Zoloé et ses deux acolythes/13

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De l’imprimerie de l’auteur (p. 125-138).

Scène anglaise.


Ces dames étaient levées depuis longtems et très-impatientes. L’humeur se peignait dans leur physionomie ; quelques baisers, les saillies de Milord au déjeuner, les protestations de Fernance et l’empressement de Guilelmi la firent disparaître. Les cieux étaient sans nuage, pas un soufle d’air, l’ardeur du soleil embrâsait l’atmosphère ; les dames n’avaient garde de s’exposer à ses rayons. Le relâchement du genre nerveux invite au repos. On préfére donc de ne rien faire et de causer. On parle de Romans : matière intarissable pour l’éloge et la critique, la pétillante Volsange se déclare contre l’anglomanie. Elle réduit en poudre tous ces pompeux galimatias d’invraisemblances, entassés dans les romans modernes, resassés sans cesse et travestis par nos auteurs d’un jour. Ces tours, ces souterrains, ces descriptions hideuses, ces tourmens qui n’ont jamais existé que dans les cervelles dérangées des romanciers, lui paraissent autant d’insultes faites au bon sens. Forbess soutient l’honneur de la littérature anglaise, il a pour lui l’opinion de Zoloé et celle de Lauréda. Guilelmi et Fernance se renferment dans la neutralité. L’amour propre de Milord est atteint au vif. Il promet de s’en venger, et il tient parole.

On se rappèle que son habitation fut jadis un couvent. Or dans ce couvent, il y avait des souterrains ; et cela pour cause : ils n’ont pas été comblés. En moins de soixante heures, les batteries sont dressées, les rôles distribués et la pièce jouée. Le dénouement doit être terrible ; personne d’initié au mystère ; ni Lauréda, ni Zoloé, ni leurs Agréables. Mais un mot sur le dîner.

Jamais on n’avait étalé tant de magnificence qu’à ce festin ; on y avait prodigué les productions les plus délicates de toutes les parties du monde. Bacchus lui même semblait y avoir présidé, et pour le choix des vins et pour l’ambroisie des liqueurs. Elles coulaient avec une abondance, avec une suavité à laquelle il était impossible de résister. Le dîner se prolongea longtems et délicieusement.

Bien de plus souverain pour en calmer la conflagration, que la fraîcheur des bois, la faculté l’a dit ; et l’expérience l’a prouvé. On s’achemina donc sous le paisible ombrage des chênes, et des hêtres, chaque dame escortée de son cavalier. Peu à peu, les couples se divisent, s’isolent ; le besoin s’enflamme, on meurtrit la verte fougère, on recommence, on se repose ; puis on pense à se réunir. Milord se lève, donne la main à sa compagne. Volsange apperçoit, au clair de la lune, des ruines. — Ceci, dit-elle, dépend-il de l’abbaye ? — Certainement, répond Forbess : je tiens de mon intendant que c’est ici le chef-lieu du grand chapitre. — Pourquoi l’avoir détruit ? les restes annoncent de la magnificence. — Vous ne voyez pas tout. Ces débris masquent une jolie cabane.

En effet en perçant un fouré de broussailles, on voyait sortir et s’élever à vingt pieds de terre une espèce de chaumière. L’isolement du lieu, les pâles rayons de la lune qui tombaient obliquement sur le toit de paille noire ; léchant lugubre des hiboux, quelques rocoulis d’oiseaux tapis dans les feuillages, les insectes qui bourdonnaient un son plaintif, donnaient à ce sauvage asyle un aspect effrayant et provoquaient aux plus sombres pensées. Milord ne disait rien, la main de Volsange, auparavant si décidée, tremblait dans la sienne. — Où me conduisez-vous, Forbess ? Serait-ce dans un tombeau ? — Quoi ! Volsange a peur ! où est votre intrépidité ? ne craignez rien, il ne faut pas juger sur les apparences. Il pousse le loquet d’une porte mal assemblée, et les voilà dans une petite pièce d’une propreté charmante. Les meubles étaient assortis à la demeure. La lumière vacillante d’une lampe l’éclairait. Volsange admirait avec attendrissement le portrait d’un hermite pleurant sur les faiblesses de ses jeunes ans. Tout à coup la lumière s’éteint, elle appèle Forbess ; un silence profond. Le plancher s’enfonce, elle tombe assez rapidement dans une profondeur. Étourdie de la chûte, ses sens l’abandonnent. Son réveil est pénible. Elle ignore où elle est, depuis quel tems elle habite ce caveau. — Ô cruel, ô barbare ! s’écrie-t-elle à travers de longs sanglots ; c’est donc ainsi que tu réalises ta vengeance ! rassasié de mes plus tendres prédilections, tu me plonges dans un tombeau ! Je n’ai donc passé par toutes les vicissitudes de la prospérité humaine que pour être enterrée vivante ! Et vous le souffrez, vous mes amies, vous les compagnes inséparables de mes plaisirs ; et vous n’arrachez pas le cœur de l’inhumain qui a ourdi cette infâme trahison !… Oui, vous vengerez votre amie… Puissent tous les fléaux de la justice humaine et divine l’écraser à la fois ce monstre !… Malheureuse ! à quelles vaines déclamations tu te livres ! Songe à mourir, à te reconcilier avec le ciel. Hélas ! oui, je l’ai offensé… Mourons dans cette prison ténébreuse… jeunesse, beauté, plaisirs, tout est enfouie dans cet abîme ! Le néant va s’emparer de mon être !… Je n’ai que des horreurs en perspective. Cette pensée lui coupe la parole, elle retombe une seconde fois évanouie.

Enfin un soufle bienfaisant ou quelque alkali administré d’une manière subtile la rend à elle même. Hélas ! c’est pour déplorer son malheur. Est-ce une lumière qu’elle entrevoit de loin ; ou ses yeux fascinés lui font-ils illusion ? Cependant insensiblement la faible lueur augmente, et il lui semble que de tems en tems des figures hideuses en interceptent la communication. Elle croit entendre des gémissemens qui se prolongent dans la caverne, et le roulis des chaînes traînées pesamment. Un silence profond et effrayant succède à ces lugubres sons. Un violent coup de tonnerre qui se répète au loin interrompt seul ce calme affreux. Un effroi involontaire fait frémir tous ses membres ; des éclairs sillonnent la nuit de cet antre infernal : qu’apperçoit-elle ? des squelettes décharnées s’avançant lentement sur elle : ils s’arrêtent à trente pas, et une voix fulminante qui semble sortir de dessous terre, lui adresse ces paroles : « Volsange ! répons-moi !… as-tu vu la mort ! as-tu contemplé ses horreurs ? me voilà… Comme toi, je fus favorisé des plus riches dons de la nature ; j’eus de la fortune, de la beauté, des talens, des amis ; je m’enivrai des plaisirs, de la gloire, des jouissances de tous les genres. On vantait mon esprit, on encensait jusqu’à mes défauts, on jetait un voile sur mes faiblesses, les roses naissaient sous mes pas, tous mes jours étaient un cercle d’amusemens et de délices ; le bonheur paraissait en permanence sur ma tête : un soufle a renversé tout cet édifice. Vois ce qu’il me reste. Attouche ces ossemens qui soutiennent les débris de mon être… » Et en même tems le fantôme s’approche dans son appareil lugubre, « Ciel ! ciel ! s’écrie-t-elle avec un accent de désespoir, épargne à mes yeux cet horrible spectacle. Malheureuse ! j’habite l’empire des morts… » Les éclats rédoublés de la foudre, les voûtes de l’infernal souterrain qui paraissent s’écrouler, les flammes qui voltigent de toutes parts, les gémissemens qui se font entendre, glacent sa langue. Une sueur froide coule sur son visage ; la nature épuisée par des émotions si vives succombe. Ses couleurs si fraîches et si belles disparaissent ; son teint est livide ; ses yeux éteints annoncent que sa dissolution est consommée.

C’est alors que le féroce anglais éprouve à son tour la rage du désespoir. Son amour propre lui avait fait inventer ces moyens de terreur. Il ne voulait qu’effrayer sa maîtresse ; et il l’a tuée. Ô qui pourrait décrire ce qui se passe dans son cœur ? L’enfer s’en est emparé et y exerce tous les supplices. Il vomit mille imprécations contre lui-même. Il appèle à son secours. L’écho seul de ces profondeurs lui répond et ajoute aux horreurs dont il est environné.

Cependant il approche une main tremblante, il la porte sur le cœur de Volsange ; il croit y sentir un reste de chaleur et un léger mouvement. Encouragé par une lueur d’espérance, il se hâte de la tirer de ce funeste lieu ; il charge sur ses épaules ce précieux fardeau, et va le déposer, sur l’herbe. À genoux devant son amante, il invoque pour elle le père de la nature. L’haleine des zéphirs se fait sentir ; peu-à-peu, la fraîcheur de l’air, les sels raniment les parties subtiles de ce corps engourdi, la chaleur se dilate ; il apperçoit un mouvement ; Volsange vit, ouvre les yeux. — Où suis-je ? d’où viens-je ? ô dieux ! en apperçevant Forbess, encore un monstre !… — Mon amie, mon adorable amie, peux tu méconnaître Forbess ; chasse de vaines terreurs ; c’est ton amant qui l’en supplie… — Toi, mon ami, mon amant !… barbare ! toi qui m’as livrée aux furies de l’enfer ! retire-toi, ame féroce. Lâche égoïste ! porte ailleurs tes secours et ton encens. Ou si tu veux me rendre un service, donne-moi la mort, et délivre moi de l’horreur de te voir.

C’est en vain qu’il implore son pardon, qu’il embrasse ses genoux ; ni les larmes, ni les prières, ni les promesses ne peuvent ramener cette fière maîtresse. L’amour-propre est piqué au vif ; jamais femme n’a pardonné une pareille blessure. Enfin ne pouvant la calmer par les voies douces et amicales, Forbess s’irrite à son tour ; il saisit son bras, et l’entraîne au château malgré elle. Depuis plus de deux heures, on les y attendait avec impatience, les plaisans se promettaient bien de s’amuser aux dépens des tardifs par toutes les questions et les propos badins qu’on adresse aux amans. Mais en voyant entrer Volsange pâle, décolorée et dans l’attitude d’une femme excessivement agitée ; en examinant ensuite l’air consterné, abattu et les yeux enflammés de milord, on se douta bien que le bosquet avait été le théâtre de quelque scène extraordinaire. Volsange les tira bientôt d’incertitude en déclarant ce qui s’était passé, et qu’elle allait quitter sur le champ l’infâme, le scélérat, comme elle l’appelait.

Inutilement les amis s’efforcent de concilier ces esprits altiers. Après mille débats, ils obtiennent seulement que Volsange diffère jusqu’au lendemain son départ ; ce qu’elle effectua dès l’aube du jour. La société ne tarda pas à la suivre. Milord ne vit plus qu’avec horreur ce séjour qu’il trouvait naguères si plein de charmes. Il revint aussi étouffer dans le tumulte de la capitale son chagrin et ses remords.