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Zola (Faguet)

La bibliothèque libre.
Eyméoud (p. couv.-31).
Zola



Par


Émile Faguet


de l’Académie Française
Professeur à la Sorbonne




Prix : 10c


PARIS. IMP. A. EYMÉOUD, 2, PLACE DU CAIRE.

Émile Zola

Je ne m’occuperai ici, strictement, que de l’œuvre littéraire de l’écrivain célèbre qui vient de mourir.

Émile Zola a eu une carrière littéraire de quarante années environ, ses débuts remontant à 1863 et sa fin tragique et prématurée étant survenue, — alors qu’il écrivait encore et se proposait d’écrire longtemps, — le 29 septembre 1902. Pendant ces quarante années, il a écrit une quarantaine de volumes, ce qui a fait pousser des cris d’admiration à ses thuriféraires et ce qui n’est qu’une production normale, beaucoup moins intense que celle de Voltaire, de Corneille, de Victor Hugo, de Guizot, de George Sand ou de Thiers. En général, il « se documentait » pendant trois ou quatre mois, écrivait pendant trois mois, à raison de quatre pages par jour, et se reposait, en quoi il avait raison, le reste du temps.

Ses études, où il avait brillé surtout en thème latin, en récitation et en instruction religieuse, avaient été fort bonnes. Il semble ne les avoir pas complétées par cette éducation que l’on se donne à soi-même et qui est la seule qui vaille, ayant, dès la vingtième année, été forcé de gagner sa vie d’abord comme employé de librairie, ensuite comme écrivain. Il écrivit trop tôt. Tout homme qui écrit avant trente ans et qui ne consacre pas l’âge d’or de la vie, de la vingtième année à la trentième, à lire, à observer et à réfléchir, sans écrire une ligne, risque de n’avoir pas de cerveau et de n’être qu’un ouvrier littéraire. Il y a des exceptions ; mais elles sont rares.

On peut, assez raisonnablement, diviser la carrière littéraire d’Émile Zola en trois périodes. Avant les Rougon-Macquart, les Rougon-Macquart, après les Rougon-Macquart ; c’est-à-dire avant 1870, de 1870 à 1893, après 1893. Avant 1870 c’est Émile Zola qui s’essaye et qui se cherche ; de 1870 à 1893 c’est Émile Zola qui s’est trouvé et qui s’exprime ; depuis 1893 c’est Émile Zola déclinant et n’écrivant plus qu’avec ses procédés, ses recettes et ses manies.

I


À ses débuts, Émile Zola n’était qu’un élève des romantiques, qui sentait vivement Victor Hugo et Musset, qui avait lu Balzac et qui en appréciait surtout ce qu’il a de romanesque et de romantique et qui aspirait vaguement à continuer le Musset des Contes et Nouvelles et le Balzac d’Ursule Mirouet et de la Grande-Bretèche.

Il fit les Contes à Ninon et Thérèse Raquin. Les Contes à Ninon étaient insignifiants comme fond, d’une assez agréable poésie de romance, caressante et fade, comme forme. Thérèse Raquin était un drame bourgeois, sombre et violent, sans nuances, dont j’ai entendu dire par une dame, à cette époque éloignée : « Ce serait bien ennuyeux, si ce n’était pas si triste. » Le don d’apitoyer par l’horreur se montrait déjà. Du reste, déjà, aucune espèce de psychologie. C’est là qu’on trouve, aveu naïf que l’auteur se serait gardé de faire plus tard : « Elle en vint à… par un lent travail d’esprit qu’il serait très intéressant d’analyser ; » et que l’auteur n’analysait point du tout. Il confessait que la seule chose à faire et qu’il reconnaissait qui eût été très intéressante à faire, il ne la faisait point et la laissait à faire à un autre.

Dans ces productions de jeunesse, qui ne furent point sans attirer l’attention, ce qu’on remarquait, c’était le talent de description, qui était très grand. Les objets sollicitaient vivement l’œil d’Émile Zola, comme celui d’un peintre. Il voyait avec netteté et surtout dans un grand relief les collines rousses de la Provence, comme les berges vert pâle de la Seine. Les choses avaient pour lui, non pas encore une âme, mais déjà une physionomie assez précise et surtout qu’il aimait à regarder et qu’il s’essayait à rendre.

Du reste, aucun souci n’apparaissait en lui de se faire des idées générales ou de se munir d’observations. Il lisait peu et uniquement des auteurs contemporains pour les traiter avec un mépris souverain dans quelques essais de critique ou plutôt de polémique littéraire. Il est évident que, non seulement il n’a jamais su un mot d’histoire, mais qu’il n’a jamais ouvert un historien, ni un auteur de mémoires. Pas un mot, non plus, de philosophie, à quoi, je crois, du reste, qu’il n’eût rien compris.

Cela se ramène à ceci : un romancier qui a pour premier soin de ne pas étudier l’homme. On étudie l’homme pour en avoir une idée bien incomplète, mais encore une idée ; dans les psychologues, dans les moralistes, dans les philosophes, pour voir quelle idée générale il se fait de l’ensemble des choses et par conséquent quelles sont les tendances générales, très différentes, du reste, de son âme ; dans les historiens, pour voir ce qu’il a été aux différents temps, ce qui élargit et complète et fait plus vraie la notion qu’on peut avoir de lui ; en lui-même enfin, ce qui n’est qu’une façon de parler et ce qui veut dire qu’on regarde avec attention ses amis, ses voisins et les gens que l’on rencontre.

Je ne crois pas que Zola ait jamais employé un seul de ces moyens d’observation. Il était de ceux qui, soit paresse d’esprit, soit faiblesse intellectuelle, soit orgueil, et je crois qu’il y avait quelque chose de tout cela dans le cas d’Émile Zola, n’aiment que leur métier proprement dit et n’aiment rien de ce qui y prépare et y rend propre ; n’aiment qu’à peindre, qu’à sculpter où à écrire, et n’aiment ni à regarder longtemps avant de peindre, ni à étudier l’anatomie avant de sculpter, ni à penser avant d’écrire. Zola écrivait comme le Méridional parle, par besoin naturel et sans se préoccuper de ce qu’il aurait à mettre dans ses écritures pour qu’elles eussent de la solidité et parussent au moins contenir quelque chose. Les années d’apprentissage d’Émile Zola sont, non seulement les moins méthodiques, ce qui serait peu grave chez un artiste, mais les plus vides, les plus creuses et les plus nulles de toutes les années d’apprentissage des écrivains connus.

II


Ainsi désarmé, il entra dans le champ de bataille vers 1870. À cette époque, il eut une idée, la seule qu’il ait eue de sa vie. Il s’avisa de l’hérédité. Avec un peu de Taine mal compris et peut-être de Claude-Bernard mal lu, et peut-être avec le souvenir d’une boutade de Sainte-Beuve : « Je fais l’histoire naturelle des esprits », il se dit que l’homme était le produit de sa race et un peu de son milieu, et il se dit qu’il serait intéressant de faire l’histoire d’une famille de 1840 à 1870.

Comme dit Joseph Prudhomme, au fond c’était superficiel ; autrement dit, en réalité, ce n’était que la façade de son œuvre. Il avait dans l’idée de peindre des gens de haute classe, des bourgeois, des ouvriers, des artistes, des paysans, comme tout romancier plus ou moins réaliste, et il trouvait ingénieux et de nature à donner un air scientifique à ses ouvrages, du moins aux yeux des commis-voyageurs, d’établir entre ces différents personnages des liens imaginaires et tout arbitraires de parenté et d’alliances. Personne, du reste, ne fit la moindre attention à cet arbre généalogique et on lut les diverses histoires des Rougon et des Macquart sans se préoccuper un seul instant de savoir à quel degré tel Macquart était parent de tel Rougon et comment tel Rougon était allié à tel Macquart.

De plus, Zola émit cette prétention que ses romans étaient des romans « expérimentaux ». On ne s’arrêta pas au non-sens de l’expression qui suppose que l’on peut faire des expériences sur les caractères des hommes, alors qu’on ne peut faire sur eux que des observations ; et l’on comprit que M. Zola voulait dire qu’il faisait des romans d’observation et fondés sur des documents, comme on en faisait depuis une centaine d’années.

Mais ce dont on s’aperçut surtout, c’est que personne ne se trompait plus que M. Zola sur ce qu’il faisait. Il se croyait observateur, documentaire et, en un mot, réaliste ; il était, il restait et il devenait de plus en plus un romantique en retard, mais un romantique effréné. Comme les romantiques, il n’avait aucun instrument psychologique ni le moindre souci d’en avoir un, et il disait lui-même ce mot ébouriffant de la part d’un romancier : « Je n’ai pas besoin de psychologie ». Comme les romantiques, il voyait gros, il voyait énorme ; la moindre taupinée était mont à ses yeux ; et il y avait entre les objets et lui comme un mirage qui les enflait, les renflait, les grossissait, les élargissait et les déformait.

Comme chez les romantiques et comme chez Victor Hugo en particulier, les hommes étaient peu vivants et les choses, en revanche, prenaient une âme, devenaient des êtres mythologiques et monstrueux, que ce fût le parc du Paradou, l’alambic de l’Assommoir, l’escalier et la cour intérieure de Pot-Bouille, le grand magasin du Bonheur des Dames, le puits de mine de Germinal, la locomotive de la Bête humaine.

Comme chez les romantiques, la description prenait le pas sur tous les sports littéraires, envahissait tout, absorbait tout, noyait tout, ruisselait à travers les pages, se répandait en flaques, en étangs, en lacs, en océans et en marais. Chateaubriand, Hugo, Lamartine, Balzac étaient dépassés et paraissaient maigres descripteurs, comme Jean-Jacques Rousseau avait paru tel auprès d’eux. Le « matérialisme littéraire », tant signalé par les classiques au début du romantisme, était porté à son apogée et au gothique fleuri succédait le gothique flamboyant.

Comme chez les romantiques, le pessimisme et la misanthropie coulaient, aussi, à pleins bords. Le monde entier pouvait dire en se regardant en ce miroir : « Jamais je n’ai été aussi laid. » L’homme pouvait se dire en lisant ces pages : « Jamais je ne me suis senti si méprisé. »

Il ne faut pas s’y tromper. Ceci encore est du romantisme. Malgré le grand optimisme ingénu de Victor Hugo, la mélancolie romantique n’est pas autre chose que misanthropie et pessimisme. La grande âme contemptrice et désolée de Chateaubriand, si souvent retrouvée partiellement par Musset, par Gautier, par Vigny, par Lamartine lui-même, le tempérament neurasthénique des romantiques, est l’âme même, intime et profonde, du romantisme ; et si Vigny est considéré à présent, plus que tout autre, comme le représentant du romantisme, c’est que du romantisme il a négligé le magasin des accessoires, mais exprimé plus fortement que personne l’esprit même.

Enfin, comme chez les romantiques, il y avait chez Zola le manque de finesse et l’horreur de la vérité. Comme l’a dit spirituellement M. Jules Lemaître, dès 1865 M. Zola était ce qu’il devait devenir, « déjà il manquait d’esprit ». Il en manqua toujours à un degré prodigieux et d’une manière excellente ; car à qui manque d’esprit les Français et même tous les Européens sont toujours très disposés à attribuer du génie. Toujours est-il qu’il en manqua. Toute raison aiguisée, toute pensée un peu déliée, toute observation même un peu pénétrante lui étaient absolument interdites. Je ne vois pas quelqu’un au monde qui ait été plus le contraire de Swift, de Sterne, de La Rochefoucauld, de La Fontaine, de La Bruyère et de Voltaire. Et voyez comme les choses s’éclairent par les contrastes. Prenez le premier venu des admirateurs de Zola, il vous dira : « Sans doute ; mais qu’est-ce que c’est que Swift, La Rochefoucauld, La Fontaine, La Bruyère et Voltaire, auprès de Victor Hugo, Balzac et Zola ? »

Et comme les romantiques il avait l’horreur même de la vérité. Les romantiques vivent dans l’imagination comme le poisson dans l’eau et ont la crainte de la vérité comme le poisson de la paille. Elle les gêne, parce qu’elle les limite, les réprime, les refoule et les étouffe. Elle les empêche d’inventer, de créer et comme de produire. C’est leur vocation, leur prédestination et leur office propre d’écarter la vérité après que, pendant une certaine période de temps, des écrivains, en s’y attachant trop, ont appauvri l’imagination d’un peuple et comme desséché son esprit. Rappelez-vous les imprécations de Lamartine, vers 1825, contre le temps du premier Empire. Ce n’est pas contre la littérature maniérée de cette époque qu’il invective. Eh ! non. Il la méprise silencieusement et (désormais) il l’ignore. C’est contre l’esprit scientifique. Ah ! l’horrible temps ? On n’y faisait que des mathématiques ! Le romantisme est un appel à la liberté du rêve et une insurrection contre le réel, la « soumission à l’objet » secouée violemment et écartée avec colère.

Chez Zola, même tendance. On a relevé des inadvertances et des étourderies de détail, la pêche des crevettes roses et le nouvel Opéra vu des hauteurs du Trocadéro, à une époque où il n’existait pas. Mais ce sont des riens. L’horreur de la vérité apparaît à ceci qu’avec une documentation assez consciencieuse et sérieuse, jamais, non jamais, ni un homme ni une femme ne nous apparaît dans un roman de Zola tel qu’il nous fasse dire : « C’est cela, je le connais. » Jamais d’aucun de ces personnages on ne s’avisera de dire : « Il semble qu’on l’a vu et que c’est un portrait. » Mauvais critérium ? Non pas ! Les personnages de Stendhal, comme ceux de Le Sage, nous font dire : « C’est lui ! Je l’ai vu ! Il était moins net dans la réalité ; mais je l’ai vu. » Les personnages de Molière et de Balzac sont grossis, amplifiés, élargis, déformés déjà, parce que Molière et Balzac ont de l’imagination, mais ils sont très vrais en leur fond et ils nous font dire : « Je l’ai vu. Il était moins grand, moins puissant, moins terrible, moins monstrueux dans la réalité ; mais je l’ai vu ; ou j’ai vu tel homme qui n’avait pas grand chemin à faire pour devenir Harpagon, Tartufe, le père Grandet, le baron Hulot. »

Les personnages des romantiques n’ont rien de cela (et qu’on ne m’accuse pas de mettre Balzac tantôt avec les réalistes, tantôt avec les romantiques ; on peut savoir que je le fais exprès, ayant toujours considéré Balzac comme étant moitié romantique, moitié réaliste, presque exactement), les personnages des romantiques sont des abstractions vivifiées, quelquefois magnifiquement, par le rêve. Les personnages de Zola sont des abstractions encore plus vides, vivifiées par un rêve triste de matérialiste grossier, au lieu de l’être par le rêve bleu d’un idéaliste en extase. Non seulement ils ne sentent pas la réalité, mais ils révèlent l’horreur qu’a leur auteur à l’égard de la vérité. Cela se voit à l’absence de nuances et à l’absence de complexité. La vérité humaine n’est que dans les nuances subordonnées à une couleur générale et dans la complexité subordonnée à une tendance maîtresse qui fait l’unité du personnage. Julien Sorel est avant tout un ambitieux ; mais il est aussi un amoureux, un rêveur, un poète, un ami et même un petit-maître. Dans les personnages de Balzac, déjà un peu trop ; dans ceux de Zola, extraordinairement et misérablement, l’être humain est réduit à une seule passion et cette passion à une manie et cette manie à un tic. Et le tic est un geste énorme, parce que l’auteur a une imagination grossissante en même temps qu’elle est pauvre et peu nourrie ; mais ce n’est qu’un tic. Édouard Ruel disait bien finement : « Mérimée dessine les hommes comme des marionnettes ; moins pour nous faire croire que ces marionnettes sont des hommes, que pour nous faire sentir que les hommes sont des marionnettes. » Les marionnettes de Zola sont des marionnettes colossales, mais comme marionnettes, elles ne sont pas des hommes et comme colossales, elles le sont encore moins.

C’était donc un romantique de second ordre, qui aurait paru très mince personnage, avec son style gros et lourd et incorrect, aux environs de 1830 ; mais ce qui est plus intéressant c’est de voir comment le romantisme s’est déformé en lui. Il s’est déformé de telle sorte que Zola sera un document d’histoire littéraire très intéressant pour qui se demandera vers quoi le romantisme tendait sans le savoir, à travers ses essors, ses envolées et ses splendeurs.

Il s’est déformé à travers le cerveau de Zola comme à travers celui d’un lecteur vulgaire, illettré et barbare, des romantiques en 1840. Figurez-vous un homme sans instruction, sans culture historique, philosophique et littéraire, ignorant des classiques français et des littératures étrangères, lisant les romantiques de 1830 sous le règne de Louis-Philippe. La grandeur mélancolique de Chateaubriand, la grandeur de promontoire solitaire, lui échappe ; la sensibilité amoureuse et religieuse de Lamartine lui échappe ou lui répugne ; la tristesse désespérée de Vigny lui échappe, non par elle-même, mais par la discrétion hautaine dont elle s’enveloppe ; la beauté sculpturale ou pittoresque de Victor Hugo et sa musique merveilleuse sont pour lui lettres hébraïques. Mais dans ces mêmes auteurs, ou encore mieux dans leurs imitateurs ridicules, le mot cru et gros, la couleur violente et aveuglante, la description acharnée qui ne demande à l’intelligence aucun effort et qui fait simplement tourner le cinématographe, le relief des choses, cathédrale, quartier, morceau de mer, champ de bataille, aussi l’imagination débordante et enlevante, qui vous entraîne vers des hauteurs ou des lointains confus comme dans la nacelle d’un ballon, toutes ces choses qui ne demandent au lecteur aucune collaboration, qui le laissent passif tout en le remuant et l’émouvant ; aussi et enfin une misanthropie qui ne donne pas ses raisons et qui ne nous fait pas réfléchir sur nous-mêmes, mais seulement flatte en nous notre orgueil secret en nous faisant mépriser nos semblables sans nous inviter à nous mépriser nous-mêmes : voilà ce que le lecteur illettré de 1840 voit, admire et chérit dans les romantiques ; voilà la déformation du romantisme dans son propre cerveau mal nourri, dans la misère physiologique de son esprit.

C’est une déformation moins misérable, mais à peu près semblable, qui s’est produite dans le cerveau d’Émile Zola. Tous les éléments romantiques se sont comme avilis et dégradés en lui. Le sens pittoresque est devenu en lui cette couleur grosse et criarde qui fait comme hurler les objets au lieu de les faire chanter, comme disent les peintres, dans une harmonie et comme une symphonie générale selon leurs rapports avec les autres objets qui les entourent. — L’objet matériel animé d’une vie mystérieuse, qui est peut-être l’invention la plus originale des romantiques et d’où est venue toute la poésie symbolique, est devenu chez Zola, souvent, du moins, une véritable caricature lourde, grossière et puérile et la « solennité de l’escalier » d’une maison de la rue de Choiseul a défrayé avec raison la verve facile des petits journaux satiriques. — La simplification de l’homme, réduit à une passion unique et dépouillé de sa richesse sentimentale et de sa variété sensationnelle, est devenue, chez Zola, une simplification plus indigente encore et plus brutale ; chaque homme n’étant plus chez lui qu’un instinct et l’homme descendant, en son œuvre, on a dit jusqu’à la brute et il faut dire beaucoup plus bas, tant s’en fallant que l’animal soit une brute et que chaque animal n’ait qu’un instinct.

Le pessimisme et la misanthropie romantiques si nobles chez la plupart des grands hommes de 1830, sont devenus chez lui une passion chagrine de dénigrement systématique, une passion d’horreur à l’endroit de l’humanité, qui a quelque chose de haineux, d’entêté, d’étroit, de sombre et de triste comme une manie, et qui en vérité chez Zola n’est qu’une manie d’aveugle ou de myope. On croit sentir chez Zola une manière de rancune amère contre une société, contre un genre humain plutôt, qui ne lui a pas fait tout de suite la place de premier rang à laquelle il avait droit comme de plain-pied. Nul homme, — ce qui ne m’irrite point outre mesure, et, après tout, on l’a pardonné bien facilement à Byron et à Henri Heine, mais ce qui me blesse cependant un peu, — n’a plus âprement et plus injustement calomnié son pays. Une partie du mépris que professent à notre égard les étrangers vient des livres d’Émile Zola. Je n’attribue pas à l’œuvre d’un romancier populaire tant d’influence internationale que je m’avise de protester ici avec indignation. Je n’ignore pas, non plus, puisque je l’ai dit assez souvent, que la satire est un sel salutaire ou une médecine amère, une sorte de tonique qui souvent a son bon office et plus d’efficace que les émollients et les solanées. Mais il faut qu’on sente chez le satirique un désir vrai, sincère et vit de corriger ses concitoyens en leur peignant leurs défauts ou leurs vices ; et il faut bien avouer que dans les livres de Zola on ne le sentait nullement, mais seulement une haine cordiale et un mépris de parti pris pour ceux dont il avait le malheur d’être né le compatriote, ou à peu près le compatriote ; et cela ne laisse pas d’être un peu désobligeant et un peu coupable.

Enfin ce goût de quelques romantiques, au nom de la liberté de l’art, pour le mot cru, la peinture brutale, était devenu chez Zola une véritable passion pour l’indécence et pour l’indécence froide et, si je puis dire, de sens rassis. On le sentait si calme en son travail, si peu fougueux, si éloigné de la verve débridée d’un Diderot, ayant, du reste, le soin d’insérer une scène de sensualité brutale dans une histoire ou un épisode qui ne la comportait nullement, qu’on le soupçonnait de viser à la vente en exploitant la denrée de librairie qui a plus que toute autre la faveur du public payant. Sans qu’on puisse, en conscience, rien affirmer à cet égard, cette manie ou cette adresse était singulièrement fâcheuse. Elle irrita les disciples de Zola qui, peu qualifiés, quelques-uns du moins, pour faire les renchéris à cet égard, se fâchèrent tout rouge et beaucoup trop, dans un manifeste resté célèbre, publié à propos de la Terre : « Non seulement, disaient-ils, l’observation est superficielle, les trucs démodés, la narration commune et dépourvue de caractéristique ; mais la note ordurière est exacerbée encore, descendue à des saletés si basses que, par instant, on se croirait devant un recueil de scatologie. Le maître est descendu au fond de l’immondice. »

Soustraction faite de la véhémence inséparable d’une rupture que, du reste, on voulait rendre éclatante, le jugement est presque juste et la condamnation n’est pas imméritée.

Ainsi s’était déformé et comme avili le romantisme aux mains d’un homme qui n’était pas capable d’en comprendre les parties hautes et qui était trop prédisposé à en saisir comme avec ravissement les aspects vulgaires, ou bien plutôt qui n’en pouvait comprendre que les dehors et était parfaitement inapte à en pénétrer le fond.

Aussi fut-il comme repoussé avec impatience par tout ce que la France comptait d’esprits élevés, délicats ou tout simplement lettrés. Scherer ne pouvait même pas en entendre parler ; M. Brunetière le combattit avec acharnement, et de sa longue campagne contre lui il est resté tout un volume : le Roman naturaliste, qui est un des meilleurs ouvrages du célèbre critique ; M. Jules Lemaître fut le plus indulgent et, dans son célèbre article de 1884, s’attacha surtout à « comprendre » ce que du reste il n’aimait pas et à faire comprendre ce que du reste il était étonné qu’on aimât. Il définit l’œuvre de Zola « une épopée pessimiste de l’animalité humaine », et c’était bien marquer avec douceur la limite au-dessus de laquelle Zola ne pouvait pas s’élever et dénoncer avec discrétion la prétention injustifiée d’un auteur qui prétendait bien écrire l’épopée de l’humanité elle-même.

M. Anatole France fut le plus dur, comme étant, de tous, le plus délicat, le plus délié, le plus subtil, et tout au moins, aussi lettré que tous les autres. Il dit, avec une colère qui est peu dans ses habitudes, particulièrement significative, par conséquent : « Son œuvre est mauvaise et il est un de ces malheureux dont on peut dire qu’il vaudrait mieux qu’ils ne fussent jamais nés. Certes, je ne lui nierai pas sa détestable gloire. Jamais homme n’avait à ce point méconnu l’idéal des hommes. »

Si Zola a tant déplu aux délicats et à ce qu’on appelait, au XVIIe siècle, « les honnêtes gens », pourquoi, ce qu’on ne peut nier, a-t-il eu tant de succès auprès de la foule ? D’abord, c’est à cause de ses défauts ; ensuite, c’est un peu à cause de ses qualités ; car il en a.

C’est à cause de ses défauts. La force brutale et le défaut de mesure ont sur les hommes à demi lettrés, ou qui ne sont point lettrés du tout, un prestige incomparable. La vérité plaît à un petit nombre d’hommes, l’hyperbole ravit la majorité des hommes. Les livres de Zola étaient une hyperbole continuelle.

La sensualité étalée fut une des causes aussi du succès de ces livres. Le public aime les ouvrages où un certain talent sert de passeport à la pornographie et excuse de la savourer. On n’avoue pas un livre purement sensuel ; on est heureux de pouvoir assurer aux autres et à soi-même qu’on a lu un livre licencieux à cause du talent qui s’y trouve. La dangereuse théorie de M. Richepin : « La pornographie cesse où le talent commence », dangereuse parce qu’elle n’est pas tout à fait fausse et parce qu’elle est enveloppée d’une jolie formule, sert de couverture à beaucoup de plaisirs secrets et peu avouables.

La misanthropie aussi, comme je crois l’avoir déjà dit, flatte tellement un lecteur peu averti qui s’excepte toujours de la condamnation portée contre le genre humain tout entier, que, si outrée et presque maladive et folle qu’elle fût chez Zola, elle ravissait d’aise et de joie maligne un public volontiers contempteur et prompt à reconnaître le prochain dans les plus noires peintures, sans songer que le prochain c’est le semblable. Enfin, une manie particulièrement française était délicieusement chatouillée dans les romans de Zola, le goût d’entendre dire du mal de la France. Le Français est le seul peuple du monde qui ait ce singulier goût ; mais il est chez lui extrêmement fort. On ne peut aller trop loin, en France, dans l’expression du mépris à l’égard du peuple français. Si Zola voulut faire l’expérience de dépasser la mesure, il dut voir qu’il était à peu près impossible de la dépasser et qu’elle est, pour ainsi parler, à l’infini.

Et il faut bien savoir dire que Zola dut son succès à un petit nombre de qualités très réelles. Il n’écrivait pas trop bien ; il écrivait d’un style déplorablement abondant, surchargé et alourdi, sans finesses et sans nuances. « Il a le style primaire », disait très finement, au contraire, Rodenbach. Mais il savait composer et il savait peindre certaines choses. Il composait fortement et lumineusement. Un peu de flottement et de « traînasseries » toujours, au milieu de ses romans toujours trop longs ; mais des débuts et des fins excellents. Songez au début de Nana et à la fin merveilleuse de Germinal, et à la fin, si prestigieuse, de la Terre. Il peignait les foules en mouvement d’une manière qui le met au tout premier rang. Rien ne vaut la descente des ouvriers, à la fin de la journée, par la rue Oberkampf, la lente coulée des voitures à travers les Champs-Élysées au retour des courses, la galopade furieuse des ouvriers révoltés dans Germinal, l’éternel va-et-vient des chevaux démontés, nuit tombante, dans le champ de bataille de Sedan, le « train blanc » de Lourdes et, à Lourdes aussi, le vent de folie extatique qui couche, relève et prosterne à nouveau la foule, avec ce cri monotone qui s’élève, s’enfle et roule dans l’air enfiévré : « Seigneur ! guérissez nos malades ! Seigneur ! guérissez nos malades ! »

Nul doute : cet homme était une manière de poète barbare, un Hugo vulgaire et fruste, mais puissant, un démiurge gauche, mais robuste, qui pétrissait vigoureusement la matière vivace et la faisait grimacer, mais palpiter, une sorte de démon étrange qui tenait le milieu entre Prométhée et Caliban, et, comme a dit très précisément M. Jules Lemaître, « il se dégage de ces vastes ensembles une impression de vie presque uniquement matérielle et bestiale, mais grouillante, profonde, vaste, illimitée ». C’est par ces morceaux où a passé souvent le souffle de Notre-Dame de Paris et de la Kermesse que Zola pourra se survivre dans les anthologies du XXe siècle, alors qu’on aura cessé de lire ses pesants volumes.

III


Vers la fin de sa vie, il perdit tout talent et peut-être sa fin prématurée, encore qu’elle nous ait douloureusement chagrinés, lui rendit-elle service. Il n’écrivait plus qu’avec ses procédés et ses recettes d’accumulation et de répétition, sans qualités de narration, ce qui, du reste, n’avait jamais été où il excellât, et désormais sans art de description, de dessin ni de couleur. Mais ce qu’il y a à remarquer ici, c’est que son caractère avait changé et aussi son point de vue. Il était devenu optimiste autant que Renan écrivant l’Avenir de la science ; il croyait au progrès, aux puissances de l’humanité pour devenir meilleure ou plus heureuse. 1848 renaissait en lui et Flaubert n’eût pas reconnu le Zola qu’il avait pratiqué. Il se construisit, pour soutenir et étayer ses nouvelles tendances, une philosophie très sommaire, faite de croyance en la science considérée comme devant renouveler l’essence morale de l’humanité et devant mener le genre humain à la moralité et au bonheur. En cette conception nouvelle, il procéda, comme précédemment, par affirmations énergiques, tranchantes et répétées, sans instituer une théorie qu’il eût été très incapable de concevoir et sans passer par des raisonnements qu’il eût été bien incapable d’enchaîner, ni par des observations historiques dont tout élément lui manquait. Il fut un très médiocre professeur de sociologie scientifique et d’éthique scientifique, comme on pouvait facilement le prévoir. Mais il fit, conduit par ces nouvelles rêveries un peu confuses, des livres qui, s’ils étaient de mauvais romans, étaient de bonnes actions. Tels Travail et Fécondité.

Comme artiste il était fini et unanimement considéré comme tel ; comme bon apôtre, locution dont j’écarte l’ironie, il commençait. Il était intéressant, du moins pour le psychologue, à suivre dans cette nouvelle voie qui l’aurait amené, peut-être, comme un Tolstoï, dont je crois bien que l’exemple l’hypnotisait un peu, à renier et à détester ses « œuvres de gloire ». Il n’a eu, dans cette dernière manière, que des tâtonnements qui n’attireront l’attention que de l’historien littéraire minutieux.

IV


C’était une force mal employée, d’abord parce qu’elle était gauche, ensuite parce qu’elle n’était pas dirigée par un esprit net, précis, mesuré, réfléchi, ni bien nourri ; peut-être aussi parce qu’elle l’était par un caractère orgueilleux, un peu ombrageux et un peu aigri ; mais ici, n’étant informé qu’à demi, je craindrais, en affirmant, d’être injuste. Il était puissant, puisqu’il a créé une école, en deçà et au delà de nos frontières ; aussi parce qu’il a suscité contre lui une réaction littéraire extrêmement vive ; car il n’y a que la force contre quoi d’autres forces réagissent. Il reste formidablement incomplet, comme tout le monde, sans doute, mais beaucoup plus, que ne le sont d’ordinaire ceux qui occupent un certain rang dans la célébrité. Je crois être sûr que la postérité sera étonné du succès qu’il eut, autant, peut-être beaucoup plus qu’elle le sera de celui de Dumas père. La gloire de ces romanciers populaires étonne la postérité, qui n’est composée que de délicats et même de difficiles, du moins quand elle regarde les morts. Elle dira sans doute : « Il ne fut pas intelligent ; il écrivait mal toutes les fois qu’il ne décrivait pas ; il ne connaissait rien de l’homme qu’il prétendait peindre, qu’il prétendait connaître et que, seulement, il méprisait ; il avait des parties de poète septentrional et un art de composition qui sentait le Latin ; et il savait faire remuer et gesticuler des foules. »

Et il est possible aussi qu’elle n’en dise rien.

ÉMILE FAGUET,
de l’Académie française.