Zoloé et ses deux acolythes/11

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De l’imprimerie de l’auteur (p. 111-118).

Partie de campagne.


Milord avait revu son banquier. Ces messieurs là sont honnêtes dans ce pays-ci, ils vous obligent volontiers pour de l’argent. Ainsi au moyen d’un intérêt un peu plus fort et de quelques bijoux déposés en nantissement, d’autres rouleaux de louis vinrent encore meubler la poche de Forbess et lui rendre sa bonne humeur et son amour ; l’Espagnol avait aussi employé la même ressource, Guilelmi en avait trouvé une dans l’espieglerie suivante :

Il avait connu à Milan un vieux juif nommé Piroto. C’était bien l’homme le plus complaisant de toute sa tribu. Jeunes gens qui voulaient se soustraire à l’économie de leurs pères, femmes au joug de leurs maris, moines qui avaient enlevé la caisse du couvent, domestiques qui avaient dépouillé leurs maîtres ; il accueillait bénignement, protégeait toutes les classes de la société ; et plus d’un prince Italien, d’un illustre cardinal s’étaient trouvés heureux d’avoir recours à son crédit et à ses immenses richesses : or cet honnête homme avait quitté Milan, lors des premiers troubles, et s’était fixé à Paris. Sa fille follement éprise de Guilelmi l’avait déterminé à s’établir dans cette capitale où son amant avait été envoyé en ambassade. Guilelmi à force de souplesse et de circonspection avait su captiver les bonnes graces de l’enfant de Jacob ; et la révolution ayant brisé toutes les lignes de démarcation de Prince et de Sujet, de Juif et de Gentil, rien ne s’opposait à la proposition de mariage du prince avec la gentille héritière de Piroto.

Elle fut agréée avec reconnaissance. On ignorait les liaisons et les pertes du rusé Italien. On remit à trois mois les engagemens définitifs ; il ne fallait guères moins que ce tems pour obtenir les papiers nécessaires à Guilelmi.

Le lendemain de son échec, à la pointe du jour, il arrive chez le futur beau-père. Surpris de le voir si matin, on lui demande ce qui l’amène : — Une affaire de la plus haute importance. Le gouvernement a admis ma soumission pour fournir l’armée d’Italie. Il y a des bénéfices immenses à faire ; voulez-vous être de moitié ? parlez. — Pourquoi non ? répond le bon Israélite, en se frotant les mains. — Il y a, ajoute l’Italien, une seule petite condition que mon amour, et non l’intérêt, me fait regarder comme indispensable. Vous me passerez promesse de me donner votre aimable fille en mariage à l’époque convenue, à peine de trois cent mille francs que vous déposerez chez un notaire et qui m’appartiendront, s’il y a obstacle de votre part à l’union projetée. — Et si l’obstacle vient de vous, monsieur le prince ?… — De moi, cher Piroto ! ah ! vous ne connaissez pas la passion qui m’enflamme pour l’adorable Déborah. Rien ne saurait la ralentir. En supposant que vous craigniez ces difficultés de ma part, hé bien ! votre dépôt vous est rendu, et vous en disposez.

La vue d’un gain présent et incalculable l’emporte sur les craintes de l’avenir. Un extrait de l’acte de dépôt est expédié et remis dans les mains de Guilelmi ; et avec ce titre important, deux cent mille francs lui sont comptés par un officieux banquier, à condition que les cent autres mille francs lui appartiendront pour risques, intérêt, etc. La spéculation était d’un succès certain. Car si les difficultés naissaient de Piroto, il perdait ses trois cent mille francs ; et s’il n’y en avait point, la dot de la belle juive était hypothèquée en nantissement du prêt. Il n’y avait qu’une chance à courir pour le bailleur ; c’était l’hypothèse où Guilelmi eût été assez insensé pour refuser lui même de réparer sa fortune, en contractant l’engagement promis. Or c’est ce qu’on ne pouvait raisonnablement supposer. Ainsi avec ses deux cent mille francs dont il consacre une partie à acheter une commission de fournisseur, et l’autre à remonter sa maison, Guilelmi reprend le train de prince, et peut se présenter de nouveau sur la ligne des concurrens qui aspiraient aux faveurs de la chère Zoloé.

Ce fut chez elle que Milord arrangea avec ces dames et les favoris en activité, une promenade champêtre à quelques lieues de Paris. Forbess y a métamorphosé l’abbaye de B… dont il s’est rendu acquéreur, en une charmante habitation. La maison est magnifique ; les jardins sont vastes et agréables, les alentours délicieux. Le noble lord a ajouté à tout cela des embellissemens de tous genres, surtout dans le goût anglais et italien. Au château sont attenants un parc bien planté, bien peuplé ; des étangs très-poissonneux, un terrein considérable couvert de vignoble et de riches moissons. Malgré sa dissipation, Forbess aime la culture, l’entend et s’y livre, dans ses momens de calme. Un si beau domaine ne devrait-il pas combler tous les desirs de son heureux possesseur ? mais, non, rien ne suffit aux goûts dépravés ou inconstans des hommes, ils préfèrent courir après un vain fantôme de félicité qu’ils ne saisissent jamais.

La frivolité de ces femmes ne les empêcha pas d’exprimer vivement leur surprise, en arrivant dans cette riante retraite. Le bon ordre et la magnificence des appartemens, l’art de la culture porté au plus haut degré, la diversité des promenades, les perspectives, les bosquets, les ombrages excitent leur enthousiasme.

Rien en effet n’est plus propre que la nature parée de tous ses charmes à produire dans les ames engourdies des sentimens d’admiration. La chasse, la promenade, la danse, la pêche, la liberté et la bonne chère ; tels sont les amusemens des oisifs dans une campagne : ils furent ceux de la société, plus les jouissances privées dont nous ne dirons rien.