Zofloya, ou Le Maure/Chapitre 33

La bibliothèque libre.
Traduction par Mme  de Viterne.
Imprimerie de Hocquet et Cie (Tome IVp. 128-148).


CHAPITRE XXXIII.


Avant que de terminer le récit de cette histoire terrible, il ne sera pas tout-à-fait hors de propos d’apprendre à nos lecteurs, qui peut-être se sont intéressés pendant quelques instans au sort de l’infortuné et coupable Léonardo, ce qui a pu le porter à renoncer totalement à ses sentimens si exaltés sur l’honneur, et à dégrader entièrement l’illustration de sa naissance, dont il paraissait si fier.

Il est une chose malheureusement trop vraie ; c’est que l’humanité fragile, une fois entraînée dans l’erreur, perd souvent de vue les moyens d’en sortir ; et que n’écoutant que le langage trompeur des passions, elle marche toujours en avant pour l’autoriser à s’y livrer davantage. L’homme probe, le cœur vertueux deviendra donc criminel, s’il néglige de s’appuyer, à l’approche des tentations, de cette force divine qui soutient la faiblesse, et aide le pécheur à s’arracher même aux plus grands crimes, s’il le désire sincèrement.

Leonardo, fils d’une mère déshonorée, Léonardo devint lui-même vicieux, et un assassin ; il désespéra de son sort. Il crut qu’il était devenu étranger à tous les nobles sentimens. Il lui sembla que le crime se lisait sur son front comme sur celui de Caïn ; que ses mains étaient toujours tachées de sang, et que tout dans la nature devait avoir horreur de lui. En ces momens de trouble, les caresses de Mathilde étaient repoussées ; il se voyait prêt à lui vouer de la haine et à la fuir pour jamais. Ainsi que ces malheureux coupables que la société repousse de son sein, que le mépris accable, et qu’une sévérité, souvent préjudiciable au repentir, condamne au désespoir en leur refusant toute idée de pardon, Léonardo, pour se venger de ses malheurs, de l’espèce humaine, se prépara à en devenir le tourment.

« Je suis perdu, se disait-il en délire, et quand Mathilde Strozzi le laissait à ses réflexions ! si je reparais dans ma patrie, l’échafaud sera mon lit de mort, dans le cas où l’agonie de mon cœur ne m’enlèverait pas à un supplice ignominieux. J’ai tué ma sœur ! elle vivait criminellement avec celui que, sans le connaître, je devais poignarder ! Ô misère affreuse… destinée épouvantable que m’aura valu… Il s’arrêta ; un souvenir révoltant troubla son esprit. « Monstre, s’écria-t-il ensuite, je te trouverai… je te chercherai par toute la terre, et il ne sera pas de moyens que je n’emploie pour satisfaire ma trop juste vengeance ; c’est donc toi qui es cause que le crime est la seule profession qui me reste aujourd’hui ! va, je te trouverai, fusses-tu au fond des enfers. » Léonardo, en parlant souvent de la sorte, marchait à grands pas, tantôt frappant rudement la terre de son pied, tantôt s’armant de tout ce qui se présentait sous sa main, et qu’il brisait bientôt en éclats, comme s’il eût cru se battre contre quelqu’un, puis se calmant un peu, il tombait sur un siège en versant un déluge de larmes. Mathilde le surprenait souvent dans cet état de frénésie, et cherchait par ses caresses et ses raisonnemens à consoler celui que, malgré l’inconstance de son caractère et sa méchanceté naturelle, elle aimait avec sincérité, et que même elle adorait toujours.

Voyant que Léonardo s’abandonnait fréquemment à ces irritations d’humeur, et craignant qu’il n’en vînt à se déplaire en sa société, le jeune homme pouvant prendre un parti violent qui l’en séparât à jamais, elle rave aux moyens de le distraire de ses nuisibles pensées.

Le lieu qu’ils avaient choisi pour retraite, offrant peu de sujets d’occuper un esprit actif, et d’éloigner l’ennui qui ne pouvait manquer de surprendre deux êtres ayant chacun besoin de varier l’uniformité de leurs jours, il était à propos, pour leur intérêt, d’aviser aux moyens d’en rompre la monotonie, et c’est ce à quoi songea Mathilde Strozzi.

Il se passa peu de jours avant que le hasard lui offrit l’occasion de mettre le plan qu’elle nourrissait à exécution. Léonardo et elle s’étaient déjà promenés plusieurs fois dans une partie de l’île extrêmement agréable, et où le jeune homme s’amusait à tuer des cailles, dont on sait qu’elle abonde en un certain tems de l’année. Mathilde lui fit renouveler souvent cet exercice qu’elle partageait avec lui. Mais on sait que Léonardo s’était trouvé indisposé et qu’il avait besoin de repos, elle alla seule se promener le long d’un petit bois qui s’avançait presque jusque dans la mer. Cet endroit formait une anse où les eaux reposaient tranquillement. Elle s’assit sur une pointe de rocher, les yeux portés sur la mer Adriatique, et vit bientôt une barque s’avancer de son côté. Il lui sembla que plusieurs hommes la conduisaient, et elle les crut pêcheurs ; mais quand ils furent plus proches, leur costume singulier et leur nombre de huit qu’elle compta, lui donnèrent quelqu’inquiétude. Mathilde n’était pas peureuse ; son intrépidité au contraire l’avait déjà tirée, ainsi que Léonardo, de plusieurs dangers qu’ils avaient courus dans leur voyage de Venise à l’île de Capri, et auxquels celui-ci étant seul et ayant une femme à défendre, n’aurait pu se soustraire, sans cela. Mathilde portait constamment un poignard sous ses vêtemens, et avait de plus un fusil avec elle en ce moment. Aussi attendit-elle tranquillement que ces hommes fussent à terre. Un d’eux, assez bien mis, et qui paraissait être le maître de la barque, s’avança vers le petit bois dont on vient de parler ; il était de grande taille, portant un sabre à son côté et des pistolets à sa ceinture ; ce qui ne rendait pas son extérieur rassurant. Quand il apperçut Mathilde, il tourna les pas de son côté. Elle se tint debout alors, en tenant son fusil de ses deux mains. L’homme hésita… Il fit un geste de la main comme pour la rassurer, et s’approchant davantage… « Je ne me trompe pas, dit-il, c’est… Mathilde Strozzi ; c’est ma sœur ! Mathilde crut également le reconnaître, et le regardant d’un air interdit, elle le nomma. Je suis Raffalo Strozzi, cela est vrai ; mais comment se fait-il que la belle Mathilde habite un séjour si peu fait pour ses charmes, et quels sont les liens qui l’y retiennent ? » Mathilde lui promit de répondre à ses questions ; mais plus pressée elle-même de savoir les aventures qui étaient arrivées à son frère depuis leur séparation, elle le pria de les lui raconter.

Tandis que la Florentine Strozzi usait de toute son adresse pour captiver les hommes les plus beaux et les plus riches de Venise, afin de pouvoir se livrer amplement à ses goûts de luxe et plaisir, son frère ayant aussi peu de principes qu’elle, et voulant faire fortune de son côté par quelques moyens que ce fût, s’enrôla sous le pavillon d’un corsaire. Ses talons et son intrépidité le rendirent l’ami du capitaine, avec lequel il fut heureux pendant un tems. Mais une galère de Malte qui les poursuivit jusque dans le golphe de Venise, les força de se jeter sur un récif où leur mâture fut extrêmement endommagée, et d’où ils eurent peine à se tirer après avoir jeté une partie de leurs richesses à la mer, pour en sauver quelques débris. Le capitaine en mourut peu après ce naufrage, et Raffalo gagnant terre, renonça au métier périlleux qu’il avait entrepris pour se réunir à une troupe fameuse de Condottieris qui se cachait dans les Appennins, et qui faisaient leurs escursions par toute l’Italie, se mettant quelquefois en mer pour éviter d’être poursuivis, ou pour guetter quelque nouvelle proie.

Raffalo Strozzi ne tarda pas à avoir un grade supérieur dans la troupe, et ce fut dans ses courses vagabondes qu’il apprit que sa sœur n’était plus à Venise et qu’on la croyait dans les environs de Naples, vivant avec un jeune noble qu’elle avait emmené. Raffalo n’en savait pas davantage, mais voulant retrouver cette sœur, et ayant une raison particulière qui l’appelait dans le midi de l’Italie, il y rodait depuis quelques semaines, lorsque le hasard la lui fit retrouver dans l’île de Capri, où lui et son monde venaient se rafraîchir quelques instans.

Mathilde ayant entendu le récit de son frère, conçut la pensée de tirer parti de la rencontre. Elle eut une conversation particulière avec lui, et s’entendant tous deux à merveille, ils formèrent un projet qu’ils voulurent mettre à exécution le plutôt possible.

La Florentine retourna auprès de Léonardo, et le reste de la soirée fut employé par elle en discours propres à inspirer au jeune homme un dégoût réel pour la retraite que la nécessité leur avait fait choisir, et un désir de rendre leur existence plus sûre et plus agréable. Elle lui représenta la gêne extrême dans laquelle ils se trouvaient, et le danger infaillible de se voir bientôt privés de toutes ressources, s’ils n’y mettaient ordre. Elle en vint ensuite, mais avec ménagement, à lui inspirer l’idée de se venger de l’ennemi de sa famille, et lui fit entendre que les moyens de punir le traître Adolphe étaient faciles à trouver. « Quittons ce triste séjour, dit-elle. Il me reste encore quelques bijoux de valeur qui serviront à nous défrayer d’un voyage indispensable. Mon ami, il faut absolument tenter la fortune, et nous venger tous deux de la perfidie des humains. » Mathilde s’arrêta. Léonardo, la regardant avec curiosité, paraissait attendre qu’elle lui communiquât extérieurement ses idées ; mais la Florentine ne dit plus rien que de vague ce soir-là, et se contenta de démontrer à Léonardo le besoin urgent de prendre un parti. Elle venait simplement de dresser ses batteries, et elle remit au lendemain à en faire usage.

À peine le jour avait-il paru, qu’un coup assez violent se fit entendre à la demeure de deux exilés. Un homme à figure redoutable entra en disant qu’il avait à parler au fils de feu le marquis de Lorédani. Ces paroles dites très-haut, furent entendues de Léonardo, qui ne faisait que s’éveiller et qui en frissonna. Qui pouvait avoir découvert sa retraite ? Serait-ce… l’homme entra sans attendre, et s’avançant vers le lit qu’il aperçut au fond d’une chambre, il présenta à celui qui y reposait encore le billet suivant :

« Le jeune Léonardo, fils du marquis Lorédani, s’est rendu coupable d’un assassinat envers sa sœur, et il se cache maintenant dans un coin obscur de l’île de Capri avec une femme qui s’est associée à son sort. Celui qui pourra débarrasser le comte Adolphe d’un ennemi semblable, et lui donner des nouvelles certaines de sa mort, peut compter sur une récompense de sa part, égale au service qu’il en recevra.

P. S. Mathilde Strozzi est le nom de la femme qui vit avec lui ; elle peut être épargnée. Ce n’est pas à elle qu’on en veut.

Leonardo, ayant lu ce billet étrange et sans signature, s’empara sur-le-champ de son poignard ; il allait s’élancer sur l’homme qui était devant lui, lorsque celui-ci, fort calme et sur ses gardes, lui dit : « Ne craignez rien, monsieur ; je suis au contraire ici pour vous sauver, et ma sœur que voilà, est garante de votre sûreté personnelle. » À ces mots, Mathilde fit une exclamation en paraissant étonnée de voir son frère, (car elle n’avait pas dit à Leonardo sa rencontre de la veille pour des raisons qu’on sentira.) « Oui, ajouta celui-ci, je suis Raffalo Strozzi, et chargé d’un emploi que je suis loin de vouloir remplir. Vos malheurs, que j’ai appris en différens tems, m’ont intéressé pour vous, et ma sœur que je savais retrouver ici, peut vous attester que je ne nuis jamais à qui ne m’a jamais fait de mal ; mais ma haine est mortelle pour ceux dont j’ai eu grièvement à me plaindre. Seigneur Léonardo, il ne tient qu’à vous de vous venger de l’ennemi de votre famille. Il habite une campagne fort isolée et située aux pieds des Alpes. Engagez-vous dans mon parti ; moi et mes camarades sont braves et gens d’honneur, quoique réunis pour corriger les injustices du sort. Quittez cette île ; je vous en offre les moyens. Une barque solide vous conduira en peu de tems à Porento, où vous serez aussi en sûreté qu’ici. Delà nous nous rendrons dans les montagnes, et je vous présenterai au chef puissant de nos troupes libres ; il vous accueillera comme il fait de tous ceux que l’injustice des hommes, ou les malheurs, ont obligés à se rendre indépendans et maîtres à leur tour du sort d’autrui. Adieu, je vous laisse à vos réflexions, il s’agit pour vous de la mort, si vous ne prévenez une trahison, et de votre salut autant que de votre bonheur, si vous acceptez mes offres. Dans deux heures je serai de retour, et d’après votre décision nous partirons, car je ne puis attendre une minute de plus.

Après ce brusque discours, Raffalo sortit, et Léonardo, excessivement pensif, se leva en silence. Mathilde témoigna son étonnement de retrouver de la sorte un frère qu’elle dit le meilleur comme le plus brave des hommes. « Il a eu aussi beaucoup à souffrir dans sa vie, observa-t-elle, et ce parti qu’il aura pris, n’est sans doute que le résultat de son ressentiment contre l’espèce humaine. »

« Mais, Mathilde, ton frère est un brigand, s’écria Léonardo, en sortant de sa rêverie. — Le mot est un peu dur, mon ami ; je le regarde, moi, comme le défenseur de l’opprimé et un vengeur en besoin. Pourquoi n’accepterions-nous pas les offres qu’il nous fait ? Est-il un moyen plus sûr de nous cacher, que parmi ces hommes, qui, j’aime à le croire, observeront envers nous les lois de l’hospitalité avec plus de franchise que maints traîtres dans le monde ? D’ailleurs il ne nous reste plus d’autre ressource pour exister, et, je l’avoue, je tremble, cher Léonardo, sur notre avenir. » Mathilde continua ainsi à persuader un jeune homme, qu’elle avait déjà perdu pour la société, à achever sa carrière dans le crime ; et Léonardo entraîné par ses nouvelles séductions, réfléchit peu, combattit faiblement avec sa conscience, et se détermina à s’associer à des hommes dont il pouvait se servir en tems et lieux pour exécuter ses vengeances. On voit que Mathilde avait fait parfaitement la leçon à son frère ; elle parvint également à décider Léonardo, qui ne réfléchit pas autrement sur la singularité du billet que venait de lui laisser Raffalo, et consentit à le suivre dans le séjour odieux ou celui-ci voulait le conduire.

Strozzi revint dans deux heures, et, tout étant prêt, Léonardo s’autorisant du parti dans lequel il se laissait entraîner, par l’espoir de trouver en quelque lieu le séducteur de son infortunée mère, et de tâcher d’arracher celle-ci à une vie misérable, donna sa parole qu’il s’attacherait fidèlement à la fortune de ses amis, pourvu qu’on secondât son désir de vengeance par tous les moyens à employer.

Mathilde fit signe de l’œil à son frère de promettre, et celui-ci jura de prendre à cœur ses intérêts et sa vengeance comme les siens propres.

On déjeuna, et ce trio d’êtres corrompus quitta l’île pour aller dans un lieu connu de Raffalo, où ils trouvèrent le chef des Condotiéris. On sait que le brigand ayant été tué, Léonardo devint chef à son tour, et ce fut alors qu’il s’occupa uniquement à chercher à satisfaire sa vengeance. On vient de voir comment ce désir fut rempli au moment où il ne s’y attendait pas.

Séparateur