul mot, comptez là dessus, belle Victoria, et ayez une confiance entière en mes paroles… »

» Ah ! si vous aimez à me servir, bon Zofloya, dit-elle, ravie de ce qu’elle venait d’entendre, pourquoi ne pas montrer plus d’empressement quand vous me voyez, et attendre que ce soit moi qui vous prévienne ? pourquoi ne pas finir de suite mes tourmens par quelque plus grande adresse de votre esprit ? »

» Je ne vais pas au-devant de vous, parce que mon plaisir et mon triomphe augmentent en voyant que vous me cherchez. Je réponds volontiers à vos souhaits, mais je m’empresse davantage, quand c’est vous qui m’engagez à les remplir… outre ce, je pense qu’il n’y a pas de mal de retarder un peu les choses… »

» Mon dieu, Zofloya, ne me parlez pas ainsi : pourquoi, pourquoi ce délai. »

» Toujours, pour mieux éluder le soupçon. »

» Vos craintes me feront mourir, Zofloya… » Le maure fronça le sourcil d’une manière si terrible, que Victoria se hâta d’ajouter : « de grâce, point d’humeur ; finissez seulement l’affaire, et vous pouvez être assuré de mon éternelle reconnaissance dans tout ce que vous exigerez ensuite. »

» Eh bien, dit le maure, dont les beaux traits furent dilatés par un doux sourire, je ferai ce que vous me demandez, et vous sauverai de plus des conséquences qui résulteraient de votre empressement et de mon zèle. Ce soir, éloignez d’autour de vous tout ce qui pourrait porter ombrage. »

» Ce soir… quoi, ce soir, Zofloya ? »

» Oui, ce soir, d’ici à une heure, vos désirs seront remplis, et je me charge du reste. »

» Ô maure ! combien je te remercie ! dit Victoria, en prenant sa main d’ébène et la pressant contre son cœur.

Le maure la regarda avec encore plus de feu : ses yeux brillaient d’un éclat surnaturel. « Ce cœur n’est-il pas à moi, dit-il comme transporté.

» Il vous est attaché par la reconnaissance, bon Zofloya, lui répondit-elle, d’un air décontenancé.

» Je dis, à moi, Victoria : puis il ajouta en riant, ne craignez rien, car je ne suis pas jaloux de votre passion pour un autre. »

Victoria était interdite ; elle leva les yeux sur le maure, mais pour les rabaisser aussitôt d’après la fierté des siens… elle voulait parler, et ne pouvait concevoir ce conflit d’émotions qui paralisaient sa langue. La hardiesse de Zofloya l’étonnait, mais ayant besoin de lui, elle n’osait la réprimer : Victoria s’était mise en son pouvoir, et son âme abjecte et criminelle, tremblait devant… un esclave !

Zofloya conservait un air malin : il pressa la main de Victoria sur sa poitrine, et cette pression répondit au cœur de celle-ci, mais d’une manière pénible et difficile à supporter… le maure laissa aller sa main, alors elle se sentit soulagée d’un poids énorme ; on eût dit qu’un bras de fer cessait de la retenir : elle essaya encore de lever les yeux ; les traits de Zofloya avaient repris toute leur sérénité ; c’était le calme brillant d’un beau jour, qui, peu avant, avait été menacé d’un terrible orage. Ses paroles ambiguës, cessèrent d’occuper Victoria ; elle pouvait bien pardonner quelque chose à un homme qui possédait des manières si irrésistibles : elle sourit doucement, pour lui prouver qu’elle ne lui en voulait pas.

» Signora, dit-il, le jour n’est pas fini ; la soirée se montre calme et belle : la suavité de l’air invite aux jouissances ceux qui sont en santé, et convient pour ranimer les faibles. Je pense qu’il serait possible d’inviter le comte Bérenza à se promener un peu ; s’il sort avec vous, je paraîtrai sur votre chemin, et s’il se sentait plus mal, alors faites-moi signe, et je serai bientôt près de vous avec des raffraîchissemens… que vous lui ferez prendre… le résultat en sera bientôt manifesté… Adieu ! »

En achevant ces paroles, le maure tourna le dos et fut bientôt loin. Ses mouvemens avaient été si précipités, si subtils, qu’à peine pouvait-elle croire les avoir apperçus : elle se décida à s’en aller aussi, mais avec une telle lenteur, qu’on eût dit que quelqu’un la retenait à la même place : les paroles du maure raisonnaient encore à ses oreilles, mais elles lui étaient absolument inintelligibles. Sa conduite mystérieuse occupait ses pensées, et quoiqu’en sa présence, des sensations agréables agitassent son sein, il n’était pas plutôt parti, que le calme apparent dont elle avait joui, laissait renaître mille horreurs qui la rendaient presque folle. Une passion emportée à l’excès, une haine des plus fortes, et la soif ardente du sang, envers ceux qui s’opposaient à ses desseins, voilà ce qui remplissait le cœur de Victoria. Son imagination s’aigrit de plus en plus, sa tête se troubla entièrement, et livrée ainsi à des idées atroces, elle doubla le pas, sans tenir de marche directe : déjà elle était à la vue du château, quand une voix faible prononça son nom.

Elle leva la tête, et s’arrêta subitement, en voyant le simulacre touchant du ci-devant beau et séduisant comte de Bérenza ; il était soutenu par Lilla et Henriquez. Victoria ne prit point garde à ce spectacle, car ses yeux s’arrêtèrent uniquement sur le jeune homme plein de fraîcheur et de santé. Les manières pleines d’agrémens, et l’air animé de celui-ci, lui présentaient un contraste trop frappant avec l’être mourant qui lui donnait le bras. Bérenza n’était plus qu’un squelette ambulant, et la forme des tombeaux dans sa plus triste peinture ; sa gaîté était perdue, et une difficulté excessive à s’exprimer, lui ôtait toute apparence de belle humeur : sa démarche élevée et son maintien noble étaient détruits sous ses cruelles souffrances ; enfin le malheureux Bérenza, ne conservait plus de traces de ce qu’il avait été, ni dans la suavité de ses manières ; ni dans cet air gracieux qu’il possédait au suprême degré. Cet esprit philosophique, cette force d’âme qui l’avaient toujours distingué, n’était pas éteints ; mais il ne s’en servait plus que pour résister aux maux qui l’avaient frappé… maux qu’il croyait toujours n’être pas sans remède, et auxquels un malheureux préjugé l’empêchait d’appliquer les secours de l’art : tout son espoir pour en guérir, se reposait sur la tendresse trompeuse de sa femme ; il croyait que les soins continuels qu’elle paraissait prendre de lui, le sauveraient, et que la mort n’oserait l’arracher à une créature bien aimée, dont il recevait tout son bonheur : son amour lui semblait une égide, au travers de laquelle ses flèches ne pouvaient passer. Toutes les sensations de ce cœur malade battaient encore du même amour, et quand il la vit s’approcher, il quitta le bras de son frère, au risque de tomber, et s’avança vers elle, en posant vite la main sur son épaule, et disant d’une voix éteinte :

» L’espoir de te rencontrer, ma Victoria, a pu seul m’amener si loin ; mais je n’en puis plus, fais-moi asseoir quelque part un instant. »

» Cher Comte, pourriez-vous faire quelques pas de plus, dit-elle, en le menant du côté où la signora avait perdu la vie ; ils n’en étaient pas loin, et Bérenza ne pouvant parler, fit signe qu’il pouvait aller.

Henriquez et Lilla aidèrent à le soutenir. En peu de minutes, on fut à la grotte, sous le rocher, et le Comte s’assit sur le même banc de verdure qui avait déjà été si fatal à une autre… Passant son bras autour de Victoria, il appuya sa tête sur son épaule.

» Vous êtes bien fatigué, mon ami, dit-elle avec inquiétude.

» Oui, Victoria, et je voudrais être maintenant au château, car je n’en puis plus de soif. »

» Que voudriez-vous prendre, Bérenza, je vais vous l’aller chercher. »

» N’importe quoi, je meurs de soif ; je voudrais cependant du vin. »

» Ô mon frère ! je crains fort que vous n’en buviez trop ; et le vin ne fait qu’augmenter la fièvre qui vous consume. »

» Laissez-moi faire, Henriquez, dit-il avec une sorte d’humeur ; je veux boire, ou je meurs ; qu’on me donne du vin ou autre chose ; voudriez-vous refuser à un malheureux déchiré de douleur ce qu’il croit propre à l’appaiser ? »

Avant que le comte n’achevât ses plaintes à un frère qui l’adorait, il en sentit du regret, et lui tendant la main, il ajouta : mon ami pardonne-moi ; tu ne sais pas tout ce que je souffre ; que le ciel te préserve de pareilles angoisses. Si tu me refuses du vin, mes forces se perdent toutes, et mon mal en devient mille fois plus insuportable : en en buvant, il me semble que je renais… autrement je crois toucher à ma dissolution… Ici, il fit un signe qu’Henriquez comprit, et fâché d’avoir causé un instant d’humeur à son malheureux frère, il dit à Lilla de voler au château, et de faire apporter du vin au plus vite, parce que lui restait pour secourir le comte au besoin.

La belle Lilla s’élança comme la biche pour remplir sa mission. Bérenza revint enfin à lui, mais son pouls battait plus violemment encore, et tous ses membres tremblaient.

L’amante d’Henriquez reparut toute essoufflée. « Je viens de rencontrer le maure Zofloya, dit-elle ; pensant que le Comte pourrait avoir besoin de prendre quelque chose, il venait ici avec du vin dans un verre. Le voici qui s’approche ; ainsi, seigneur Bérenza, ajoute-t-elle avec un doux sourire, vous allez vous sentir soulagé. »

» Mille remerciemens, mon petit ange. » Et le pauvre Comte la regarda avec amitié. En ce moment, le maure, s’avançant respectueusement vers Bérenza, lui présenta le gobelet qu’il tenait. À cette vue, un mouvement précipité se fit sentir au cœur de Victoria ; elle vit l’accomplissement de ses dernières paroles et garda le silence.

« Donnez-moi ce verre, ma bonne amie ; vous savez que de votre main je bois avec plus de plaisir. »

Victoria prit le verre en examinant Zofloya, dont le regard attestait que la mort était là.

Quoique d’une hardiesse décidée dans le crime, l’expression étrange, terrible du maure, la fit frissonner : cependant, tenant le verre d’une main ferme, elle le présenta à son époux… Il l’éleva en le regardant avec des yeux creux, et remercia le ciel, comme s’il eût répandu ses bénédictions sur sa tête… Puis, le portant à ses lèvres, il le but tout d’un trait… !

À peine cela fut-il fait, qu’un mouvement convulsif lui fit porter la main sur son cœur. Une douleur nouvelle s’y fit sentir… cependant il ne prononça pas un mot, car les feux de l’Etna le consumaient… Ses lèvres et ses joues se couvrirent d’une pâleur mortelle… Un soupir pénible partit de son sein. Ses yeux se fermèrent… Ses bras sans nerfs tombèrent à ses côtés, et, privé de sens, il glissa à la renverse… ! Qui alors était plus recueilli que le maure Zofloya ? Il détacha la veste du Comte ; il lui frotta les mains et les tempes, et tandis qu’Henriquez était frappé d’horreur, et que même la criminelle Victoria frémissait au prompt succès de ses désirs, il montrait seulement un calme triste ; il disait que le Comte n’était que tombé en faiblesse ; qu’en le portant au château, les remèdes le feraient sûrement revenir. Henriquez, quoiqu’insensible par la violence de sa douleur, consentit à la proposition du maure : alors ce dernier soulevant dans ses bras nerveux celui qu’il savait bien perdu à jamais, se hâta d’arriver au château.

Le corps sans vie étant posé sur un lit, un domestique de confiance se proposa pour aller chercher un moine du couvent voisin, qu’il avait entendu dire très-habile dans la connaissance des maladies de toute espèce. Henriquez, adoptant son idée, envoya aussitôt chercher ce moine, et se rapprocha de son frère, pour aider Victoria, et son complice abominable, dans les prétendus efforts qu’ils faisaient pour le rappeler à la vie.

Il n’est pas besoin de dire que tout ce qu’on essaya fut inutile. Cependant Victoria eut des craintes très-vives sur le savoir réputé du moine, qui pourrait peut-être contrecarer les effets du poison, ou découvrir la trame horrible. Cette idée la jetta dans une frayeur, que, ni la présence de Zofloya, ni les regards qu’il lui lançait pour la rassurer, n’avaient le talent de détruire.

Après quelque tems d’une anxiété tourmentante, éprouvée par tous, quoiqu’avec des motifs différens, Antoine revint. Il amenait un moine, mais non celui dont il avait parlé. Le révérend père était absent pour faire des visites de charité dans le voisinage ; celui qui venait à sa place avait été recommandé hautement par le supérieur, comme capable de suppléer au père Anselme, et son égal en savoir, piété et bienveillance envers les hommes.

Le moine s’approchant de Bérenza, le regarda pendant quelques minutes ; il demanda qu’on lui découvrît le bras. Alors prenant sa lancette, il fit une piqûre à la veine. Victoria était courbée sur le Comte, d’un air excessivement affligé, et Henriquez soutenait le bras immobile. Le premier coup de lancette n’avait rien produit, mais au second le sang en sortit soudain, et jaillit sur la figure de Victoria.

La femme criminelle trembla d’épouvante. Le sang vengeur de son mari venait de marquer son assassin, et en appliquer la preuve sur ses joues ! Elle n’osa lever les yeux de peur qu’on y lût la confirmation du crime ; mais prenant son mouchoir d’une main tremblante, elle en essuya les gouttes pourprées. Elle se pencha de nouveau sur le corps, et dans l’attente de quelque chose de plus terrible. C’était tout cependant ; le sang s’était lancé, il avait cessé aussitôt. La vie ne paraissait plus suspendue… elle avait fui pour jamais !

Personne ne soupçonnant le crime de Victoria, son agitation fut attribuée à la douleur amère qu’un événement aussi cruel devait naturellement lui causer. Pendant que chacun était occupé autour de Bérenza, elle essaya de lever les yeux. Ceux de Zofloya furent les seuls qu’ils rencontrèrent. Elle y lut toute la férocité du crime, et ne pouvant le regarder long-tems, elle se tourna vite d’un autre côté.

Quoique désespérant du plus léger succès, le moine venait d’ouvrir la veine de l’autre bras. Les terreurs de Victoria se renouvellèrent, mais rien ne suivit la lancette. Le cœur était glacé, et ce sein qui avait battu dans toute l’élévation de l’orgueil, était absolument insensible. Bérenza reposait d’un sommeil éternel !

Ce destin prononcé sur le meilleur des êtres, excita des regrets cruels dans l’âme de tous, excepté dans celle de Victoria. Cependant, quoiqu’une mort aussi prompte ne fût pas attendue, personne n’espérait plus rien de l’état déclinant du Comte. Il n’avait point été attaqué d’une mort subite ; au contraire, son mal avait été progressif quoique rapide. Henriquez attribuait cette prompte dissolution à l’obstination fatale que son frère avait apportée à refuser tout espèce de remède, et à voir les médecins, dans l’idée bizarre de son esprit, parfois systématique, que la nature devait suffire pour triompher avec le tems de ses propres infirmités. Jamais Bérenza ne voulut s’entendre dire qu’il était en danger, quoiqu’on le lui fît comprendre de la manière la plus ménagée ; et Henriquez ne cessait de presser Victoria d’user de son pouvoir pour le faire changer de système et le rendre plus raisonnable ; mais c’est ce à quoi elle se refusait toujours, sous prétexte que son frère connaissait mieux son tempérament que qui que ce fût. Henriquez qui savait que le moindre mot de la part de sa belle sœur, aurait changé les résolutions les plus obstinées de Bérenza, lui en voulait fortement quand elle disait que les médecins étaient des ignorans, qu’ils faisaient des expériences dangereuses sur les malades, et qu’elle n’avait aucune foi à leurs décisions aveugles ; qu’il était beaucoup moins hasardeux de se confier aux opérations de la nature. D’après ces réflexions, Henriquez se tourna tout à fait contre l’infâme épouse. Il ne l’avait jamais vue avec aucun sentiment agréable, maintenant elle lui semblait horrible à envisager. Il lui attribuait la mort de Bérenza, en ce qu’elle l’avait soutenu dans ses méprises cruelles. Malheureux frère ! tu soupçonnes encore bien peu ce que tu dois à ce monstre, et la nature ne t’a appris qu’une faible partie de ses crimes !

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